Lettre sur la force du fait accompli

Cher frère,

J’espère que par chez nous tout va bien. Ici le chantier est presque terminé, dans trois-quatre semaines je vais devoir décider de rester ou de ramasser mes billes et rentrer. J’ai déjà ma place assurée sur le prochain d’après le contremaître (une clinique d’enfantements non-humains dernier cri, ça devrait payer gras). Dis-moi où on en est niveau finances, que je sache quoi dire quand on me demandera.

Un bien joli barnum ce chantier, surtout une fois qu’on sait pourquoi diable on s’envoie tout ça. Après je suis payé, rien à redire, mais enfin, sacré foin pour trois fois rien. Planté à plein flanc de falaise, enfin à flanc d’immeuble, d’ailleurs ça a dû coûter cher d’indemniser les propriétaires des fenêtres donnant sur le dehors de la Ville (un grand luxe). Perchée donc là notre serre, sur un nid de colossaux madriers en acier, si géant que de loin les poutres larges d’un mètre sont dans ce bazar de métal comme les simples brindilles d’une cahute de moineau. Dessus ce gros roncier de fer, une grande dalle, assez pour un petit village, avec autour des murs de verre aux colombages de métal, très hauts, qui se courbent passés les cent mètres pour se recoller à la Ville qui a retrouvé sa pente après la portion de falaise. Et dans ce gros ver carré vitré, collé contre la ville-montagne, tous les cinq mètres un sol organique reconstitué, avec greffés dessus encore plus de tuyaux que ce qu’on peut avoir d’intestins et de boyaux. Et tout ça pour, accroche-toi bien, de la patate des Mascareignes. Un spécimen très tendre, et surtout bleu, donc très pratique pour composer les jolies assiettes des restaus comme il faut. Je sais pas bien qui en mange, personne sûrement en dessous de la Ville Haute et des quelques niveaux juste avant. Mais ça en fait déjà du monde, dans cette ville peuplée comme vingt pays, surtout que c’est pour ceux qui payent pas que pour avoir, mais aussi pour montrer qu’ils ont. Enfin. Et tu t’imagines même pas les canalisations qu’il a fallu s’envoyer : c’est qu’il faut chauffer fort tout le morceau pour que les duchesses patates poussent bien comme elles font chez elles, sous les Tropiques. Je serais pas étonné de coupures dans le quartier une fois l’engin démarré. Connaissant la cervelle du patron, il a dû déjà prévoir le coup, et proposer deux-trois petites centrales pour compenser. Un sacré taupier notre sachem, crois-moi, et qui connaît la musique : dans ce bazar monstre, il faut toujours exploiter tout ce que tu connais, et tout de suite.

Mais assez parlé de choses sérieuses, il faut que je t’en raconte une bonne, un de celles qui n’arrivent qu’ici. En bref, les hauts quartiers de Babel manquent de marmots (histoire de flemme surtout je pense, pour les galipettes et pour la grossesse). Sauf que certains des plus-assez-en-forme-pour-en-faire font partie des encore-assez-en-forme-pour-en-vouloir, et parmi la floppée de solutions ici dans ces occurrences, il y a l’adoption. Or je t’ai déjà dit combien ici ça adore l’exotique : alors l’un des nec plus ultra de la mode, c’est l’adoption à l’étranger. Mais bon l’homme ne se refait pas, alors disons que parfois, l’enfant n’est pas vraiment orphelin, et que parfois même les parents bien vivants ne sont pas vraiment d’accord non plus pour le laisser adopter. Alors un temps ça passe sans bruit, mais un jour des parents carottés de leur engeance s’avisent d’en informer leur communauté ici et, manque de pot pour les indélicats du jour, c’était tout sauf de la plèbe. Petite parenthèse sur la tribu en question : pas nombreux mais diablement malins, ils ont misé sur l’aura de magie de leur coin d’origine : et les voilà bombardés tireurs de cartes des bourgeoises ennuyées. Et là, pas fous : pas de flambe, et des investissements bien pesés, en utilisant les relations et les conseils des maris des greluches dont il se foutaient (et, dit-on, qu’ils foutaient). Alors les voilà et bien introduits, et le derrière bien assis. Pas une communauté puissante dans l’absolu, pas une de celles qui font basculer les grands procès : mais il était grand temps pour eux de lancer une petite offensive, avec les bons alliés, histoire de montrer les muscles. Alors ils mettent dans le coup une paire de pontes des tribunaux, plus des élevages d’orphelins des quartiers du bas, et deux-trois gros parieurs de procès d’en haut : avec tout ça contre une pauvre paire de pékins pas préparés, ils arrachent sans problème un arrêt qui interdit « l’adoption de tout orphelin non prouvé » (ni une ni deux, cinq pour cent de marché en plus pour les experts en identification de parenté, ce qui fait dire à mon petit doigt qu’eux aussi ont dû participer).

Tout de même, un brin rétrograde leur mayonnaise je trouve, car après tout, si un marmot avec darons veut se faire adopter quand même c’est bien sa liberté non ? Ou alors il est leur propriété tant qu’ils ont pas canné ? Remarque ça me va, j’ai rien contre, mais bon, c’est pas toujours tout bien aligné dans leur tête.

Enfin bref, voilà donc une nouvelle règle, et fédérale s’il te plaît (ça veut dire pour tout Babel, pas juste tel ou tel coin). Sauf qu’ici, j’ai l’impression que rien n’est jamais d’équerre pour longtemps. C’est même comme s’ils pouvaient rien encaisser qui soit réglo sans l’envoyer voler illico, pour refaire une autre règle, et de nouveau elle aussi l’envoyer valser…

J’arrive à mon affaire.

Qu’est-ce que j’entends hier ? Un petit couple gentillet a décidé que bon, tant pis, ils avaient envie, et ils sont tout simplement allés adopter quand même, dans un pays loin d’ici à l’est, un enfant non seulement pas orphelin homologué, mais pas orphelin du tout, comme l’ont tout de suite vu des journaleux partis plus tard vérifier : papa, maman, mamie aussi à la maison, deux frères, et en bonus une petite sœur en chemin. Deux belles fleurs de nave me diras-tu sans doute, qui s’en vont prendre le procès de leurs aïeux. Que nenni frangin : des visionnaires ! Et des plus matois !

Car que font-ils au retour de leur barbotage en règle d’un autrui marmot ? Ils demandent, tiens-toi bien, une allocation de leur quartier pour le gamin ! Mais attends, mieux, bien mieux encore : l’allocation en question de leur quartier, c’est pour la… grossesse ! Ils réclament ni plus ni moins que le biffeton de la lapine dont ils ont carotté le lapereau ! (Carotté ou acheté, tu me diras, j’étais pas là, et on trouve toujours assez pauvre pour vendre n’importe quoi) Alors, pour leur allocation de grossesse, on leur demande, bien sûr, le papelard de la grossesse, et bien sûr eux ils n’en ont pas puisque pas de grossesse pour eux : et là il ne mentent pas, ils font pas faire un faux, oh non, ils leur racontent tout ! Tout, même le coup de l’orphelin pas prouvé ! C’est pas comme chez nous, « ni vu ni connu je t’embrouille », c’est « vu et connu, je te préviens que je t’embrouille » !

Ni une ni deux on leur refuse leur alloc’ (mais sans rien leur dire alors que bon, c’est pas comme s’ils avaient fait un truc interdit) et là frangin étage de plus dans le divin culot, dans l’estomac invincible, dans le menton matador : ils portent plainte contre le sous-traitant en charge de l’attribution, pour leur avoir refusé leur allocation ! Parce que vois-tu, c’est pas égalitaire, de pas leur en donner une à eux aussi, sous prétexte que c’est pas eux qui ont pondu : ils sont une famille comme les autres, donc ils doivent avoir les mêmes droits que les autres.

Alors moi, le jour où un collègue qui vient de chez nous m’instruit de cette superbe carabistouille, au début je l’envoie paître, pas crédible son machin ! « Eh bien, qu’il me dit, demain viens avec moi, procès à neuf heures au tribunal juste à côté du chantier, c’est comme ça que je l’ai su ». Le lendemain jour de relâche et drache de mes grands dieux, alors je me laisse embarquer : quitte à s’ennuyer, autant le faire au sec et au chaud.

Je te raconte pas le tableau ! Mieux que les combats de coqs les procès ici ! C’est pas monotone comme chez nous, un simple rabâchage des lois qu’on connaît tous bien, à force.

Parce que là, tu t’imagines qu’on va leur dire que c’est marre, non seulement ils kidnappent mais en plus ils demandent non pas qu’on autorise mais qu’on finance, à ce niveau-là c’est demander le beurre et l’argent du beurre, les miches de la crémière, le sourire du laitier, et en prime un remboursement de la capote par le cocufié ! Et bien non, deuxième que nenni !

Arme ton violon, ça sort la soupe à la larmiche. Parce que vois-tu frangin, cet enfant il est là n’est-ce pas, il a sa chambre, son petit doudou, ses petits parents-chouraveurs qui l’aiment vois-tu, et lui aussi il les aime, la preuve il l’a dit ! et même que les experts ils sont d’accord ! Alors, on ne va pas refuser la réalité ! Grand roi des mots ici, la « réalité », mieux : la « vie » ! Un jour je t’en irai me tambarder un pékin au hasard pour me défouler, puis je dirai « c’est la réalité, c’est la vie ! maintenant que ça y est et qu’il a déjà plus ses dents et que c’est la vie, pourquoi diable m’envoyer en tôle, qu’est-ce que ça va changer à la réalité ? »

Parce que ça marche ! Oui, a dû penser l’arbitre, oui c’est vrai qu’il est là ce petit, et ses parents l’aiment vu qu’ils pleurnichent pour un petit biffeton pour l’élever, même si bon vu le voyage qu’ils se sont payé pour s’en aller « l’adopter » ils doivent pas vraiment manquer, mais après tout c’est leur droit, leur droit de famille qui existe dans la réalité ! Alors petit un, maintenant même si tu adoptes tu as l’allocation de grossesse, et petit deux, eh bien une fois que tu l’as adopté c’est pardonné de barboter le marmot d’autrui, du moment que le gamin est certifié content (et devine qui paie le certifiant…)

Pour tout te dire je caresse un peu des projets d’oufissimes truanderies dans le genre, pas à la violence je n’aime pas ça, mais tout dans le feutré, le légal même. Ça irait plus vite que de trimer, je te le dis. En plus on sort d’une guerre au pays : je suis d’office assuré d’une vague de larmicheries. Je songeais à jouer par exemple, pour brasser beaucoup d’argent, et me faire d’un côté une dette ici, en vous envoyant de l’autre tout le palpable, et puis après dire que la réalité c’est que je peux pas payer, et donc qu’il faut tout effacer. Alors c’est certain faut pas taxer un requin, ici aussi c’est un mauvais choix de carrière. Mais une petite banque ou même une petite vieille : et une fois que je dois tellement que je deviens un mort-vivant, je demande qu’elle m’efface l’ardoise la bourgeoise (bourgeoise pas en vrai, trop bien conseillées ces donzelles-là : mais bourgeoise par rapport à moi, le surendetté réfugié, comme je me présenterai).

J’ai bien un peu de remords, je pense à maman, qui aurait dit que ça ne se fait pas, et c’est vrai. Mais bon, si ici ça se fait ? Mieux, je t’ai dit, frouiller c’est encouragé, applaudi ! Regarde les deux parents-chouraveurs, on en fait « des défenseurs des droits des familles, de toutes les familles » ! Pas aisé de rester réglo dans ces conditions. Ça ronge, de se décarcasser, de trimer, et de voir que c’est la frouille qui est favorisée, et officiellement : c’est pas comme chez nous que les malins sont trop malins, c’est que ici les malins sont les héros ! Et c’est justice : si le but c’est de toujours changer les règles, alors c’est bien naturel de dorloter ceux qui les cassent.

En tout cas franche rigolade au tribunal, on a failli se faire éjecter par les agents de sécurité. Mais quand même, je me languis le retour. Dis-moi vite où ça en est, nos comptes.

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