Cher frère,
J’espère que de ton côté tout va bien. Pour moi, pour tout te dire, jamais j’avais eu autant l’impression de faire le tapin du démon, de le laisser me souiller jusqu’au fond pour l’or, l’or, cet or qui avachit tout !
Pardon d’attaquer si sombre, mais c’est une vraie sombre horreur qu’on bâtit en ce moment. Une « clinique d’enfantements non-humains », d’abord j’avais cru à un banal hall à vétos : c’est à la mode ici de dire « non-humains » ou « animaux non-humains » pour « animaux ». Alors officiellement c’est parce que l’homme est aussi un animal, mais je me dis que c’est surtout en fait parce que ça lui plaît, de se faire des nœuds à la cervelle, de pondre des floppées de mots pour rien… non, par pour rien, tiens, ça leur plaira à nos amis des animaux : ces mots vides qu’il invente sans arrêt, ça lui sert surtout à faire le beau, comme un chien !
Dans cette « clinique », les non-humains, c’est plutôt des presque humains, à qui ils ont fait je sais pas quoi qui leur a comme vidé le crâne, arraché la douleur et les sentiments, et les a rendus tout dociles, plus doux encore que l’agneau. C’est tout récent comme invention, l’usine qu’on installe est la deuxième seulement. Oui, une usine : on ne va rien enfanter crois-moi, on va fabriquer. Toute ma vie je me souviendrai de cette semaine où on a installé, dans un couloir long comme une vie sans femme, trois rangées étagées de cuves en verre, couvertes de boutons de commande et de tuyaux, où ils mettront en culture ces pauvres choses, en attendant de les « enfanter », de les arracher à cette machine qui les aura enfantés comme le moule accouche du vase… Ce malaise de quand tout le monde sait qu’on est tous en train de tremper dans le sale, le vaseux, même pas le sanglant ou le bon vieux défendu, vraiment le vaseux, plein de glaires et de bulles crasseuses… On a bien essayé nos blagues de tous les jours pour combler le silence, mais on a fini par plus rien dire et juste accélérer, pour vite être débarrassés… et, surtout, ne pas se demander, ne pas deviner pourquoi ils se donnent la peine de produire ces…
Mais je voulais justement te raconter une de ces histoires qui a réussi à bien nous amuser et que, du coup, on s’est répétée le soir, autant qu’on pouvait. Y’a quand même du bon dans ces procès spectacles.
Un procès fameux, dans un quartier lointain mais qui a passionné toute la Ville. Et il l’aura bien fait gigoter, cette tumeur colossale, cette tripe obèse avachie sur sa montagne, confite dans son or !
Trois fois trois fois rien, au début : un pékin entend dans la rue un autre pékin promettre à son chien un biscuit s’il est sage dans le transport. Trempé de justice comme toi et moi on l’est d’eau après une averse, notre premier pékin, grand défenseur des droits universels, choisit alors de sacrifier du temps à la vérification de que le pauvre opprimaté à quatre pattes ne sera pas trompé, et qu’il aura bien ce que lui a promis son compagnon humain : il reste donc dans le transport, même après son arrêt. Encore un qui a du temps à perdre, et surtout pas besoin de trimer pour manger, penseras-tu : mais attends.
Comme le dernier des mouchards, notre pékin au cœur d’or (c’est le mot) suis donc le chien et son maître et là évidemment, l’humain ne donne pas son biscuit au pauvre toutou, qui a pourtant été sage, oui, plusieurs témoins le certifieront au tribunal, il a été sage, comme une image ! Pire, frangin, pire ! Le pauvre animal non-humain avait tellement souffert déjà, que pour lui c’était naturel, « intériorisé » comme ils disent : il n’a même pas osé réclamer sa récompense !
Alors là, bien sûr, tellement plein d’empathie qu’il en a presque chougné, mais surtout très conscient des droits de tout le monde partout et tout le temps, notre défenseur décide illico de prendre des contacts parmi les témoins de la terrible opprimation (témoins qu’il promet de payer bien sûr, non, pardon, d’ « indemniser », maître mot !), puis d’aller voir un avocat, pour rétablir la justice.
De quoi se mêle-t-il me diras-tu : mais du droit universel ! Car après tout, la promesse au chien était un contrat : « si t’es sage t’auras un nonosse », c’est comme « si tu répares ma cuisine, je te paye » ! Parce que les chiens, tous les non-humains souffrent, on le sait, et donc il sont nos égaux, alors il faut respecter nos contrats avec eux, aussi. Grand principe ici, la souffrance qui anoblit !
Mais tu me diras qu’il peut pas porter plainte le caniche, et tu as raison. Mais beaucoup de fous ou de comateux peuvent pas vraiment non plus : alors c’est souvent leur famille qui s’en occupe mais, en fait, tout le monde peut les défendre, puisque le droit est universel. A Babel, n’importe quel pékin qui voit un type sans défense se faire emmerder, a le droit de porter plainte au nom de l’opprimaté. Oui, si je vois une brute tambarder un attardé, je peux illico me déclarer défenseur et allez poursuivre le bourreau au nom de la victime, et même sans lui dire pour empêcher qu’on la menace. Et je peux le faire même si j’ai juste entendu une insulte, une « violence verbale », et si elle est gratinée, pas besoin que la victime soit là pour l’entendre, qu’elle se soit faite insulter en face : ce qui compte, c’est sa dignité. (Y’a d’ailleurs des disputes cocasses quand on a plusieurs défenseurs pour la même victime et même pour la même violation de ses droits, mais c’est une autre histoire). Bref, pour les chiens, rien de différent : ils souffrent donc il faut les défendre, et comme ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes, hé bien n’importe qui le peut.
C’est beau et logique, alors, que demande le peuple ?
Et en plus, c’est gratuit ! Parce que les défenseurs des droits d’autrui, vois-tu, ne sont même pas payés ! Chapeau les gars ! Ils sont juste indemnisés, pour leur temps perdu. C’est tout. Une indemnité… proportionnelle à ce que doit raquer le bourreau une fois condamné, pour, vois-tu, faire contribuer l’opprimaté « à hauteur de ses moyens » : pas du tout pour rémunérer le défenseur au résultat ! Je t’avais dit : « indemnité », maître mot !
C’est vrai beau.
Et vois-tu, notre défenseur du jour était vraiment très, très serviable, tout le temps, et donc très expert (on dira qu’à force de sauver les gens, il était devenu secouriste). Il ne faisait d’ailleurs que ça de sa vie, défendre les droits des autres, et même, dans son cas, les droits des bêtes seulement (pardon, des animaux non-humains) : alors heureusement qu’il les avait ses indemnités, sinon de quoi il vivrait ? La générosité, ça nourrit pas son homme ! Sauf à Babel : alors, vivent les indemnités !
Ils sont un essaim de plus en plus nombreux, à rôder dans les quartiers moyens pour « constater des violations des droits », et barboter le pauvre type qui fait le pas de travers au mauvais endroit, au mauvais moment (dans les quartiers moyens, parce que plus haut tout le monde est farci d’avocats, et plus bas les pénalités sont trop basses pour « couvrir les frais »).
Et autant te dire que le pauvre pékin qui a oublié de donner le susucre, ça lui a coûté cher. Grosse pénalité, et pas juste pour rupture de contrat, mais pour en plus atteinte à la dignité ! Parce que Babel sait bien qu’il a fait ça par préjugé, et que ça n’a rien à voir avec essayer de pas payer son plombier : et quand on combat un préjugé il faut taper encore plus fort, on est plus dans la réparation, on est dans la rééducation ! On lui a même enlevé son chien, comme on enlève un enfant à ses parents qui le tambardent, ou dans certains quartiers qui ne lui donnent pas de petit frère, et on l’a placé dans des refuges pour « animaux non-humains maltraités ». Je te parie un bras qu’ils doivent mettre des billets pour aider aux procès ces refuges, c’est comme ça, ici tout se tient et va dans le même sens.
Et puis côté réputation, vu comment l’histoire a émoustillé les journaleux, là aussi il a pris cher, et encore, heureusement qu’il a une chance d’être lavé par notre oubli, avec tous ces procès qui s’enchaînent et s’enchaînent. Mais en attendant, s’il a pas de réserves, un petit exil risque de s’imposer pour lui, parce que bonjour pour trouver du boulot quand y’a écrit « opprimateur » sur ta face. Même pas la faute des patrons : il suffit qu’un journaleux en rade passe devant chez vous et capte votre employé opprimateur pas oublié, et vous êtes bon pour un torrent de boue et de glaviots, qui attirera la meute de rats en recherche de procès que vous perdrez, parce que tout le monde vous hait !
Remarque bien le raffinement frangin, regarde ce que c’est, la civilisation : on n’attend plus un moment de faiblesse pour te dépouiller à coups de latte, on attend une erreur pour te détrousser à coup de procès. C’est moins violent, moins salissant, et puis ça génère tellement de boulot ! C’est ça le progrès : pour régler les problèmes, on passe des bagarres à un contre un aux procès à dix contre dix en moyenne, et encore, sans compter les arbitres, le personnel du tribunal, les journaleux qui blablatent, les intéressés extérieurs qui viennent miser leur billet, etcétéra : tellement de boulot à partir de rien, et pour la justice, si c’est pas tout beau !
Alors, tu comprends, le temps de finir, je suis de plus en plus discret, on ne sait jamais. C’est aussi pour ça qu’on ne dit rien sur ces pauvres choses qu’on va produire, dans cette usine de malheur, sur ces « non humains » : il suffit de lâcher la mauvaise pensée devant un indigné indemnisé, par exemple quand je te dis que c’est des « pauvres choses », et voilà le procès arrivé car après tout, eux aussi on le droit d’être défendus dans leur dignité, etcétéra.
D’ailleurs cet indigné pourrait être un mercenaire de l’usine, ou de qui sait qui d’autre ! C’est si commode, de pouvoir agir au nom d’êtres qui ne peuvent rien dire. De vrais béliers de siège, maniables, dociles, silencieux.
Mais enfin, comme disait maman, on peut rien y faire, alors mieux vaut en rire qu’en pleurer.
Et dans quelques mois, j’en aurai fini.
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