Lettre sur une forme nouvelle d’amour maternel

Ma chère petite,

Il s’en passe des choses ici, de plus en plus vite, si vite qu’à vrai dire je n’y comprends plus grand-chose, et ne sais plus bien quoi penser.

Je te l’ai sûrement déjà raconté, mais il y a ici toute une ribambelle de techniques pour féconder (ou être fécondée) sans avoir besoin de faire la bête à deux dos. Ces techniques sont déjà anciennes et, petit à petit, on a autorisé les croisements et les transactions les plus étranges, avec des femmes qui portent l’enfant d’une autre, ou bien des hommes spécialisés dans la vente de leurs « graines », ni plus ni moins.

Tu n’imagines pas les dimensions que ça a pris. Quand je suis arrivée c’était encore assez cher, donc presque inconnu dans mon quartier. Je me rappelle très bien les jalousies qu’il y a eues lorsque la voisine a embauché une jeune fille d’un quartier inférieur pour porter son enfant (tu sais, celui qui m’aide de temps en temps). Cela lui permettait de ne pas avoir à arrêter de travailler mais, surtout, je pense que de se payer un nouveau confort, ce sera toujours une manière pour nous de faire la roue devant les autres : alors elle a fait la roue en échappant aux nausées, au gros ventre et à l’accouchement.

C’est dur à expliquer, mais ici, avoir des enfants, ça n’a rien à voir avec ce que c’est chez vous. Ce n’est pas un évènement normal de la vie, une chose naturelle, inévitable et évidente, une chose qui arrive, tout simplement. Ici c’est un choix compliqué, un gros calcul avec des dizaines d’éléments à prendre en compte, et ensuite, souvent, des tonnes de rendez-vous médicaux, et aussi beaucoup de cachets à prendre parce que, sauf dans les quartiers les plus élevés, on passe quand même un certain temps à respirer et à avaler des saletés, donc forcément tout ne fonctionne pas comme prévu.

Au fond, ce n’est même pas qu’ils ne veulent pas d’enfants, c’est que ça leur est égal. Pas parce que c’est normal de ne pas en avoir (ici plus rien n’est normal), mais parce que ce n’est pas différent du reste : avoir un enfant, acheter un appartement ou faire un beau voyage, c’est égal.

Mais je te fais perdre ton temps, et après tout qu’est-ce que j’en sais, moi, de ce que c’est d’avoir des enfants…

Ce n’est pas à ce sujet que je voulais t’écrire, mais seulement pour te raconter l’autorisation d’un de ces croisements que rendent possibles toutes ces techniques et qui, juste parce qu’ils sont devenus possibles, finissent tous, un jour ou l’autre, par abattre les frontières morales qui les interdisaient.

Et là, ce qui secoue Babel dans un nouveau frisson de liberté et de provocation, c’est l’histoire d’une mère qui, puisque son fils est mort et que sa belle-fille refuse de se faire féconder par les « graines » du mort que l’on a congelées (oui, on peut aussi faire ça), a décidé qu’elle se fera elle-même féconder par son enfant, pour le sauver de la disparition totale.

Oui, une mère va être enceinte de son propre fils.

Et le plus fou, c’est qu’elle n’aura même pas besoin de procès pour cela (alors qu’à Babel on adore ça !), parce que, figure-toi qu’ici, il est absolument clair pour absolument tout le monde que cette mère a le droit d’être enceinte de son fils. C’est la simple logique, puisque ici, tu n’as jamais le droit d’interdire quelque chose qui n’enlève de droit à personne. Cela n’a rien à voir, mais pour te donner une idée, il y a un vieux procès que l’on prend toujours comme exemple de cette règle : sur un chantier déjà commencé, le patron avait du mal à recruter, et a donc augmenté petit à petit, pendant une même journée, les salaires qu’il offrait à ceux qui acceptaient de travailler pour lui. Donc, à la fin, les ouvriers qui avaient été embauchés les premiers, et qui donc avaient le plus travaillé, ont été les moins payés. Ils ont bien sûr porté plainte, mais n’ont pas gagné leur procès : et la justification du tribunal a été que les meilleurs contrats que les ouvriers arrivés après eux avaient signé n’avaient rien enlevé à leurs propres contrats qui n’avaient absolument pas changé, et que donc rien n’avait été retiré de ce à quoi ils avaient droit. Seul cela comptait : puisque ils n’avaient perdu aucun droit, ils n’avaient subi aucune injustice.

Pour la mère, c’est la même logique : si elle est enceinte de son propre fils, cela n’enlève rien à personne, donc c’est impossible de l’interdire. Je pense qu’on aurait pu dire qu’elle volait un peu les « graines » à la compagne de son fils, mais puisque de toutes les manières celle-ci a refusé de s’en servir, la mère n’enlève vraiment rien à personne.

Je ne sais pas bien quoi penser.

Bien sûr, cela me dégoûte. Mais j’ai entendu une émission où un expert expliquait que le préjugé contre l’inceste vient des maladies que donnait la consanguinité. Et, comme Babel a trouvé le moyen d’empêcher ces maladies en injectant je ne sais quoi au bébé pendant qu’il est encore dans le ventre de sa mère, ce vieux préjugé n’est plus justifié de nos jours, et doit donc disparaître. En général, la famille est un préjugé, qui date de l’époque où il fallait survivre : avec l’abondance de la grande Ville, l’individu n’a plus aucune raison de subir des relations imposées avec certains individus sous prétexte qu’il est leur frère, leur fils, etc.

Et puis c’est vrai que, au fond, peu importe si cela ne plaît pas à certains, du moment que cela ne fait de mal à personne. En tout cas, je ne vois pas comment critiquer cette logique…

Je ne sais plus quoi penser. Si après tout, cette mère veut que son fils ne disparaisse pas complètement…les mères font souvent des folies pour leurs enfants, et on trouve toujours ça beau. Pourquoi ne pas trouver ça beau, là aussi ?

J’aimerais beaucoup savoir ce que tu en penses. Et n’hésite pas à me le dire si tu trouves que je délire complètement…

Je vous embrasse tous fort.

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