Lettre sur une arrivée à Babel

Ma chère petite,

Ta lettre m’a fait grand plaisir : mais quel effort tu as demandé à ma mémoire ! Imagine un peu : cela fait plus de cinquante ans que je suis arrivée ici.

Pourtant, je n’ai eu finalement aucun mal à me remémorer ce jour : je m’en souviens comme si c’était hier. Avec ma caravane, on avait marché pendant des semaines dans le désert, plus de dix heures par jour, à nous écorcher les pieds et à prier pour que nos réserves d’eau suffisent. Si tu savais combien on se languissait d’arriver !

Personne n’y allait pour les mêmes raisons. Je suis devenue peu à peu amie avec deux filles d’à peu près vingt ans, comme moi. La première fuyait un mariage arrangé par sa famille, avec un vieux monsieur pas très attirant… Elle était très belle, trop sans doute : elle n’a pas su résister aux contrats de prostitution, qui pour les belles femmes sont toujours extrêmement alléchants. Alors elle a signé, pour cinq ans, en se disant qu’en une courte période désagréable elle amasserait de quoi vivre correctement toute sa vie. Mais dès la première année, elle a craqué : alors elle s’est enfuie dans la Plaine (je t’expliquerai ce que c’est). Elle a cessé brutalement de répondre à mes lettres quelques mois seulement après son arrivée là-bas, alors je devine bien qu’elle a mal fini. Notre autre camarade de route, par contre, a plutôt bien réussi sa vie ici. Elle a commencé comme cuisinière, et elle a eu le courage de lancer un procès contre son patron, qui ne lui payait pas toutes ses heures : il a préféré lui verser une grosse indemnité en échange de son silence, et grâce à cela elle a pu ouvrir sa propre boutique, où elle vend des confiseries de son pays. Elle a eu deux garçons : le premier adorable, mais le second un vrai petit ingrat, qui lui a fait un procès pour réclamer le paiement des longues heures où elle le laissait jouer à la tenir la caisse, parce d’après lui c’était du travail qu’il faut donc payer…

Babel a bien des vertus : mais la gratitude n’en fait pas partie. Comme pour le reste de l’humanité, tu me diras…

Mais je m’égare, excuse-moi !

Si je reviens à mon arrivée pour te décrire la Ville, c’est parce que c’est la seule fois où je l’ai vue en entier. C’est comme une montagne : un fois grimpée dessus, tu ne la vois plus.

Oui : Babel est comme une immense montagne d’immeubles et de rues, un grand cône recouvert d’une spirale en béton, avec partout sur sa façade enroulée des fenêtres, des terrasses, des aéroports entiers qui font comme des rades suspendues, et avec tout autour de la Ville des véhicules volants qui sont comme des abeilles autour de leur ruche. Elle est si haute que je ne sais même pas combien de niveaux elle a, cette cité en colimaçon.

Tout en-haut, il y a un gros bloc qui regroupe plusieurs niveaux, tous construits en marbre blanc : c’est ce qu’on appelle la Ville Haute, et c’est là où vivent les gens très riches (mais pas les plus riches). Je n’y suis jamais allée : il faut soit une invitation, soit payer un très, très gros péage à l’entrée (il y a souvent des péages à l’entrée des quartiers, ici). On raconte qu’il y a là-haut des jardins grands comme de petites forêts, des serres remplies d’animaux merveilleux, et même une plage, avec un courant artificiel qui reproduit le ressac ! Mais ce ne sont peut-être que des légendes…

Au-dessus de la Ville Haute, tu as le Paradis. C’est là qu’habitent les plus riches : moins de mille personnes, à ce qu’on dit. Les rois du monde. SI je me souviens bien de ce que j’ai vu pendant les quelques jours où j’ai pu observer Babel en m’approchant d’elle, le Paradis c’est en fait plusieurs tours qui se construisent à partir de la Ville Haute, et qu’on agrandit sans arrêt : parce que le but, c’est d’être celui qui vit tout en haut. Quand je suis arrivée, il n’y avait que trois tours : je m’en souviens bien parce nous étions trois amies, et que j’ai dit ce jour-là que ça en faisait une chacune… ce que j’étais naïve, parce qu’au fond, j’y croyais ! Même si elle était devant mes yeux, je n’avais aucune idée de l’immensité de Babel, et des dizaines de générations exceptionnelles qu’il faudrait pour arriver à son sommet. Aujourd’hui, je crois qu’il y a une dizaine de tours qui forment le Paradis, et que les trois premières ont fusionné. Mais je n’en suis pas sûre : de là où je vis, je n’aperçois même pas la Ville Haute.

J’habite la Ville Basse : tout ce qui se trouve dans la Ville, mais en-dessous de la Ville Haute.

Dehors, il y a la Plaine, là où a fini l’une de mes premières amies ici. Pour habiter dans Babel, il faut une situation légale, avec un travail officiel, une assurance : dehors vivent tout ceux qui n’ont pas cela.

En fait, ce n’est pas exactement cela : tous les quartiers de Babel situés sur la montagne demandent cette situation pour s’y loger. Chaque quartier fait lui-même ses propres règles, mais bien entendu ils ont en commun certaines de ces règles, dont celle-ci : sauf le dernier quartier, celui de la Plaine, qui ne dispose ni de règles, ni d’administration, ni de tribunal. C’est une zone grise, à la fois à l’intérieur de Babel et extérieur à elle. Même les quartiers inférieurs, où règnent des bandits, sont moins dangereux : au moins ces bandits sont organisés, et surtout ils sont intégrés à la Ville (et ils rendent bien des services). Mais, dehors… On raconte autant d’histoires horribles sur la Plaine que de contes au sujet de la Ville Haute et du Paradis. Certains disent qu’un jour un roi en sortira, détruira le Paradis, châtiera la Ville haute, et distribuera les richesses de Babel à son peuple tout entier. C’est que là-bas ils sont très malheureux, et donc forcément un peu arriérés : Babel n’aura jamais de roi et, surtout, personne ne la renversera. Elle est invincible.

Quand nous sommes arrivés près de la Ville, nous sommes montés sur l’un de ses ponts d’entrée (aucune porte ne se situe au niveau du sol, qui est creusé autour d’elle, et on dit que c’est dans ce fossé gigantesque qu’on trouve les coins les plus dangereux de la Plaine). Nous y avons fait la queue pendant deux jours, avant de pouvoir entrer. J’étais tellement heureuse que je n’ai pas dormi du tout pendant notre attente. Quelle Ville ! Jamais je n’aurais cru les hommes capables d’édifier une merveille pareille ! Oh, elle n’est pas parfaite : mais il y a de quoi en être fiers. Babel est comme un défi permanent : à chaque fois que quelque chose est impossible ou interdit, elle le fait.

C’est cela, au fond, Babel : rien que du défi, et jamais de repos. A mon âge, c’est difficile. Mais, au moins cette dernière nuit avant d’y entrer, en la regardant briller dans la nuit noire du désert, si tu savais combien je l’ai désirée !

J’espère que mon petit plan de la Ville t’intéressera : il est un peu flou, mais malheureusement, les gens comme moi, nous n’en savons pas beaucoup plus. Tu es en tout cas bien gentille d’écrire à ta grand-tante que tu ne connais même pas. Je sais bien que tu fais cela pour être gentille : mais enfin, j’espère que ça t’intéressera quand même !

Embrasse fort ta mère de ma part, elle que j’aurais bien aimé voir grandir…

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