[note pour le lecteur : ce texte est la seconde partie d’une étude dont la première peut être consultée via ce lien]
II) Une évolution fondée sur deux principes consubstantiels à la société babélienne
Une autre façon d’aborder l’étude de cette « République de tous les animaux » est de la considérer comme une application logique des principes sur lesquels est fondée la société babélienne.
En tout premier lieu, et nous le rappellerons sans le développer tant ce principe est fondamental : toute question s’envisageait à Babel du point de vue du ou des individus qu’elle affectait ou pouvait être amenée à affecter – et exclusivement de ce point de vue.
Une fois rappelé ce principe simple que l’on retrouve pour ainsi dire au cœur de tous les débats babéliens, il faut développer ceux, plus complexes, de la sacralité de la souffrance (A), et de la valeur intrinsèque de toute remise en cause d’une catégorie existante – ici celle de l’homme, entendu comme une catégorie distincte au sein du monde animal (B).
A) La centralité de la souffrance
Le rapport de Babel à la souffrance était plus ambigu qu’il n’y paraît. L’idée selon laquelle c‘était sa capacité de souffrir qui conférait sa dignité à un être disposait en effet, d’après une étrange symétrie, d’une contrepartie selon laquelle la réduction de la souffrance faisait partie des objectifs supérieurs de la société[1].
Réduisons cependant le champ de nos considérations à l’équivalence entre capacité à souffrir et légitimité à recevoir des droits – idée familière aux lecteurs de notre travail, depuis l’un des propos rapportés dans notre livre d’après lequel « toute souffrance est sacrée » au correspondant de la « Lettre sur un défenseur des droits » faisant de la « souffrance qui anoblit » un « grand principe [de Babel] ». Si ce principe d’équivalence n’avait jamais été formulé directement et officiellement avant les réclamations d’extension des droits humains aux « animaux non humains » – du moins, d’après les sources dont nous disposons –, il était indéniablement présent depuis les débuts de l’âge classique babélien : arguer de la souffrance occasionnée par la privation d’un droit encore non reconnu avait toujours compté parmi les arguments les plus efficaces des avocats babéliens dans la conquête des droits nouveaux.
Une remarque subsidiaire s’impose quant à la définition extrêmement large de la souffrance, du fait du relativisme revendiqué de Babel et de sa réticence aux distinctions de catégories : dans les faits, le concept de « souffrance » s’étendait au stress, au mal-être, etc. Les méthodes cognitivo-quantitatives d’évaluation de la souffrance et du mal-être animaux n’étant, à l’époque, pas encore développées, leur mesure était encore entièrement aux mains des vétérinaires, qui ne pouvaient guère fournir qu’une estimation assez grossière et, in fine, binaire, en ce qu’elle se réduisait au constat de la souffrance, sans pouvoir réellement la quantifier – point fondamental sur lequel nous reviendrons.
B) La valeur intrinsèque de toute remise en cause d’une catégorie
Par ailleurs, dans sa volonté affirmée d’éliminer petit à petit l’ensemble des préjugés de ce qu’elle nommait « monde d’hier » dans son vocabulaire, Babel accordait une valeur intrinsèquement positive à toute remise en cause d’une catégorie, définition ou distinction existante ; valeur qui se traduisait notamment par le bénéfice de réputation qu’obtenait celui qui formulait cette remise en cause, ainsi que par l’avantage décisif que cette dernière conférait, le cas échéant, dans le cadre judiciaire.
Si notion de « catégorie » était connotée négativement, elle restait très ambiguë dans la société babélienne. En effet – et pour simplifier – Babel ne cessait de recourir à des catégories pour penser sa population mais, dans le même temps, la société babélienne considérait qu’à terme, plus aucune catégorie ne devrait exister[2]. Les catégories dotées de frontières nettes n’étaient en effet, dans la conception babélienne, que des héritages fautifs du monde d’hier, tandis que la réalité du monde tenait bien plus, d’après elle, du continuum gradué : d’où l’importance des techniques d’évaluation chiffrée.
Aussi est-il tout sauf étonnant qu’un jour, à Babel, l’on ait voulu faire disparaître la catégorie d’humain – tout comme, à terme, on peut imaginer qu’une remise en cause de la catégorie des « animaux » aurait sans doute eu lieu si la civilisation babélienne ne s’était pas effondrée avec de parvenir à ce degré d’avancement.
La forte correspondance entre, d’une part, l’octroi de droits alignés sur les droits humains aux animaux non humains et, d’autre part, les deux principes fondamentaux que nous venons d’exposer, aurait dû amener à la généralisation de cette innovation normative à l’ensemble de la Ville : or, toutes les sources dont nous disposons indiquent que cette innovation cessa de s’étendre au bout de quelques années – ce qui est, certes, une longue durée dans l’échelle du temps babélien – et commença même à refluer au bout d’une décennie environ, pour se cantonner au statut de spécificité de quelques quartiers.
A nos yeux, tout l’intérêt du quartier de la « République de tous les animaux » tient à ce paradoxe, dont nous allons tenter ici une interprétation.
III) Une innovation paradoxale et révélatrice
Malgré un réel essor technique et économique (A) – ainsi que l’apparition d’un nouveau mode de transformation des ressources en pouvoir décrit plus haut[3] –, l’inclusion des « animaux non humains » dans la communauté citoyenne et humaine eut des conséquences de long terme paralysantes pour le droit babélien (B), ce qui explique sans doute la faible diffusion de cette innovation au reste de la Ville.
En effet, assez rapidement, l’octroi de droits humains aux animaux non humains entraîna des effets trop incompatibles avec la logique de la Ville pour permettre une large diffusion de cette innovation : en particulier, en absolutisant la souffrance animale – à l’époque non quantifiable –, elle sapait la liquidité du droit babélien, qui était un des mécanismes les plus nécessaires à la société babélienne.
A) Nouveaux marchés et innovations
Bien au-delà du seul secteur économique directement lié aux services développés autour des différents soins à apporter aux animaux « citoyens », l’extension des droits humains à l’ensemble des animaux entraîna une restructuration profonde de l’ensemble de la production et de la consommation de la « République de tous les animaux ».
En premier lieu, la consommation de chair animale devint immédiatement proscrite[4]. Aussi, toute une grappe d’innovations techniques et toute une économie de substituts nutritifs pour les moins aisés d’une part, et de viandes artificielles pour les classes supérieures d’autre part, virent le jour – sans oublier l’inévitable contrebande d’aliments animaux à destination des oligarques.
Ensuite, afin de faciliter le dialogue avec les animaux non-humains et, ainsi, de mieux défendre les aspirations de ces derniers, de nombreux laboratoires se lancèrent dans la recherche de solutions se basant sur le codage des émotions animales en signaux énergétiques suivis d’un recodage de ces signaux dans un langage intelligible à l’homme. Dans l’état de nos recherches, et malgré le peu de ressources disponibles du fait de la non-diffusion de l’octroi de droit humains aux animaux à un nombre important d’autres quartiers, il semble qu’un prototype de traduction instantanée de pensée entre humain et animal, effectuée au moyen de casques à implants portés par les deux participants, était en cours de finalisation au moment de l’entrée de Babel dans la phase finale de son effondrement.
Enfin, il existait une catégorie d’animaux considérés comme égaux aux humains, mais cependant comme n’étant pas des « citoyens », en ce sens qu’ils cohabitaient avec les humains sans faire société avec eux : il s’agissait notamment des espèces qui se nourrissent de nos restes et déchets sans interagir avec nous, telles que les rongeurs, pigeons, mouches, puces, etc. Le système de gouvernance du quartier fut mis en demeure de leur garantir leur droit à la sécurité – tout comme il y est obligé envers les visiteurs étrangers, sur le statut desquels celui des animaux « non citoyens » fut aligné. Concrètement, la plus importante des tâches de mise en conformité pour le respect de ce droit à la sécurité fut la garantie d’itinéraires urbains sûrs : ponts et tunnels permettant aux rongeurs de traverser les voies sans danger[5], nids et reposoirs pour pigeons, etc., ce qui, là aussi, généra un nouveau marché.
Nous rappellerons que ces évolutions économiques de long terme s’ajoutent aux différents services qui connurent un rapide essor décrits en I) B) (prospecteurs, architectes et dessinateurs d’intérieur spécialisés, animateurs animaliers, vétérinaires).
B) Absolutisation d’une souffrance alors impossible à quantifier
Cependant, et malgré ces secteurs économiques entiers et ces innovations techniques résultant de l’innovation normative dont il est question dans cette étude, cette nouveauté juridique introduisait un frein majeur à l’innovation permanente qui porte la société babélienne : une absolutisation normative.
En effet, l’affirmation explicite de la souffrance animale comme étant un mal à éviter sans le moyen de quantifier ce mal ne permettait pas de procéder à un arbitrage quantitatif normal ; et, le quartier de la « République de tous les animaux » ayant fondé sa spécificité sur cette souffrance impossible à mesurer, ses tribunaux en firent très rapidement un absolu.
La « Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés » est à ce titre fondamentale pour comprendre l’impasse normative créée par cette innovation. Dans un environnement babélien fonctionnel, l’arbitrage entre les vendeurs de rues et les animaux non citoyens aurait certes inclus des considérations morales, notamment si une campagne de presse avait été lancée en faveur de l’une ou l’autre des deux parties – ou des deux. Cependant, à terme, à force de retournements de l’angle moral en faveur de l’un puis de l’autre camp, l’on en serait arrivé à un arbitrage quantifié, seul à même de mettre fin au perpétuel retournement du discours moral babélien[6].
Or, aucune méthode quantitative n’étant disponible dans le cas dont nous traitons, et au vu du contexte extrêmement favorable aux animaux non humains – marqué par un préjugé positif, autre contradiction avec le mode normal de résolution des conflits à Babel –, il était impossible de réguler correctement des conflits normatifs impliquant les intérêts d’un ou plusieurs animaux non humains, comme le montre l’exemple de la lettre citée, qui raconte comment des intérêts économiques humains furent, littéralement, comptés pour rien, une fois qu’un inconvénient eut été constaté pour un animal non humain. Cet absolu est antinomique à la régulation au cas par cas et par arbitrage entre des intérêts mesurables et donc relatifs : or, ce mode de régulation est nécessaire à l’extrême liberté d’expérimentation qui était l’une des bases de la société et de l’économie babéliennes.
C’est, à notre sens, la cause – principale voire unique – du rapide arrêt de l’extension, et même du reflux de l’innovation normative portée par le quartier de la « République de tous les animaux ». Cette hypothèse est d’ailleurs corroborée par le fait qu’au moment où, à l’époque de l’effondrement babélien, des appareils quantitatifs fiables de mesure de la souffrance et du mal-être des animaux furent mis au point, ils enclenchèrent une nouvelle phase de diffusion de l’octroi de droits calqués sur les droits humains aux « animaux non humains » – et ce, malgré un contexte extrêmement difficile[7].
* * *
Pour conclure, nous insisterons sur l’aspect le plus important et intéressant de cette tentative d’innovation normative profonde : quand bien même elle découlait directement de principes fondamentaux de la société babélienne, elle périclita assez rapidement.
Aussi s’agit-il, à notre avis, d’un des épisodes historiques qui démontrent avec le plus d’éclat – et de base documentaire – que le principe moteur le plus fondamental de la Ville n’était pas l’éradication des préjugés ou la reconnaissance de nouveaux droits, mais l’arbitrage quantifié. En effet l’incompatibilité de l’innovation normative en question avec ce dernier empêcha sa diffusion, diffusion qui fut relancée une fois qu’une avancée technique eût permis des arbitrages quantifiés dans le champ juridique ouvert par cette innovation normative.
[1] Pour ceux désireux d’approfondir la conception babélienne de la douleur, nous leur recommandons la lecture de notre livre, qui porte témoignage de cette invention babélienne, parmi les plus significatives, que fut la machine à transfert de douleur, ou encore de notre Lettre sur le harcèlement contractualisé.
[2] Voir à ce sujet notre Lettre sur les ratios et les prix culturels.
[3] Cf. I) B) en première partie de cette étude.
[4] Nous recherchons actuellement sans succès un quartier où se seraient croisés octroi de droits humains aux animaux et autorisation du cannibalisme, fondée après tout elle aussi sur le refus du « privilège humain » et le dépassement de tabous hérités du passé ; nul doute que l’étude du résultat social et normatif d’une telle conjonction serait du plus haut intérêt, s’il s’avérait qu’elle a existé.
[5] Voir à ce sujet notre Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés.
[6] [Note de l’équipe du Projet Babel] Cette interprétation du système arbitral babélien comme donnant toujours le dernier mot aux méthodes quantitatives (du moins lorsque celles-ci existent) n’est pas communément partagé par les historiens de Babel. Cette hypothèse de recherche caractérise l’école dite « quantitativiste » (là où, par exemple, l’école dite « cognitiviste » attribue au formatage des perceptions la haute main sur la résolution des conflits portés devant les tribunaux arbitraux, les évaluations quantitatives n’étant pour cette école qu’un levier d’action parmi d’autres sur les perceptions).
[7] [Note de l’équipe du Projet Babel] L’explication des derniers soubresauts d’innovations dans les dernières années de la Ville est souvent centrale pour appuyer les différentes orientations des diverses écoles historiques babéliennes : le regain d’intérêt de la Babel finissante pour le droit animal fait partie de ces grands champs d’affrontements théoriques.