[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite d’une première ainsi que d’une deuxième lettres consacrées à « l’inclusion des vulnérables » ; lettres dont nous recommandons la lecture en amont de celle-ci – même si cette lecture n’est pas strictement nécessaire à la compréhension de la présente lettre]
Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,
Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission : évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.
Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.
Dans un premier rapport, je m’étais attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. Mon second rapport était pour sa part consacré aux vulnérabilités dites moyennes : chômage et addictions. La présente lettre se veut l’introduction de mon troisième et dernier rapport, que vous trouverez ci-joint, et qui décrit quant à lui les dispositifs inclusifs déployés à l’endroit des individus atteints de vulnérabilités légères. Je me permets de rappeler que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.
Les vulnérabilités légères sont majoritairement causées par des événements extérieurs venant fragiliser ponctuellement un individu. Parfois il ne s’agit que d’une fragilisation affective, comme lors du décès d’un proche auquel l’endeuillé n’étant pas – ou plus – lié économiquement ; mais parfois s’ajoute au choc émotionnel une dégradation de la situation économique, notamment dans le cas d’un divorce.
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J’expédierai rapidement dans cette lettre introductive la question de la fragilisation économique, dont l’ensemble des dispositifs amenés à la corriger (détaillés dans mon rapport) ont une même logique : permettre au vulnérable léger de rétablir sa situation par un accroissement des ressources à sa disposition, notamment en facilitant normativement l’exercice du surcroît d’activité nécessaire suite à la perte subite de ressources.
Je citerai un exemple : si un employeur n’est pas en mesure de rétribuer un surcroît de travail au prix auquel il est contractuellement tenu, le vulnérable léger peut consentir à un paiement minoré de ce travail supplémentaire – cette exception lui permettant ainsi d’accéder à ce surcroît de ressources dont il a besoin. Cette souplesse offerte au vulnérable face à sa difficulté passagère est permise par l’agilité intrinsèque du système normatif babélien, qui est particulièrement adapté pour générer en flux continu les exceptions nécessaires à toute prise en compte fine des situations individuelles.
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La prise en charge de la vulnérabilité faible – c’est-à-dire de la fragilisation temporaire – psychologique est intéressante en ce qu’elle révèle une autre originalité babélienne : l’aisance et la rapidité avec lesquelles les mentalités peuvent être changées ; et nulle part cette originalité n’est plus évidente que dans les processus de gestion du deuil adoptés par l’immense majorité des guildes de la Ville (les autres événements pouvant occasionner une fragilisation temporaire psychologique ainsi que les dispositifs afférents sont amplement détaillés dans mon rapport).
L’avancement des mentalités babéliennes est tel qu’il a permis une totale et rapide inversion du regard sur le deuil. Ce dernier n’est plus conçu comme une période déterminée pendant laquelle l’individu est tenu de signifier, selon des rituels déterminés socialement, la perte d’un autre individu qui lui était lié par une relation elle aussi déterminée socialement. A Babel, il est désormais vu comme un processus personnel de récupération affective.
La première conséquence de cette nouvelle conception est que seul le ressenti de l’endeuillé est pris en compte dans la définition de la gravité et de l’extension temporelle du deuil : sa relation objective avec le décédé n’a plus aucune importance. Afin de permettre la gestion fine requise par une telle conception, des « référents deuil » ont été formés dans la majorité des guildes de la Ville, et ont notamment été dûment habilités à évaluer le vécu de l’endeuillé, afin de pouvoir co-construire dès l’annonce du décès un protocole chronologisé de récupération affective. L’accompagnement fourni par ces référents s’inscrit dans la durée : il ne prendra fin qu’avec la disparition de toute les séquelles du deuil – disparition prouvée par le rétablissement du niveau de performance, que la fragilité temporaire impactera nécessairement.
La deuxième concrétisation de cette révolution des mentalités est la co-construction des processus de gestion bienveillante des deuils de chaque guilde, en amont des décès, et en incluant l’ensemble des individus travaillant – à quelque degré que ce soit – pour la guilde (nombre de babéliens cumulant plusieurs petits emplois, ils auront ainsi la chance de participer à la co-construction de différents processus de gestion de leur deuil éventuel). Cette participation à l’élaboration des processus garantit l’adhésion de l’endeuillé à l’accompagnement qui lui sera offert – en plus de l’y obliger contractuellement. Dans l’immense majorité des cas, ces processus stipulent qu’il revient à la guilde d’offrir à l’endeuillé un suivi psychologique régulier, incluant au besoin la participation à des travaux de groupe visant d’une part à arracher l’endeuillé à sa solitude, d’autre part à lui redonner confiance en ses compétences par leur usage accru – en effet, dans nombre de cas, le deuil entraîne une perte de confiance en soi, comme le prouve la dégradation fréquente des indicateurs de performance. Ce suivi aura, bien entendu, lieu en‑dehors des heures de travail de l’endeuillé, afin de ne faire peser sur ce dernier aucune pression quant au temps consacré à son accompagnement.
La troisième grande conséquence des conceptions babéliennes quant au deuil est que seul l’endeuillé fixe le sens et l’intensité de sa perte : ses sentiments restent au cœur du processus. En cas de prolongement de son mal-être, et si les remèdes offerts dans le cadre du processus préalablement co-construit restent sans effet, il est le plus souvent proposé au vulnérable léger d’être libéré de ses obligations contractuelles, afin qu’il puisse consacrer davantage de temps à sa récupération affective : cette dernière est la priorité du processus. Là encore, la performance constitue pour les référents un indice objectif, mais un indice seulement : tant que l’individu temporairement fragilisé n’émet par le souhait d’arrêter de travailler, la guilde qui l’emploi est tenue de continuer à lui offrir, toujours en-dehors de son temps de travail, un accompagnement psychologique individuel comme collectif. Cette obligation a été fermement confirmée par les tribunaux fédéraux, tout comme l’obligation réciproque de l’endeuillé de recourir aux dispositifs qui lui sont offerts – dispositifs auxquels il a par ailleurs consenti dans le cadre de sa participation à la co-construction du processus de gestion bienveillante des deuils.
Cette approche individualisée, co-construite et dynamique permet une gestion fine du processus deuiller, loin des limites et obligations rigides imposées rituellement par les sociétés anciennes. L’expertise des référents a permis à la fois une moindre perte de performance – depuis leur apparition, les endeuillés reviennent plus rapidement à leur performance initiale, même si les études de long terme tardent à être publiées – et un bien-être plus élevé pour l’endeuillé – comme le montre cette performance accrue. L’alliage de processus co-construits – et donc acceptés – et d’une mise en œuvre experte – et donc incontestée – apparaît fondamentale dans la réussite éclatante et généralisée de ces nouveaux processus de gestion de fragilités psychologiques temporaires.
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Pour non seulement conclure cette présente lettre, mais également souligner un point commun aux conclusions de mes trois rapports, je soulignerai combien l’originalité babélienne fondamentale tient dans le point de vue adopté face aux différents problèmes posés par la vulnérabilité : il ne s’agit pas d’appliquer des principes rigides, mais de trouver les principes permettant de régler le problème dans le sens de la plus grande efficacité et du plus grand bien-être de la population – l’un entraînant l’autre et vice-versa.
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Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé « Inclusion économique des vulnérables légers, processus co-construits et expertise bienveillante : le système babélien » ; rapport qui clôt ma mission à Babel, dont je rentrerai dans les délais prévus.
Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.