[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre « Première lettre sur l’inclusion des vulnérables », dont nous recommandons la lecture en amont de celle-ci – même si cette lecture n’est pas strictement nécessaire à la compréhension de la présente lettre]
Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,
Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission: évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.
Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.
Dans un premier rapport, je m’étais attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de mon second rapport, que vous trouverez ci-joint, et qui s’attache quant à lui aux vulnérabilités dites moyennes : chômage et addictions. Je me permets de rappeler que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.
Dans le cas des vulnérabilités moyennes (auxquelles est consacré le rapport ci-joint), la solution a tenu essentiellement à une redéfinition de la perception sociale des individus en étant victimes, redéfinition qui a permis une réorganisation organisationnelle qui n’a pas nécessité d’innovation technique réelle. Cette redéfinition est passée par un travail collectif de déconstruction réflexive des stigmates sociaux imposés aux individus touchés par ces vulnérabilités et empêchant leur inclusion adéquate au système économique babélien.
Je traiterai dans un premier temps du cas des individus frappés par ce que nous appellerions « chômage », et dans un second temps de celui des victimes d’addictions.
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Au sens précis, notre première catégorie de vulnérables moyens regroupe les individus ayant perdu un accès suffisamment régulier à des contrats de travail pour leur permettre de se nourrir, se vêtir et, surtout, se loger aisément.
Le système économique babélien étant hautement efficient, et contrairement au cas du chômage structurel de pays moins avancés, le problème relève ici non pas d’un nombre insuffisant d’emplois, mais d’une inadéquation de la main-d’œuvre aux nécessités économiques. Ainsi, la principale cause actuelle d’entrée dans une « situation d’inaccès récurrent à l’emploi » est (d’après les statistiques officielles compilées à partir des données communiquées par les plus grandes guildes) l’illettrisme : en effet, le processus actuel de développement massif de l’usage de machines automates dans l’industrie et la culture en serre réduit fortement les emplois manufacturiers et agricoles, et nécessite ainsi un déplacement rapide de la main-d’œuvre vers les services : or, dans le secteur tertiaire, il est moins souvent possible d’employer des personnes non alphabétisées (et, par ailleurs, l’automatisation de l’industrie et de la culture en serre entraîne une hausse de la nécessité d’alphabétisation des travailleurs de ces secteurs). Il convient de noter que ce déficit des compétences nécessaires ne se limite pas à l’illettrisme : ce dernier n’est que l’inadéquation de compétences la plus répandue dans l’état présent du système économique (les autres causes d’absence ou de manque de compétences efficientes sont détaillées dans mon rapport).
La catégorie dont il est ici question et que nous nommerions celle des « chômeurs » doit donc être entendue comme regroupant les individus dépourvus de compétences efficientes dans l’état actuel du système économique – ou, du moins, ceux dont l’efficience agrégée des compétences n’est pas suffisante.
Or, un travail réflexif a permis aux cabinets conseillant le système de gouvernance de mettre en évidence le fait que cette inadéquation correspond à une absence de lien unissant une capacité individuelle à un besoin collectif : elle peut donc être vue comme une liberté. L’incompétence devient ainsi une opportunité, en ce qu’elle offre aux individus une extrême mobilité, loin de l’attachement à une activité spécifique que constitue tout ensemble défini de compétences utilisables et utilisées. Une fois ce travail effectué, lui a succédé une lourde campagne de communication déployée au niveau de la Ville entière, et dont la tâche a consisté en la déconstruction du vieux stigmate infligé au « vagabond », au « chômeur », etc. (campagne de communication qui figure d’ailleurs parmi les plus massives de l’histoire de la Ville).
Cette redéfinition cognitive et sa diffusion à l’ensemble de Babel a permis une réorganisation économique profonde de celle-ci, réorganisation dont le principal résultat a été de faire passer notre première catégorie de vulnérables moyens de la situation de facteurs productifs inemployés à celle de vecteurs de changement (rôle social plus utile à l’économie babélienne que celui de simple producteur). En effet, et sans leur interdire de chercher en parallèle à développer des compétences efficientes leur permettant un retour dans le marché du travail courant, ces « chômeurs », en échange d’une garantie de la part du système de gouvernance leur permettant notamment d’être logés, sont désormais inscrits dans de puissantes plateformes qui, à l’échelle de chaque quartier voire de plusieurs, permet à tout un chacun d’embaucher un individu pour une activité limitée, y compris réduite à une heure de travail où à une simple livraison ; dans la totalité des cas, il s’agit de tâches trop simples pour justifier l’intervention d’un travailleur « classique », qui serait bien trop coûteux.
De lourde masse inertielle, les individus en question deviennent ainsi une sorte de réserve mobile de main-d’œuvre fluide, employable presque instantanément et pour un large éventail de services. Ainsi, dans le domaine de la livraison, leur apport a permis de mettre fin à l’emploi de livreurs attitrés, trop souvent inoccupés : la livraison est désormais une tâches effectuées parmi d’autres, la main-d’œuvre enregistrée sur ces plateformes y étant ainsi intégrée lors des pics d’activité, pour être ensuite redéployée vers d’autre tâches aux moments de la journée où la demande moins forte dans ce secteur.
Cette nouvelle forme de services, et la redéfinition cognitive qui l’a rendu possible, nous enseignent ainsi que, si elle augmente l’efficience de l’individu, la qualification limite également ses possibilités en l’orientant vers un type de tâches prédéfini, rigidifiant ainsi le marché du travail : un individu sans compétences définies est infiniment plus libre, adaptable, agile. Ainsi, il semble pertinent d’examiner l’hypothèse selon laquelle il serait judicieux que notre prochain plan de productivité interministériel pluriannuel intègre l’objectif du maintien d’une main-d’œuvre non qualifiée, et donc pilotable avec finesse et fluidité. Cette redéfinition sociale du rôle du dit « incompétent » permet en effet bien plus que d’éviter l’inactivité d’une partie de la population non infantile : elle permet d’en faire un facteur majeur de fluidité, d’optimisation et de diversification économique.
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Une démarche analogue fut conduite au sujet des individus qui, souffrant d’addictions (à des stupéfiants ou au jeu, au sexe, etc.) sans que celles-ci n’aient affecté leur santé au point de les faire passer dans la catégorie des vulnérables lourds, devaient jusque-là subir un stigmate social qui, en leur attribuant a priori une inutilité sociale et économique, les condamnait à cette même inutilité (à leur préjudice comme à celui de la société).
Une mission fut là aussi diligentée afin de transformer ce stigmate en opportunité, de faire une force de cette différence ; en l’espèce, le moyen trouvé a été de créer une synergie entre guérison personnelle et utilité sociale. Ce processus étant bien moins avancé que le précédent et encore non systématisé, nous nous contenterons de présenter ici le plus répandu de ces dispositifs, mais surtout d’insister sur le principe directeur des expérimentations en cours (détaillées avec leur état d’avancement dans le rapport ci-joint) : la redéfinition du stigmate en opportunité.
Le dispositif abouti prévoit que, sous contrôle médical et psychologique, il soit assigné à un individu souffrant d’addiction mais en voie de guérison un tuteur, qui lui fournira un appui logistique et juridique afin de lui épargner le stress des contraintes matérielles, mais surtout des multiples contrats nécessaires à la vie babélienne (logement, eau, énergie, transport, relations sexuelles voire amicales dans certains quartiers, etc.), ainsi qu’un accompagnement affectif (avec notamment un nombre hebdomadaire minimal d’heures de disponibilité aux conversations intimes). En échange de cette participation bénévole à sa guérison, le patient fournira à son tuteur des services personnels précisément spécifiés et librement négociés, sous la supervision de la structure d’accueil (à laquelle le tuteur se doit par ailleurs de verser une indemnité, pour couvrir les frais de cette supervision). La liberté contractuelle étant une valeur fondamentale de Babel, et sous réserve d’approbation de la part de la supervision médicale et psychologique, tout type de service est possible.
Ce dispositif permet ainsi d’aider à la fois à la guérison et à son financement, mais aussi de rendre accessibles certains services non plus en versant une somme souvent élevée, mais en aidant l’individu qui vous fournira le service en question (à condition d’accepter un engagement de moyen terme au minimum, sauf bien entendu si l’on est disposé à payer les pénalités afférentes). Une extension de cette forme de contrat de tutorat est d’ailleurs envisagée vers d’autre publics, par exemple des immigrants récents ayant besoin d’une période d’adaptation (ainsi que d’un logement) en attendant d’avoir assuré leur autonomie.
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Comme dans le cas des vulnérables lourds, en plus de l’augmentation de leur bonheur (ici avant tout par la déconstruction du stigmate) et de leur participation au tissu économique (ici, dans le secteur tertiaire), l’inclusion des vulnérables moyens a permis le démantèlement des systèmes d’indemnités créés dans certains quartiers (systèmes bien moins nombreux et importants que dans le cadre des vulnérables lourds, mais non négligeables).
La spécificité de l’inclusion des vulnérables moyens tient d’une part à la principale méthode utilisée (une redéfinition des perceptions à leur égard), d’autre part à ses effets économiques secondaires, dont l’ampleur a peut-être dépassé celle de l’effet principal recherché : d’une part la fluidification de l’économie permise par la constitution d’une réserve de main-d’œuvre mobile a profondément redéfini les rapports économiques, notamment dans la sphère des services ; d’autre part la nouvelle forme de contrat de tutorat « aide à la guérison contre services » a permis une diffusion de la consommation de services trop coûteux pour être largement consommés via l’achat classique, diffusion couplée à un déchargement des structures médicales et, à terme, sociales (ainsi, en cas d’extension de ce type de contrat de tutorat aux immigrants, les centres d’accueil imposés dans certains quartiers au nom du droit à l’intégration pourront être remplacés par des tuteurs individuels qui, eux, ne constitueront pas un coût collectif).
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Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé «Inclusion économique des vulnérables moyens, redéfinition cognitive et nouvelles formes contractuelles : le système babélien».
Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.
Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.