Ma chère petite,
Ceci sera ma dernière lettre.
Je vais bien, ne t’inquiète pas. Mais mon heure est venue, c’est tout.
Cela fait maintenant des mois que je vis à crédit. Je m’étais bien mise à garder le second enfant des voisins, mais avec la fin de l’argent liquide il faudrait un contrat, et je suis trop vieille pour avoir le droit de garder un enfant dans ce quartier. J’avais bien prévu quelque chose pour ma retraite, mais j’aurais dû prendre un avocat au moment de signer : je suis tombée dans une arnaque, alors je n’ai presque rien, juste des montagnes de dette que me doivent des guildes qui ont fait faillite depuis des années. Mes économies ont vite fondu, mais j’ai réussi à duper un petit moment les banquiers : ça m’a bien plu. Je n’ai pas d’héritiers, alors je m’en moque bien de partir endettée.
J’y pensais depuis longtemps. Quand je gardais encore le petit des voisins, on lui avait donné un jour à l’école un cahier d’activités sur « l’accompagnement digne hors de la vieillesse ». Parce que vois‑tu, ici, si tu veux partir on t’aide, sans te juger. On a fait le livre ensemble avec le petit : il lisait déjà drôlement bien pour ses six ans ! Pendant qu’on lisait, il m’a demandé d’un air inquiet si mon corps « me faisait tellement mal qu’il était difficile de continuer à vivre » : je lui ai dit que non, et il a souri. A la fin du livre il était écrit : « si tu connais quelqu’un qui veut qu’on l’accompagne dignement hors de ses souffrances, il ne faut pas essayer de le faire changer d’avis ». Après l’avoir lu, il m’a dit : « je m’en fiche, toi si tu veux partir je te ferai changer d’avis ».
Ces deux enfants m’auront donné de très heureuses dernières années : je n’ai pas de quoi me plaindre.
A cette époque, il y avait aussi un programme d’aide, pour assurer le « droit à la vie » : je ne recevais presque rien, mais avec la garde du petit ça suffisait. Mais on a sensibilisé les gens aux conditions de fin de vie des « personnes âgées isolées » comme moi : alors on a trouvé plus humain de réaffecter les fonds pour garantir le droit d’échapper dans la dignité à sa solitude. C’est vrai que je suis bien seule. Et encore, j’ai le grand des voisins qui vient encore me voir, gratuitement : à Babel, c’est miraculeux. J’encombre un peu la vie, en fait. J’ai eu ce que je voulais : une vie tranquille, pas malheureuse. Maintenant, sans doute qu’il y a dans la Plaine quelqu’un qui profiterait mieux que moi de cet appartement. C’est le cycle de la vie : il faut laisser sa place.
Dans le nouveau programme, on nous propose aussi une sorte de casque qui permet de simuler la fin. Comme ça, on ne nous prend pas en traître ! Si j’ai bien compris, ce casque a été programmé à partir de personne en train de mourir : on a placé des capteurs sur leur crâne pour voir ce qu’il s’y passait, et le casque le reproduit sur la personne qui le met. Ce n’est pas désagréable : c’est comme s’endormir.
Non, il est hors de question que vous m’envoyiez de l’argent, comme je t’entends le penser d’ici ! Parce que même si je ne t’ai jamais vue, depuis toutes ces années que tu m’écris je sais que tu as bon cœur. Mais la monnaie de Babel coûte affreusement cher. Et l’heure est venue. Je suis totalement inutile désormais, et je ne veux pas être un boulet, vivre à rien faire du travail des autres.
J’aurais bien voulu t’envoyer quelque chose en vendant mes organes, mais ils sont ne trop mauvais état : la vente ne couvrirait pas mes dettes, et tu n’aurais rien. J’aurais bien voulu laisser un petit quelque chose aux enfants des voisins aussi, symboliquement. Souvent j’ai peur pour eux la nuit. Mais non, la machine est si vieille que plus personne ne veut des pièces : tu vois bien qu’il est temps ! Il ne me reste pas plus de cinq ans, de toutes les façons.
Mon rendez-vous est fixé pour demain. Je crois que ça a été la démarche la plus facile de ma vie. Ça a été la seule gratuite, ça c’est certain ! J’irai à la clinique, je m’endormirai dans une capsule étanche, et je ne me réveillerai plus.
Ne sois pas triste : quand tu recevras cette lettre, ta vieille grand-tante sera morte dans son sommeil. Quoi de plus naturel ?
Je ne te donnerai qu’un seul conseil : ne viens pas vivre ici. Je ne regrette rien, mais je sais que toi et les tiens seriez malheureux dans cette Ville. Ecoute simplement la sagesse d’une vieille dame qui n’a plus rien à gagner ni à perdre, et qui ne te veut que du bien.
Soyez tous heureux.