Lettre sur une soirée qui a mal tourné

J’ai bien eu raison d’aborder la dernière fois mon idiotie : clairement, le mal va croissant.

Non, on n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Et, cette fois non plus, ce n’était pourtant pas bien compliqué de s’assurer que les choses puissent bien se passer.

Avec l’ami que j’étais allé voir lors du périple que je te narrai la dernière fois, nous étions depuis trop longtemps sevrés de relations, disons, galantes. Nous vivons tous deux dans des quartiers plus avancés que la moyenne (exception faite, bien entendu, de la Ville Haute et du Paradis), où la libéralisation de la séduction et de la sexualité est déjà vieille de plusieurs décennies. Or, et c’est à Babel une règle évidente bien que tue, à chaque reflux des contraintes morales sous l’action de la lune des libérations qui, cycle après cycle, révèle à nos yeux émerveillés un pan nouveau de notre existence, succède un flux, une floraison de profits et de normes sur la plaine déboisée de ses lois, et semée pendant la pleine anarchie de contentieux à régler et de frustrations à soulager – l’un et l’autre moyennant finance, cela va sans dire. L’euphorie du bris des chaînes laisse sa place à une conscience essoufflée, alourdie des nouvelles frasques permises : et si on les autorise dans le cadre des normes nouvelles, le bain moral se raidit toutefois, comme par compensation.

Aussi est-il fréquent, pour la jeunesse babélienne lambda, de gagner régulièrement des quartiers libéralisés sexuellement depuis peu, afin de pouvoir profiter de leurs quelques années de liberté réelle. Liberté non pas normative, car les normes, lorsqu’elles sont de celles qui se généralisent, le font à Babel extrêmement vite – à mes dépens, comme tu le verras. Mais, l’être humain étant malgré tout un peu lent à la détente, surtout dans les classes qui ne sont pas chaque jour conseillées par leur avocat, disons que l’on parvient à vivre un certain temps insoucieux déjà de la vieille morale, et inconscients encore de l’empire nouveau du tribunal.

Nous nous rendîmes donc, il y a quatre jours, une dizaine de niveaux plus bas, à l’à-pic exact de mon quartier ; nous nous installâmes ensuite en haut d’un escalier, épaule contre épaule, nos regards perdus dans la nuit, vers le désert dont nous savions qu’il était là, infini et muet, derrière l’éternel mur de fumées que nous révélait la lumière de la Ville, et qu’agitait de volutes crasseux un de ces vents originaux qui, s’enroulant autour de Babel, en touillent doucement la gangue de vapeurs noires. En silence, nous ingurgitâmes au pas de charge la quantité de liqueur bon marché nécessaire à l’ivresse ; puis nous nous mîmes en quête de quelque salle de danse à écumer – et, quitte à filer cette métaphore bien peu galante, à la manière de pêcheurs partis au grand large, nous envisagions de rentrer bredouille avec bien moins de philosophie que s’il ne s’était agi que d’une petite partie au bas de chez nous. Brassés dans une marée ivre de jeunes gens issus de tout un pan de la Ville qui, pour quelques années, convergera dans ce quartier pour se, disons, socialiser, nous finîmes par repérer un écueil à l’abord si ce n’est avenant, du moins acceptable.

Nous payâmes le prix d’entrée, salé comme de l’eau de mer (désolé), puis franchîmes la seconde porte ; presque instantanément, nous fûmes happés, séparés, tourneboulés par le maelström de musique, de sueur, d’ivresse et d’abandon qui rugissait alors dans la vaste salle, plongée dans une obscurité rayée de lumières colorées, et déchirée par moments de grands éclairs blancs.

J’ai souvenir d’un chant enjôleur et vainqueur, que poussait vers le triomphe un rythme aux muscles gonflés, scandé par des notes en oriflammes mauves, effilées, criardes et prégnantes. Puis vinrent une plainte, languide et triste, entrecoupée d’une guerre de cymbales défigurées et de tambours à gros calibres ; une lamentation amoureuse assez ridicule, dont la langueur atteignait à la caricature, guimauve musicale arrosée d’évocations grasses ; et un drôle de chahut agité, un trille de basses aiguës aux accents de comptine, un charivari désordonné de cours de récréation, mais avec des voix suggestives, et des paroles dépassant de loin la suggestion. Je me souviens aussi d’un morceau étonnant, tout fluorescent d’enfance, avec comme des cloches adoucies qui annonceraient un gâteau d’anniversaire, en arrière-fond une petite fille qui pépie, et tout à coup une femme qui chante, fait vibrer les murs, le sol et nos corps de son appel à une sorte d’arrivée, ou de retour. Et cet air sourd, murmuré en regardant d’en bas, et zébrés de sons artificiels, comme si la musique nous revenait de miroirs déformants, éclatée en longues plages comme par un tain concave, ou bien resserrée en arcs électriques, telle un corps réduit au filament par une glace convexe ; des basses au son de bronze mou rythmaient comme une démarche de modèle, de dieu du moment ou de déesse de la nuit, avec un début de sourire en coin, d’œil plissé ; et ces voix cuivrées au fer blanc, réverbérées comme si elles-mêmes étaient l’écho, le soupir lointain d’un monde d’or, de brillant et de gloire qui semble nous tendre la main, tenir en une simple oscillation coordonnée de nos corps, ne serait-ce que quelques minutes, avec l’être de nos rêves qu’évidemment nous séduirons, démontrant ainsi notre génialité.

Génialité ou non – et ma stupidité désormais confirmée invite plutôt à la seconde option –, je finis enlacé et entremêlé avec une jeune femme dont ma mémoire me raconte qu’elle était, du moins physiquement, tout à fait ce qu’il me fallait. L’alcool multiplié par la fatigue aidant, et après des heures d’un déhanché de plus en plus approximatif et de minauderies chaque fois moins cohérentes, je finis par convaincre ma splendide et sublime partenaire que nous gagnassions ensemble un hôtel, si ce n’est son domicile. Cette dernière option choisie de par sa proximité, nous y courûmes presque et, une fois lu et vérifié le contrat sexuel qu’elle avait sorti de sa table de nuit, je le signai après elle, et passai ensuite au remplissage de mes toutes fraîches obligations contractuelles.

Or, il s’avère que le moyen de contraception mécanique dont nous étions convenus, disons, pareil à une digue submergée sous une exceptionnelle marée, se rompit ; or je l’avais sorti de ma poche, et en avait endossé par contrat la responsabilité. D’abord oublieux du versant normatif, et soucieux surtout d’une éventuelle paternité à vrai dire peu désirée, je commençai par être stupide de nouveau, et me débarrassai du contenant défectueux comme d’un porte-malheur : voilà qui me privait de toute expertise, au cas où le responsable soit tout simplement la mauvaise conception, et donc le fabriquant ; bien joué. Inconscient de ma situation donc, je lui demandai, timidement mais un peu brusquement, si elle accepterait de prendre un contraceptif hormonal d’urgence, prévu justement pour ce genre de situation, et qui assurerait que la fécondation n’aurait pas lieu.

J’aurais dû utiliser l’un des siens, d’autant qu’elle me l’avait proposé  !

Tout à fait naturellement car c’est son droit (et d’ailleurs n’avais-je pas moi-même pris le temps de lire et de relire le contrat qu’elle me proposait?), elle y consentit à la condition que je signasse une promesse de prise en charge des éventuels coûts physiologiques et psychologiques du contraceptif d’urgence – que, bien entendu, il me reviendrait par ailleurs de payer.

Désormais on ne peut plus dégrisée, elle eut l’amabilité de m’arranger son petit canapé, pour que je pusse y passer les quelques heures nous séparant encore de l’ouverture des échoppes d’apothicaire – heures dont la poignée de dialogues courtois, puis le silence endormi, furent d’une netteté morne toute administrative, sans affection ni acrimonie. Nul sentiment à éteindre ; une simple impulsion, qui plus est bien davantage recherchée que trouvée, et vite douchée par cette autre impulsion, bien plus impérieuse une fois le désir assouvi, qu’est la peur, froide et sourde, des conséquences.

Nous allâmes donc au matin acheter le contraceptif, dont je choisis le plus cher parmi ceux que je pouvais raisonnablement me payer ; et, après contrôle de l’apothicaire qui s’assura qu’elle l’avait bien ingéré et le notifia par écrit, je repartis avec en poche mon exemplaire de notre nouveau contrat en vertu duquel, en échange de sa prise certifiée du contraceptif à ma charge afin de réparer mon manquement à la clause contraceptive de notre contrat précédent, je m’engageais à l’indemniser des effets que pourrait avoir sur elle le contraceptif – effets qui seraient évalués par un médecin et un psychologue certifiés.

Ces contraceptifs étant plutôt sans conséquence à court terme – le seul qui sera évalué –, je ne risque à vrai dire pas grand-chose. Mais, entre cette angoisse on ne peut plus évitable, mon opportunité si peu exploitée et la brutale chute au beau milieu de ma galanterie longtemps rêvée, tu conviendras que je n’avais pas tort de rappeler ce que peut coûter l’étourderie, surtout dans cette Ville qui accouple si bien l’incertain et le calculé.

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