[note pour le lecteur : ce texte est la seconde partie d’une étude dont la première peut être consultée via ce lien]
II) Guerre juridico-informationnelle et conséquences
La grande offensive lancée contre le monopole de la faction bleue sur le marché de l’adoption importée est intéressante à deux titres: elle illustre les modalités des conflits intraoligarchiques babéliens, mais aussi les conséquences démesurées que peuvent entraîner ces conflits sur les alliés extrababéliens des différents réseaux oligarchiques.
Nous présenterons d’abord la préparation de l’offensive puis son déroulement (A), avant de décrire l’effondrement rapide que causa à Ishtar la chute brutale de son économie adoptive (B), puis de revenir sur la manière dont les factions coalisées recomposèrent à leur profit une nouvelle filière d’importation d’enfants étrangers (C).
A) Refonte des perceptions et armement d’un procès
Selon cet art de la guerre intraoligarchique qui prit forme dès lors que Babel fut entrée dans son âge classique, les autres grandes factions coalisées lancèrent leur attaque dans les deux dimensions les plus favorables à l’offensive : l’opinion, et le tribunal.
Dans un premier temps, et d’une manière particulièrement agile qui mériterait sans doute une monographie, la coalition diffusa sur près d’une année, de manière légère mais par une très grande multiplicité de supports, à la fois la croyance en un redressement alimentaire de l’Etat d’Ishtar, et donc en la fin de la mort de masse d’enfants dans cette contrée, et celle en la douceur toute édénique des orphelins issus d’un lointain pays forestier, paré de toutes les idées babéliennes sur l’innocence naturelle de l’humanité – ce pays a reçu des études babéliennes le nom de Pardès, son nom originel étant lui aussi perdu.
En parallèle de cette préparation cognitive de la réorganisation du secteur de l’adoption importée, fut montée l’offensive juridique dont notre « Lettre sur le fait accompli » rappelle le souvenir1. Les factions coalisées retournèrent à leur profit les natifs d’Ishtar vivants à Babel « en propre », c’est-à-dire ayant immigré sans avoir été adopté – les orphelins adoptés ayant pour leur part tendance à s’agréger plutôt à la communauté de leur famille d’accueil, en général issue des classes supérieures voire très supérieures, tout en profitant bien entendu de leur aura de rescapé. Ces immigrés ishtarotes autonomes avaient, assez curieusement, exploité la renommée de leur petit pays pour, à partir des récits un peu fantasmés diffusés par la faction bleue, se forger une réputation d’occultistes de salon – la pratique ludique de rites dits traditionnels ayant toujours été une des façons, pour les classes les plus élevées, de pratiquer cette « consommation ostentatoire » dont parlait Thorstein Veblen, ou encore cette « distinction » dont parlait Pierre Bourdieu : il s’agissait de montrer que l’on pouvait se permettre les plus exotiques des excentricités. Les individus en question, déjà installés, avaient tout intérêt à voir stopper l’afflux en provenance de leur contrée, afin de garantir leur rareté et, partant, la cherté de leurs services ; de plus, ils obtinrent en échange de leur concours la préservation par la contre-campagne médiatique visant Ishtar de la réputation de ce pays en matière de science occulte : seule la perception de sa situation alimentaire serait reformatée ; enfin, et surtout, ils n’avaient nullement les moyens d’empêcher pareille opération et, dans ces cas-là, la stricte rationalité commande de participer afin d’obtenir quelque chose de l’inévitable.
C’est donc ainsi qu’eut lieu le procès relaté dans la lettre que nous avons publiée, lancé au moyen d’un citoyen d’Ishtar se plaignant d’avoir vu son enfant adopté sans son consentement – adoption et plainte arrangées, bien évidemment – et conduit en apparence par les Ishtarotes immigrés ; procès dont l’arrêt final posa comme condition à toute adoption la preuve du caractère d’orphelin de l’enfant adopté : plus de 80% des enfants importés depuis Ishtar n’étant pas orphelins, c’était signer la fin de l’adoption importée de masse. L’image du pays dans l’opinion babélienne ayant de plus été reconfigurée, il n’était pas non plus possible de passer à une adoption de luxe, plus réduite, mais mieux rétribuée, et donc toujours rentable. La faction bleue eut l’intelligence de le comprendre immédiatement, et de cesser du jour au lendemain la commande de tout nouvel adopté ; elle comptait sur la déstabilisation profonde de l’État d’Ishtar pour réduire les risques de procès de sa part devant les tribunaux babéliens pour la rupture brutale des contrats de long terme qu’elles avaient signés, et qui fixaient pour dix années un flux d’enfants minimum garanti de part et d’autre.
B) Conséquences sur place : explosion démographique
Or, du fait de la colossale asymétrie avec Babel, l’économie d’Ishtar s’était rapidement structurée autour de l’élevage et de l’exportation d’enfants vers la Ville Universelle. L’État avait pris un rôle moteur en mettant en place des centres dédiés, et en y rétribuant un nombre important d’hommes et surtout de femmes pour générer un maximum d’enfants à envoyer ensuite à Babel : au moment de la rupture, on estime à plus de 30 000 les femmes employées dans ces établissements d’État et vouées exclusivement à la reproduction pour l’exportation. La fin des contrats avec Babel jeta évidemment ces femmes, ainsi que le millier d’hommes chargés de les féconder, dans la misère ; mais, surtout, elle priva Ishtar d’un afflux massif de la si précieuse devise babélienne.
Or, selon la célèbre mécanique du syndrome hollandais2, l’afflux de devises par le secteur de l’adoption avait, peu à peu, détruit l’économie de production d’Ishtar, le réduisant à la dépendance dans de nombreux domaines vitaux – et, notamment, dans l’alimentation. Aussi, l’ironie tragique de cette affaire est que la fin de la réputation d’Ishtar comme pays de la famine eut lieu au moment même où, l’argent n’étant plus là pour importer des denrées, le tiers de sa population périt de faim en quelques années – le temps pour une agriculture vivrière de se reconstituer, et pour la population de revenir à ses niveaux d’avant l’essor. L’excédent de population né de la prospérité étant encore jeune au moment de l’effondrement, les morts furent en immense majorité des adolescents et des enfants : cruelle ironie, ici aussi.
Au cours des troubles civils occasionnés par la famille, l’élite traditionnelle, complètement prise de court par les événements, finirait piégée dans sa capitale, et massacrée en quasi intégralité – dénouement qui, retirant leurs anciens alliés susceptibles de les attaquer devant les tribunaux, ouvrit la voie à une intervention humanitaire financée et menée par les membres de la faction bleue, qui en profiteraient pour prendre le contrôle presque direct du pays et en faire, à terme, un des greniers à blé de Babel.
C) Second temps : retournement de l’interdiction et filière en condominium
Pendant ce temps, à Babel, la seconde phase du plan des factions coalisées contre la bleue fut enclenchée, par le lancement du procès dont la « Lettre sur le fait accompli » est le récit vu d’en bas : un couple fut poussé à adopter un enfant non orphelin en provenance du Pardès, et à ouvrir eux-mêmes un procès en demandant une indemnisation de grossesse – chose alors encore jamais vue pour une adoption3.
Il était évident dès son édiction qu’à terme, la limite mise à l’adoption à l’étranger serait levée : il avait fallu la coalition de la majorité des oligarques de la Ville pour l’imposer, et eux-mêmes ne pouvaient pas tenir longtemps sur cette ligne qui contredisait à la fois des principes incontestés et des pratiques répandues. Aussi le retournement ne fut-il qu’une formalité, quand bien même l’aplomb du couple ayant servi de prétexte a pu laisser pantois le rédacteur de la lettre que nous avons publiée : il n’est pas plus fantasque que les prétextes diplomatiques qu’on trouve aux guerres longuement préparées.
Aussi, après que le procès eut autorisé à nouveau – et définitivement – l’adoption d’enfants non orphelins (et y compris contre le consentement des parents, au nom de l’égalité de l’enfant), les factions coalisées organisèrent une guilde commune ayant le monopole de l’importation d’orphelins depuis le Pardès, en gardant ostensiblement hors du marché la seule faction bleue : et la correspondance des grands oligarques membres de cette dernière montre qu’ils comprirent parfaitement de quoi il retournait – ils devaient d’ailleurs commencer à ce moment de discuter l’éventualité de l’abandon de leur monopole sur les interventions extérieures, qui était le vrai nœud du problème.
En conclusion, deux conséquences sur le marché de la filiation de la rupture brutale
Nous signalerons seulement ici deux évolutions issues directement de la fin brutale de l’économie de l’adoption à Ishtar, et qui concernent au premier chef le marché de la filiation.
Premièrement, la grande famine consécutive à l’effondrement de son économie d’État adoptive entraînant une grande émigration hors du pays d’Ishtar, dont une part significative prit la route de Babel – que les Ishtarotes savaient la plus ouverte à tout afflux de main-d’œuvre. Des marchands des bas niveaux organisèrent alors un réseau d’adoption illégale depuis la fraction de la Plaine où s’établirent les moins chanceux, et en direction des quartiers tenus par la plèbe qui, pour des raisons encore non identifiées, était particulièrement désireuse de se fournir en enfants issus d’Ishtar.
Secondement, et une génération à peine après l’avoir transformé en grenier à blé, la faction bleue ferait d’Ishtar un des hauts lieux de la première industrialisation de la location d’utérus, redonnant ainsi pour une vingtaine cinquantaine d’années à ce pays un rôle central dans la vaste économie de la filiation organisée par Babel à l’échelle de la Pangée entière.
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1 La vision portée par cette lettre est celle d’un travailleur du bâtiment qui, bien entendu, n’avait absolument pas accès aux informations lui permettant d’identifier les causes réelles du lancement de ce procès – l’information étant à Babel une des ressources les plus coûteuses, elle fait partie des plus inégalement réparties.
2 Nommée ainsi en référence à la situation dans lequel la découverte de gaz naturel dans la Mer du Nord a placé les Pays-Bas, la « maladie hollandaise » désigne le mécanisme par lequel un avantage compétitif fort dans un secteur entraîne un afflux de devises étrangères pour acheter le produit compétitif (ressource naturelle notamment), entraînant ainsi une forte appréciation de la monnaie du pays, et par conséquent une baisse de sa compétitivité et donc la destruction progressive du reste de son économie productive – par baisse des exportations autres que celle du produit particulièrement compétitif puis par hausse des importations.
3 Il faut noter que, évidemment, des adoptions d’enfants non orphelins s’étaient poursuivies durant l’interdiction, mais seulement à titre individuel et pour des foyers particulièrement aisés : mais il n’y a avait plus de filière formellement organisée et de grande ampleur.