Première lettre sur une affaire d’espionnage

Chère petite sœur,

Enfin un premier répit, depuis mon arrivée. Oh, si tu savais !

Mais pas un mot à nos parents : je ne veux rien leur dire qui pourrait leur donner une raison de croire (ou de faire semblant de croire…) qu’au fond, je me plais ici.

Si tu savais comme il est jouissif de voir cette civilisation si arrogante se retrouver encore plus idiote qu’une poule devant un couteau !

Je te raconte :

Le système de gouvernance avait arrêté (on ne sait quand) un espion étranger, et a décidé il y a quelques mois de rendre publique son arrestation pour lui intenter un procès à grand spectacle. (Il y avait sans doute des raisons diplomatiques à tout cela, mais je les ignore complètement.)

Cet espion était infiltré dans les niveaux les plus élevés de la Ville Haute depuis une vingtaine d’années : il avait fait une très belle carrière dans des domaines technomagiques de pointe, jusqu’à siéger à moins de cinquante ans au conseil restreint de plusieurs grandes guildes. Il vivait donc dans une opulence inimaginable hors de Babel, quel que soit le pays (même s’il était encore bien loin des fastes du Paradis). Cette très haute situation sociale et son instruction irréprochable ne laisse aucun doute, semble-t-il, aux princes de cette Ville, qui ont décidé de lui offrir devant tout Babel (et donc devant le monde entier) un pardon spectaculaire : pardon qu’il ne peut qu’accepter, sous peine d’être expulsé. En effet : comment un être qui n’est ni ignorant, ni aveuglé par la pauvreté, pourrait-il ne pas choisir Babel ?

Toute la Ville jappe, caquète, bêle surtout, et frétille dans l’attente de ce grand moment où sa générosité et sa supériorité retourneront, sans la moindre contrainte, un espion ennemi : elle a tellement raison (n’est-ce pas !) qu’elle n’a besoin que d’être connue pour être choisie.

Depuis l’annonce de ce faux procès et de ce vrai spectacle (mais ici tous les procès sont des spectacles écrits d’avance…), plus personne ne parle d’autre chose. Moi, j’espère : j’espère que, comme moi, cet espion a haï Babel dès son premier jour ici, et qu’il est incapable d’arrêter de la haïr. D’ailleurs, il a depuis longtemps la possibilité, et sans devoir renoncer à sa vie dorée, de renier son pays, qui n’oserait sans doute jamais le frapper une fois la protection de Babel accordée : alors, pourquoi continuer, pendant presque vingt ans ?

Je ne sais pas si c’est la même chose plus haut dans la Ville, mais j’ai vraiment l’impression que la population de Babel, alors qu’elle jacasse du matin au soir sur cette opération d’espionnage, n’a rien compris à ce qu’il s’est vraiment passé. D’ailleurs, je pense que l’espionnage n’est pas le plus important, et que c’est en fait la couverture d’une autre mission.

Voici la version officielle : brillant mathématicien, l’espion a été infiltré dans un premier temps sans but précis, puis il a été envoyé vers une guilde en pointe du développement de réseaux que l’on a inventés peu de temps après son arrivée. Ces réseaux, en reliant de plus en plus d’objets à de gigantesques cerveaux artificiels, doivent permettre à ces grosses machines « intelligentes » de guider les objets auxquels elles sont connectées pour nous faciliter la vie. Et, pour cela, elles utilisent ces objets pour capter le plus d’informations possible sur nous et, grâce à une sorte de réflexion programmée, apprendre à nous connaître (nous, nos désirs, nos besoins, etc.)

Ces gros systèmes sont encore beaucoup trop chers pour le commun des mortels mais, à mon arrivée, ils étaient déjà très utilisés dans le Paradis. Aujourd’hui, presque tous les habitants de la Ville Haute s’en servent, et même dans mon école certains ont des parents qui ont pu les expérimenter.

L’hypothèse la plus commune est que la mission de cet espion était d’utiliser sa position dans la guilde fabriquant la majorité de ces machines pour collecter un maximum d’informations sur les élites de la Ville, en plus du savoir-faire nécessaire à la construction de machines suffisamment puissantes pour traiter une masse de données aussi énorme.

C’est là que ma théorie arrive : je pense que cette mission d’espionnage, qui a bien existé, n’était pas la seule, et n’était pas la plus importante.

Pendant sa carrière ici, on a ajouté de nombreuses fonctions à ce gros réseau d’analyse des comportements : en particulier, une fonction de détection des comportements autorisés, mais pas vraiment alignés avec les valeurs de Babel. Tu commences à connaître leur petite musique : évidemment, rien contre la liberté, oh non ! Seuls les plus gros écarts de conduite ont d’abord été enregistrés, et surtout pas dans le but de sanctionner, seulement de les identifier, dans un simple but de connaissance de la population, et de « transparence de la société vis-à-vis d’elle-même », puisque « une société mature accepte de se regarder en face, et n’a donc rien à se cacher ». Puis, petit à petit, le système a fini par enregistrer de plus en plus de choses, de gestes, de paroles, puis par tout enregistrer, pour cibler le mieux possible la personnalité de chaque individu et pouvoir « éviter les rencontres porteuses de risque intersubjectif » (c’est-à-dire les engueulades), en faisant attention à ce que, par exemple, on ne place pas au restaurant une table d’individus intolérants à côté d’une autre constituée d’individus avancés et particulièrement sensibles. Et après tout, pourquoi vouloir cacher votre personnalité : si vous ne l’aimez pas, vous n’avez qu’à changer !

Je commence à peine (grâce à cette affaire) à comprendre ce système, qui est tellement fait pour cette Ville où l’on calibre tout et où rien ne peut être caché, puisque le but est de rendre tout le monde (et même le monde entier !) parfait. Et, en même temps, cette machine de machines qui surveille tout est mortelle pour Babel : de plus en plus, à mots couverts, on laisse entendre que, « malgré tous ses avantages gigantesques et indéniables », ce système chargé de souligner au stylo rouge chaque petit écart ne peut pas ne pas finir par augmenter le conformisme de la société babélienne. Et quoi de plus mortel qu’un conformisme aussi absolu, aussi organisé, aussi mécanique, pour cette Ville qui ne vit qu’en dépassant chaque jour une nouvelle limite ? C’est un fait : l’innovation ralentit, et ralentit de plus en plus vite. Mes professeurs nous mettent même en garde, presque en tremblant, contre la société rigide du monde d’hier. Mais, si les hautes sphères de la Ville se sont cousues elles-mêmes un corset invisible et indestructible, comment pourrions-nous, à notre niveau, échapper à ce cancer de surveillance si agressif ?

Je crois que la mission de l’espion était de lancer l’idée de la surveillance par le système de machines, qui a été imaginé quelques années après son arrivée, au moment où il était à la fois bien installé, et pas encore remarqué : il a donc pu souffler l’idée, et se la faire « piquer » par un chef ambitieux.

Oui, je crois que c’est cela.

Si j’ai raison, il refusera le pardon, et choisira l’exil, le retour dans son pays « arriéré » : parce qu’il est le mieux placé pour savoir combien Babel est empoisonnée jusque dans son cœur, lui, le préparateur secret de ce poison. Parce qu’on peut être attiré par une jungle violente et luxuriante, mais pas par un marécage figé et stagnant. Qui voudrait de Babel sans l’innovation quotidienne ?

Il ne le fera pas, mais si, en plus de refuser le pardon de Babel, il pouvait lui cracher tout cela à la figure, s’il pouvait lui montrer combien un pauvre attardé du monde d’hier a pu si bien la manipuler…

Je te raconterai.

Une réflexion sur “Première lettre sur une affaire d’espionnage

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