Le quartier de la « République de tous les animaux » (première partie)

Dans la seconde moitié de l’âge pangéique[1], un quartier babélien parmi les plus avancés de la Ville Basse – situés deux niveaux seulement en-dessous de la Ville Haute – lança une profonde refonte de son système normatif en se proclamant « République de tous les animaux ».

L’objectif de cette réforme était aussi simple que débordant de conséquences : élargir aux animaux non humains les droits octroyés aux êtres humains, au motif que les uns comme les autres étaient capables de souffrance, et donc disposaient à la fois d’intérêts à faire valoir, de préférences, ainsi que de droits – à la vie, à la sécurité, etc.

Les « animaux non humains » furent simplement divisés entre « animaux non humains « citoyens » pourvus des mêmes droits que les habitants humains, et « animaux non humains non citoyens », pourvus pour leur part des mêmes droits que les visiteurs temporaires[2].

Cette innovation fut en premier lieu l’occasion de l’établissement d’un clientélisme similaire à celui de la Rome antique, avec des tuteurs humains entretenant des animaux « citoyens » pour augmenter leur poids social (I). Mais, et alors même qu’elle repose sur des principes fondamentaux de Babel (II), l’ambigüité des conséquences à long terme de cette innovation en a fortement limité la diffusion (III).

I) Un nouveau clientélisme

La première façon d’analyser ce projet socio-politique est de le décrire comme une résurgence du clientélisme au sens romain, avec des tuteurs humains entretenant des animaux non humains en vue d’accroître leur pouvoir (A) ; nouveau clientélisme qui permit l’émergence de tout un secteur de services permettant la gestion de cette nouvelle source de pouvoir.

A) L’exercice des droits des animaux domestiques par leur tuteur

En effet, l’inclusion des animaux au titre de leur sensibilité à la communauté babélienne impliqua nécessairement de les définir comme des sujets de droits, et de définir par ailleurs ces derniers.

Pour ce qui est des animaux dits « domestiques »[3], on leur octroya le statut d’animal « citoyen », statut se fondaient sur le fait qu’ils vivaient en société avec la population babélienne au même titre que n’importe quel autre habitant, ne serait-ce que parce qu’ils étaient d’authentiques colocataires d’au moins un babélien. Appartenant pleinement à la société, ils devaient recevoir tous les droits correspondants.

Cependant, faute de langage, il leur était évidemment difficile de plaider eux-mêmes en justice, ou même simplement de pouvoir être informés de leurs droits. Au-delà de tout le versant éducatif de cette inclusion des animaux domestiques à la société civile babélienne – éducation tant des animaux que des humains –, il apparut ainsi nécessaire de procéder à une adaptation normative du statut «  citoyen » octroyé aux animaux domestiques ; adaptation qui prit la forme d’une désignation systématique, pour chacun de ces citoyens non humains, d’un tuteur humain, dont les droits et obligations furent calqués sur celui du tuteur d’un humain dépendant – handicapé ou enfant.

Cet octroi de droits et d’un tuteur aux animaux domestiques motiva une refonte et un élargissement des prérogatives dont le tuteur légal pouvait se prévaloir afin d’assurer la défense des droits du (ou des) citoyen(s) dont il avait la tutelle (prérogatives qu’il se devait, bien entendu, d’utiliser non pas en vue de son propre intérêt, mais bien de celui de son pupille) : il lui fut ainsi octroyé une voix supplémentaire par pupille tant dans les différents votes que pour les enquêtes d’opinion, ainsi que le droit de défendre devant les tribunaux une action collective les regroupant, lui et un ou plusieurs de ses pupilles

B) Un nouveau mode de pouvoir à l’origine d’un nouveau secteur économique

La conséquence directe et immédiate de l’octroi de droits d’un statut dit « citoyen » aux animaux domestiques fut la possibilité offerte à tout citoyen du quartier de la « République de tous les animaux » d’accroître son pouvoir social, électoral et légal en entretenant une vaste ménagerie dûment certifiée.

Nombre de très riches habitants du quartier allouèrent ainsi une voire plusieurs de leurs propriétés à l’entretien d’un nombre importants d’animaux domestiques, en vue d’augmenter leur poids politique, médiatique et judiciaire. Cet entretien devint rapidement l’occasion de la naissance d’un marché d’acteurs spécialisés dans l’optimisation du poids obtenu – qui dépendait de la somme des sensibilités des animaux domestiques entretenus (sensibilités très approximativement calculées, nous le verrons) – en fonction des ressources monétaires et foncières disponibles.

Cette stratégie ne resta pas cantonnée aux plus grands oligarques et fut également adaptée, à leur échelle, par les classes simplement aisées, et même par la frange supérieure des classes moyennes – chez qui l’adoption d’un animal domestique particulièrement sensible, difficile à obtenir du fait des normes strictes à respecter, devint un marqueur social équivalent à la propriété de son logement ou d’un véhicule.

Tout un secteur économique se structura : prospecteurs chargés de sélectionner les animaux à adopter, architectes et dessinateurs d’intérieur spécialisés, animateurs animaliers et, bien entendu, vétérinaires. On estime à une moyenne de 3 % annuelle la croissance économique générée au niveau du quartier entier par le seul essor de ce secteur spécifique (dans les cinq premières années ; lors des dix suivantes, cet apport de croissance tomba peu à peu à 1%).


[1] L’âge pangéique est celui précédant l’effondrement de la civilisation babélienne.

[2] Il est à noter que cette distinction entre « habitants » et « visiteurs temporaires » était au même moment remise en cause, voire annulée dans certains quartiers : nous espérons trouver des sources concernant un quartier ayant à la fois aboli cette distinction et celle entre « animaux humains » et « animaux non humains ».

[3] Le terme d’ « animal domestique », que nous conserverons par commodité, n’était évidemment pas accepté dans le quartier de la République des animaux et, par diffusion, dans plusieurs quartiers babéliens : de l’ « animal non humain citoyen » à l’ « animal cohabitant », Babel montra une fois encore sa très particulière créativité sémantique.

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