[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre Première lettre sur une affaire d’espionnage, dont nous ne saurions trop recommander la lecture à ceux ne l’ayant pas encore fait]
Chère petite sœur,
C’est incompréhensible. Totalement, réellement, littéralement incompréhensible.
Après des mois passés à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (et sans le moindre doute !), du jour au lendemain ils ont changé d’avis.
Ils sont fous en plus d’être arrogants.
Je n’y comprends toujours rien, mais je vais essayer de t’expliquer ce que j’ai compris de ce qui s’est passé, des faits. En tout cas, de ce qu’on nous a dit.
Moins d’une semaine avant le procès (qui devait être, tu t’en souviens, le moment du spectaculaire pardon de l’espion), nous nous sommes réveillés un matin, et tout avait changé.
Les journaux d’un des grands princes de la Ville (ou d’un groupe, d’une famille, je ne sais pas bien, mais en tout cas d’un camp) ont déversé brutalement des heures et des mètres de reportages sur les horreurs commises par l’Etat qui avait envoyé l’espion, à la fois chez ses voisins et contre sa propre population. Parmi cette cascade de crimes, deux ont particulièrement choqué, et ont occupé pendant des jours les conversations. Dans une des villes de ce pauvre pays, des milliers de corps ont été retrouvés et déterrés dans un terrain vague : preuve des meurtres de masse de la police politique. Et, alors que son armée envahissait un voisin pour piller ses ressources, des soldats de cet Etat criminel sont rentrés dans un hôpital, et ont abandonné sur le sol des milliers de bébés nus, pour les laisser mourir de froid.
Et personne n’a demandé pourquoi nous ne savions pas tout cela avant ! Comment peut-on, avec la puissance de Babel, découvrir du jour au lendemain qu’un pays qu’on pensait gentiment archaïque et inoffensif, presque attendrissant comme un enfant, est en réalité une prison à ciel ouvert quadrillée par une armée sanguinaire et impérialiste ?
La découverte de ces crimes a tout changé à la nature de l’espion.
Il était un simple égaré, un ignorant de naissance, qui sans doute avait pu, en vivant à Babel, découvrir la Vérité, et qui allait donc la choisir sans hésiter : il est maintenant un démon, un agent de cet Etat criminel qui tue des enfants. Et on ne le savait pas avant ! Des mois qu’on en parle, mais il a fallu attendre le dernier moment pour que des journalistes pensent à aller voir le pays dont ils nous rabattent les oreilles depuis des mois !
Même sa mission a changé désormais : et j’ai presque raison !
Ils ne vont pas jusqu’à dire que tout le système dont je te parlais la dernière fois est entièrement mauvais, depuis sa création : d’après les journalistes, puis le tribunal, cet espion a en fait détourné une innovation saine pour en faire un poison oppressif (comme son propre Etat). L’idée de ce système était de mettre les machines au service des hommes, en gravant nos besoins jusque dans le noyau de nos serviteurs mécaniques. Et lui, l’espion, il a tout renversé, et nous a obligés à obéir aux machines : mais c’est le contraire qui était visé !
Bien entendu, on ne lui a finalement pas proposé de pardon, mais pas du tout parce qu’il avait empoisonné une belle invention : parce qu’il est le serviteur de cet Etat sanglant, et donc un ennemi de l’humanité. Il finira sa vie en prison, interrogé par des experts de science politique et d’histoire chargés d’étudier comment un tel Etat peut apparaître, et donc comment empêcher son apparition, ou, si c’est trop tard, le supprimer avec le plus d’efficacité.
Le système dont je te parlais la dernière fois, lui, sera remis à zéro, et enregistrera seulement les besoins et les désirs, et plus les comportements ou les valeurs : sa seule mission redeviendra de connecter les machines aux besoins de l’homme. Si j’ai bien compris, c’est le même « camp » qui a révélé les crimes de l’Etat inhumain qui sera chargé par le système de gouvernance de réorganiser le système des machines. L’ancienne guilde à la manœuvre, elle, a payé cher son erreur d’avoir employé si longtemps l’espion : en plus d’être privée de son invention, elle doit payer une lourde amende.
L’argent de l’amende servira d’ailleurs à financer l’expédition humanitaire qui va, bientôt, être lancée pour décapiter l’Etat criminel, pour libérer son peuple de ce régime atroce et pour, en plus, soulager ses voisins opprimés. J’ai reconnu dans le journal le directeur de la guilde de pacification chargée de cette expédition : il avait courageusement défendu la remise à zéro du gros système de machines connectées…
Tout s’agite, l’argent vole d’une main à l’autre et j’ai l’impression que nous, nous ne sommes là que pour aboyer dans le sens qu’on nous indique…
Tu n’imagines pas la vitesse et la violence de ce changement d’avis.
Il y a deux semaines, l’administration judiciaire devait rappeler tous les jours que l’espion, une fois pardonné, n’aurait pas besoin de « famille d’accueil » : et pourtant les journaux continuaient de regorger de lettres ouvertes de famille qui se déclaraient prêtes à jour ce rôle. Maintenant, il est le visage du Mal.
Je ne suis même pas contente d’avoir eu presque raison, et surtout de voir Babel admettre qu’elle a été manipulée.
Ils sont capables de tout retourner.
Ils te saturent le crâne, te le bourrent comme on gave de friandises un enfant, pour le calmer. Regarde : ils se sont fait rouler dans la farine pendant des décennies, et l’une de leurs plus grandes innovations a été détournée par l’espion d’un pays criminel et arriéré. Mais, à force de le répéter, tout cela devient : « nous avons démasqué le Mal, et nous irons le combattre jusqu’à sa source, et sauver des innocents ! »
Et ici, tout le monde gobe !
Ils sont assez intelligents pour voir toutes les incohérences de cette affaire, et ils ont assez de mémoire pour remonter à deux semaines, tout de même !
Mais ils ne veulent pas voir. Ils sont babéliens, ils sont le sommet de l’humanité : rien de ce qui peut contredire cette croyance ne sera vu, et s’il faut on oubliera des choses qu’en leur temps, on avait vues.
Je n’en peux plus.
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[NdT : pour lire un témoignage d’une de ces interventions humanitaires lancées par Babel à son apogée, on lira notre Lettre sur une intervention libératrice]