Deuxième lettre sur l’inclusion des vulnérables

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre « Première lettre sur l’inclusion des vulnérables », dont nous recommandons la lecture en amont de celle-ci – même si cette lecture n’est pas strictement nécessaire à la compréhension de la présente lettre]

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission: évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier rapport, je m’étais attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de mon second rapport, que vous trouverez ci-joint, et qui s’attache quant à lui aux vulnérabilités dites moyennes : chômage et addictions. Je me permets de rappeler que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités moyennes (auxquelles est consacré le rapport ci-joint), la solution a tenu essentiellement à une redéfinition de la perception sociale des individus en étant victimes, redéfinition qui a permis une réorganisation organisationnelle qui n’a pas nécessité d’innovation technique réelle. Cette redéfinition est passée par un travail collectif de déconstruction réflexive des stigmates sociaux imposés aux individus touchés par ces vulnérabilités et empêchant leur inclusion adéquate au système économique babélien.

Je traiterai dans un premier temps du cas des individus frappés par ce que nous appellerions « chômage », et dans un second temps de celui des victimes d’addictions.

* * *

Au sens précis, notre première catégorie de vulnérables moyens regroupe les individus ayant perdu un accès suffisamment régulier à des contrats de travail pour leur permettre de se nourrir, se vêtir et, surtout, se loger aisément. 

Le système économique babélien étant hautement efficient, et contrairement au cas du chômage structurel de pays moins avancés, le problème relève ici non pas d’un nombre insuffisant d’emplois, mais d’une inadéquation de la main-d’œuvre aux nécessités économiques. Ainsi, la principale cause actuelle d’entrée dans une « situation d’inaccès récurrent à l’emploi » est (d’après les statistiques officielles compilées à partir des données communiquées par les plus grandes guildes) l’illettrisme : en effet, le processus actuel de développement massif de l’usage de machines automates dans l’industrie et la culture en serre réduit fortement les emplois manufacturiers et agricoles, et nécessite ainsi un déplacement rapide de la main-d’œuvre vers les services : or, dans le secteur tertiaire, il est moins souvent possible d’employer des personnes non alphabétisées (et, par ailleurs, l’automatisation de l’industrie et de la culture en serre entraîne une hausse de la nécessité d’alphabétisation des travailleurs de ces secteurs). Il convient de noter que ce déficit des compétences nécessaires ne se limite pas à l’illettrisme : ce dernier n’est que l’inadéquation de compétences la plus répandue dans l’état présent du système économique (les autres causes d’absence ou de manque de compétences efficientes sont détaillées dans mon rapport).

La catégorie dont il est ici question et que nous nommerions celle des « chômeurs » doit donc être entendue comme regroupant les individus dépourvus de compétences efficientes dans l’état actuel du système économique – ou, du moins, ceux dont l’efficience agrégée des compétences n’est pas suffisante.

Or, un travail réflexif a permis aux cabinets conseillant le système de gouvernance de mettre en évidence le fait que cette inadéquation correspond à une absence de lien unissant une capacité individuelle à un besoin collectif : elle peut donc être vue comme une liberté. L’incompétence devient ainsi une opportunité, en ce qu’elle offre aux individus une extrême mobilité, loin de l’attachement à une activité spécifique que constitue tout ensemble défini de compétences utilisables et utilisées. Une fois ce travail effectué, lui a succédé une lourde campagne de communication déployée au niveau de la Ville entière, et dont la tâche a consisté en la déconstruction du vieux stigmate infligé au « vagabond », au « chômeur », etc. (campagne de communication qui figure d’ailleurs parmi les plus massives de l’histoire de la Ville).

Cette redéfinition cognitive et sa diffusion à l’ensemble de Babel a permis une réorganisation économique profonde de celle-ci, réorganisation dont le principal résultat a été de faire passer notre première catégorie de vulnérables moyens de la situation de facteurs productifs inemployés à celle de vecteurs de changement (rôle social plus utile à l’économie babélienne que celui de simple producteur). En effet, et sans leur interdire de chercher en parallèle à développer des compétences efficientes leur permettant un retour dans le marché du travail courant, ces « chômeurs », en échange d’une garantie de la part du système de gouvernance leur permettant notamment d’être logés, sont désormais inscrits dans de puissantes plateformes qui, à l’échelle de chaque quartier voire de plusieurs, permet à tout un chacun d’embaucher un individu pour une activité limitée, y compris réduite à une heure de travail où à une simple livraison ; dans la totalité des cas, il s’agit de tâches trop simples pour justifier l’intervention d’un travailleur « classique », qui serait bien trop coûteux.

De lourde masse inertielle, les individus en question deviennent ainsi une sorte de réserve mobile de main-d’œuvre fluide, employable presque instantanément et pour un large éventail de services. Ainsi, dans le domaine de la livraison, leur apport a permis de mettre fin à l’emploi de livreurs attitrés, trop souvent inoccupés : la livraison est désormais une tâches effectuées parmi d’autres, la main-d’œuvre enregistrée sur ces plateformes y étant ainsi intégrée lors des pics d’activité, pour être ensuite redéployée vers d’autre tâches aux moments de la journée où la demande moins forte dans ce secteur.

Cette nouvelle forme de services, et la redéfinition cognitive qui l’a rendu possible, nous enseignent ainsi que, si elle augmente l’efficience de l’individu, la qualification limite également ses possibilités en l’orientant vers un type de tâches prédéfini, rigidifiant ainsi le marché du travail : un individu sans compétences définies est infiniment plus libre, adaptable, agile. Ainsi, il semble pertinent d’examiner l’hypothèse selon laquelle il serait judicieux que notre prochain plan de productivité interministériel pluriannuel intègre l’objectif du maintien d’une main-d’œuvre non qualifiée, et donc pilotable avec finesse et fluidité. Cette redéfinition sociale du rôle du dit « incompétent » permet en effet bien plus que d’éviter l’inactivité d’une partie de la population non infantile : elle permet d’en faire un facteur majeur de fluidité, d’optimisation et de diversification économique.

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Une démarche analogue fut conduite au sujet des individus qui, souffrant d’addictions (à des stupéfiants ou au jeu, au sexe, etc.) sans que celles-ci n’aient affecté leur santé au point de les faire passer dans la catégorie des vulnérables lourds, devaient jusque-là subir un stigmate social qui, en leur attribuant a priori une inutilité sociale et économique, les condamnait à cette même inutilité (à leur préjudice comme à celui de la société).

Une mission fut là aussi diligentée afin de transformer ce stigmate en opportunité, de faire une force de cette différence ; en l’espèce, le moyen trouvé a été de créer une synergie entre guérison personnelle et utilité sociale. Ce processus étant bien moins avancé que le précédent et encore non systématisé, nous nous contenterons de présenter ici le plus répandu de ces dispositifs, mais surtout d’insister sur le principe directeur des expérimentations en cours (détaillées avec leur état d’avancement dans le rapport ci-joint) : la redéfinition du stigmate en opportunité.

Le dispositif abouti prévoit que, sous contrôle médical et psychologique, il soit assigné à un individu souffrant d’addiction mais en voie de guérison un tuteur, qui lui fournira un appui logistique et juridique afin de lui épargner le stress des contraintes matérielles, mais surtout des multiples contrats nécessaires à la vie babélienne (logement, eau, énergie, transport, relations sexuelles voire amicales dans certains quartiers, etc.), ainsi qu’un accompagnement affectif (avec notamment un nombre hebdomadaire minimal d’heures de disponibilité aux conversations intimes). En échange de cette participation bénévole à sa guérison, le patient fournira à son tuteur des services personnels précisément spécifiés et librement négociés, sous la supervision de la structure d’accueil (à laquelle le tuteur se doit par ailleurs de verser une indemnité, pour couvrir les frais de cette supervision). La liberté contractuelle étant une valeur fondamentale de Babel, et sous réserve d’approbation de la part de la supervision médicale et psychologique, tout type de service est possible.

Ce dispositif permet ainsi d’aider à la fois à la guérison et à son financement, mais aussi de rendre accessibles certains services non plus en versant une somme souvent élevée, mais en aidant l’individu qui vous fournira le service en question (à condition d’accepter un engagement de moyen terme au minimum, sauf bien entendu si l’on est disposé à payer les pénalités afférentes). Une extension de cette forme de contrat de tutorat est d’ailleurs envisagée vers d’autre publics, par exemple des immigrants récents ayant besoin d’une période d’adaptation (ainsi que d’un logement) en attendant d’avoir assuré leur autonomie.

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Comme dans le cas des vulnérables lourds, en plus de l’augmentation de leur bonheur (ici avant tout par la déconstruction du stigmate) et de leur participation au tissu économique (ici, dans le secteur tertiaire), l’inclusion des vulnérables moyens a permis le démantèlement des systèmes d’indemnités créés dans certains quartiers (systèmes bien moins nombreux et importants que dans le cadre des vulnérables lourds, mais non négligeables).

La spécificité de l’inclusion des vulnérables moyens tient d’une part à la principale méthode utilisée (une redéfinition des perceptions à leur égard), d’autre part à ses effets économiques secondaires, dont l’ampleur a peut-être dépassé celle de l’effet principal recherché : d’une part la fluidification de l’économie permise par la constitution d’une réserve de main-d’œuvre mobile a profondément redéfini les rapports économiques, notamment dans la sphère des services ; d’autre part la nouvelle forme de contrat de tutorat « aide à la guérison contre services » a permis une diffusion de la consommation de services trop coûteux pour être largement consommés via l’achat classique, diffusion couplée à un déchargement des structures médicales et, à terme, sociales (ainsi, en cas d’extension de ce type de contrat de tutorat aux immigrants, les centres d’accueil imposés dans certains quartiers au nom du droit à l’intégration pourront être remplacés par des tuteurs individuels qui, eux, ne constitueront pas un coût collectif).

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Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé «Inclusion économique des vulnérables moyens, redéfinition cognitive et nouvelles formes contractuelles : le système babélien».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.

Economie adoptive, luttes intraoligarchiques et Etats périphériques (seconde partie)

[note pour le lecteur : ce texte est la seconde partie d’une étude dont la première peut être consultée via ce lien]

II) Guerre juridico-informationnelle et conséquences

La grande offensive lancée contre le monopole de la faction bleue sur le marché de l’adoption importée est intéressante à deux titres: elle illustre les modalités des conflits intraoligarchiques babéliens, mais aussi les conséquences démesurées que peuvent entraîner ces conflits sur les alliés extrababéliens des différents réseaux oligarchiques.

Nous présenterons d’abord la préparation de l’offensive puis son déroulement (A), avant de décrire l’effondrement rapide que causa à Ishtar la chute brutale de son économie adoptive (B), puis de revenir sur la manière dont les factions coalisées recomposèrent à leur profit une nouvelle filière d’importation d’enfants étrangers (C).

A) Refonte des perceptions et armement d’un procès

Selon cet art de la guerre intraoligarchique qui prit forme dès lors que Babel fut entrée dans son âge classique, les autres grandes factions coalisées lancèrent leur attaque dans les deux dimensions les plus favorables à l’offensive : l’opinion, et le tribunal.

Dans un premier temps, et d’une manière particulièrement agile qui mériterait sans doute une monographie, la coalition diffusa sur près d’une année, de manière légère mais par une très grande multiplicité de supports, à la fois la croyance en un redressement alimentaire de l’Etat d’Ishtar, et donc en la fin de la mort de masse d’enfants dans cette contrée, et celle en la douceur toute édénique des orphelins issus d’un lointain pays forestier, paré de toutes les idées babéliennes sur l’innocence naturelle de l’humanité – ce pays a reçu des études babéliennes le nom de Pardès, son nom originel étant lui aussi perdu.

En parallèle de cette préparation cognitive de la réorganisation du secteur de l’adoption importée, fut montée l’offensive juridique dont notre «  Lettre sur le fait accompli  » rappelle le souvenir1. Les factions coalisées retournèrent à leur profit les natifs d’Ishtar vivants à Babel «  en propre  », c’est-à-dire ayant immigré sans avoir été adopté – les orphelins adoptés ayant pour leur part tendance à s’agréger plutôt à la communauté de leur famille d’accueil, en général issue des classes supérieures voire très supérieures, tout en profitant bien entendu de leur aura de rescapé. Ces immigrés ishtarotes autonomes avaient, assez curieusement, exploité la renommée de leur petit pays pour, à partir des récits un peu fantasmés diffusés par la faction bleue, se forger une réputation d’occultistes de salon – la pratique ludique de rites dits traditionnels ayant toujours été une des façons, pour les classes les plus élevées, de pratiquer cette «  consommation ostentatoire  » dont parlait Thorstein Veblen, ou encore cette «  distinction  » dont parlait Pierre Bourdieu  : il s’agissait de montrer que l’on pouvait se permettre les plus exotiques des excentricités. Les individus en question, déjà installés, avaient tout intérêt à voir stopper l’afflux en provenance de leur contrée, afin de garantir leur rareté et, partant, la cherté de leurs services  ; de plus, ils obtinrent en échange de leur concours la préservation par la contre-campagne médiatique visant Ishtar de la réputation de ce pays en matière de science occulte : seule la perception de sa situation alimentaire serait reformatée ; enfin, et surtout, ils n’avaient nullement les moyens d’empêcher pareille opération et, dans ces cas-là, la stricte rationalité commande de participer afin d’obtenir quelque chose de l’inévitable.

C’est donc ainsi qu’eut lieu le procès relaté dans la lettre que nous avons publiée, lancé au moyen d’un citoyen d’Ishtar se plaignant d’avoir vu son enfant adopté sans son consentement – adoption et plainte arrangées, bien évidemment – et conduit en apparence par les Ishtarotes immigrés ; procès dont l’arrêt final posa comme condition à toute adoption la preuve du caractère d’orphelin de l’enfant adopté : plus de 80% des enfants importés depuis Ishtar n’étant pas orphelins, c’était signer la fin de l’adoption importée de masse. L’image du pays dans l’opinion babélienne ayant de plus été reconfigurée, il n’était pas non plus possible de passer à une adoption de luxe, plus réduite, mais mieux rétribuée, et donc toujours rentable. La faction bleue eut l’intelligence de le comprendre immédiatement, et de cesser du jour au lendemain la commande de tout nouvel adopté ; elle comptait sur la déstabilisation profonde de l’État d’Ishtar pour réduire les risques de procès de sa part devant les tribunaux babéliens pour la rupture brutale des contrats de long terme qu’elles avaient signés, et qui fixaient pour dix années un flux d’enfants minimum garanti de part et d’autre.

B) Conséquences sur place  : explosion démographique

Or, du fait de la colossale asymétrie avec Babel, l’économie d’Ishtar s’était rapidement structurée autour de l’élevage et de l’exportation d’enfants vers la Ville Universelle. L’État avait pris un rôle moteur en mettant en place des centres dédiés, et en y rétribuant un nombre important d’hommes et surtout de femmes pour générer un maximum d’enfants à envoyer ensuite à Babel : au moment de la rupture, on estime à plus de 30 000 les femmes employées dans ces établissements d’État et vouées exclusivement à la reproduction pour l’exportation. La fin des contrats avec Babel jeta évidemment ces femmes, ainsi que le millier d’hommes chargés de les féconder, dans la misère ; mais, surtout, elle priva Ishtar d’un afflux massif de la si précieuse devise babélienne.

Or, selon la célèbre mécanique du syndrome hollandais2, l’afflux de devises par le secteur de l’adoption avait, peu à peu, détruit l’économie de production d’Ishtar, le réduisant à la dépendance dans de nombreux domaines vitaux – et, notamment, dans l’alimentation. Aussi, l’ironie tragique de cette affaire est que la fin de la réputation d’Ishtar comme pays de la famine eut lieu au moment même où, l’argent n’étant plus là pour importer des denrées, le tiers de sa population périt de faim en quelques années – le temps pour une agriculture vivrière de se reconstituer, et pour la population de revenir à ses niveaux d’avant l’essor. L’excédent de population né de la prospérité étant encore jeune au moment de l’effondrement, les morts furent en immense majorité des adolescents et des enfants : cruelle ironie, ici aussi.

Au cours des troubles civils occasionnés par la famille, l’élite traditionnelle, complètement prise de court par les événements, finirait piégée dans sa capitale, et massacrée en quasi intégralité – dénouement qui, retirant leurs anciens alliés susceptibles de les attaquer devant les tribunaux, ouvrit la voie à une intervention humanitaire financée et menée par les membres de la faction bleue, qui en profiteraient pour prendre le contrôle presque direct du pays et en faire, à terme, un des greniers à blé de Babel.

C) Second temps  : retournement de l’interdiction et filière en condominium

Pendant ce temps, à Babel, la seconde phase du plan des factions coalisées contre la bleue fut enclenchée, par le lancement du procès dont la «  Lettre sur le fait accompli  » est le récit vu d’en bas : un couple fut poussé à adopter un enfant non orphelin en provenance du Pardès, et à ouvrir eux-mêmes un procès en demandant une indemnisation de grossesse – chose alors encore jamais vue pour une adoption3.

Il était évident dès son édiction qu’à terme, la limite mise à l’adoption à l’étranger serait levée : il avait fallu la coalition de la majorité des oligarques de la Ville pour l’imposer, et eux-mêmes ne pouvaient pas tenir longtemps sur cette ligne qui contredisait à la fois des principes incontestés et des pratiques répandues. Aussi le retournement ne fut-il qu’une formalité, quand bien même l’aplomb du couple ayant servi de prétexte a pu laisser pantois le rédacteur de la lettre que nous avons publiée : il n’est pas plus fantasque que les prétextes diplomatiques qu’on trouve aux guerres longuement préparées.

Aussi, après que le procès eut autorisé à nouveau – et définitivement – l’adoption d’enfants non orphelins (et y compris contre le consentement des parents, au nom de l’égalité de l’enfant), les factions coalisées organisèrent une guilde commune ayant le monopole de l’importation d’orphelins depuis le Pardès, en gardant ostensiblement hors du marché la seule faction bleue : et la correspondance des grands oligarques membres de cette dernière montre qu’ils comprirent parfaitement de quoi il retournait – ils devaient d’ailleurs commencer à ce moment de discuter l’éventualité de l’abandon de leur monopole sur les interventions extérieures, qui était le vrai nœud du problème.

En conclusion, deux conséquences sur le marché de la filiation de la rupture brutale

Nous signalerons seulement ici deux évolutions issues directement de la fin brutale de l’économie de l’adoption à Ishtar, et qui concernent au premier chef le marché de la filiation.

Premièrement, la grande famine consécutive à l’effondrement de son économie d’État adoptive entraînant une grande émigration hors du pays d’Ishtar, dont une part significative prit la route de Babel – que les Ishtarotes savaient la plus ouverte à tout afflux de main-d’œuvre. Des marchands des bas niveaux organisèrent alors un réseau d’adoption illégale depuis la fraction de la Plaine où s’établirent les moins chanceux, et en direction des quartiers tenus par la plèbe qui, pour des raisons encore non identifiées, était particulièrement désireuse de se fournir en enfants issus d’Ishtar.

Secondement, et une génération à peine après l’avoir transformé en grenier à blé, la faction bleue ferait d’Ishtar un des hauts lieux de la première industrialisation de la location d’utérus, redonnant ainsi pour une vingtaine cinquantaine d’années à ce pays un rôle central dans la vaste économie de la filiation organisée par Babel à l’échelle de la Pangée entière.

* * *

1 La vision portée par cette lettre est celle d’un travailleur du bâtiment qui, bien entendu, n’avait absolument pas accès aux informations lui permettant d’identifier les causes réelles du lancement de ce procès – l’information étant à Babel une des ressources les plus coûteuses, elle fait partie des plus inégalement réparties.

2 Nommée ainsi en référence à la situation dans lequel la découverte de gaz naturel dans la Mer du Nord a placé les Pays-Bas, la «  maladie hollandaise  » désigne le mécanisme par lequel un avantage compétitif fort dans un secteur entraîne un afflux de devises étrangères pour acheter le produit compétitif (ressource naturelle notamment), entraînant ainsi une forte appréciation de la monnaie du pays, et par conséquent une baisse de sa compétitivité et donc la destruction progressive du reste de son économie productive – par baisse des exportations autres que celle du produit particulièrement compétitif puis par hausse des importations.

3 Il faut noter que, évidemment, des adoptions d’enfants non orphelins s’étaient poursuivies durant l’interdiction, mais seulement à titre individuel et pour des foyers particulièrement aisés : mais il n’y a avait plus de filière formellement organisée et de grande ampleur.

Economie adoptive, luttes intraoligarchiques et Etats périphériques (première partie)

Cette courte étude a pour objet de montrer, au travers de l’exemple de l’économie de la filiation – et, plus précisément, de l’économie de l’adoption – comment s’articulaient les relations économiques extérieures de Babel avec la compétition oligarchique en son sein. Plus précisément, il s’agit de décrire comment, au vu de l’abyssale asymétrie économique et militaire, de petits pays se sont retrouvés réduits à l’état de pions, et ce non pas dans le cadre de conflits entre grandes puissances mondiales, mais dans celui d’affrontements internes à la seule et unique puissance de l’époque.

La première partie de notre étude décrira la mise en place d’une relation exclusive entre une faction oligarchique babélienne et un Etat périphérique, relation qui par ailleurs accouchera – sans mauvais jeu de mots – de la première filière internationale de masse dans l’histoire du marché de la filiation. Dans notre seconde partie, nous nous pencherons sur la destruction de cette filière par l’ensemble des autres factions oligarchiques, ainsi que sur ses conséquences et ses suites – à Babel et ailleurs.

I )Montée de la faction bleue et création concertée d’un flux d’enfants adoptés

Après avoir décrit la montée de la « faction bleue » (A), nous nous intéresserons à la mise en place par cette dernière de l’économie adoptive dans l’Etat d’Ishtar (B), puis à la croissance forte que connurent très vite les exportations d’enfants de ce pays vers Babel (C).

A) La faction bleue

Le terme de « faction bleue », comme tout nom de « faction », est un outil intellectuel créé dans le cadre de l’étude des rapports de pouvoir à Babel. Cette dernière est en effet gouvernée bien moins par des territoires que par des réseaux : or, tout comme une ville peut se situer à la fois sur le réseau ferroviaire et le réseau routier – et, dans le cadre de ce second réseau, sur les réseaux autoroutier et routier stricto sensu –, un individu ou un groupe peut tout à fait être intégré sans plusieurs réseaux, et c’est même le cas dans l’immense majorité des cas – et c’est d’autant plus le cas, en moyenne, si cet individu a une position sociale élevée.

Le terme de «  factions  » sert à distinguer et à désigner les grands réseaux oligarchiques de pouvoir dont il est possible, sans approximation excessive, de dire qu’ils gouvernent effectivement la ville de Babel, notamment via la tentaculaire table de négociation qu’est le système de gouvernance – qui est comme un réseau connectant ces factions afin de leur permettre, autant que possible, de s’accorder.

La faction bleue est un de ces groupes les mieux étudiés. Elle se forme aux débuts de l’âge classique de Babel – c’est-à-dire après la mise en place et la solidification de l’architecture urbaine, économique et institutionnelle de la Ville –, à la faveur des premières interventions extérieures. Cette faction a en effet pour cœur l’alliance de réseaux rattachés à l’économie militaire (industries d’armement, écoles militaires), économie qui est alors expansion fulgurante du fait de l’adoption par Babel de la doctrine de l’intervention humanitaire1, et d’autres acteurs qui ont choisi de réorienter leur activité afin de profiter des opportunités offertes par l’adoption de cette doctrine : des guildes de construction bien entendu, mais aussi des cabinets d’avocats qui se spécialisèrent alors dans le droit humanitaire (avec notamment des procès intentés par des éléments issus de populations étrangères afin de forcer Babel à lancer une intervention, procès qui assurèrent à la faction bleue de nombreuses interventions et donc de nombreux marchés), des instituts d’analyse qui développèrent tout un savoir opératif de «  construction de la paix  », des agences de communication chargées de défendre l’image de telle ou telle intervention, etc.

Il va sans dire qu’un réseau de cette taille et de cette puissance disposait d’agents dans l’ensemble des secteurs économiques de la Ville ; mais sa cohérence, c’est-à-dire le faisceau d’intérêts autour duquel se groupaient les grands acteurs qui le structuraient, tenait à cette économie générée par les interventions militaires humanitaires.

B) Excédent démographique et avantage comparatif d’image

Alors que la faction bleue était déjà bien structurée et installée dans les sommets de la Ville, il y avait un petit État continental – nommé Ishtar par les historiens, mais dont on ignore le nom originel – qui connaissait une natalité galopante, au point de le maintenir presque constamment au seuil de la révolte, sinon de la guerre civile. Un agent peu connu – soit un officier, soit un prospecteur commercial – rattaché à la faction bleue et présent dans le cadre d’une intervention dans un pays limitrophe d’Ishtar, eu alors l’idée de monter une petite agence d’adoption étrangère – si les problèmes de natalité étaient encore faibles, ils préoccupaient déjà beaucoup, notamment dans les classes les plus supérieures.

L’affaire prit rapidement de l’ampleur, et l’agent en question eut alors l’intelligence de tirer parti d’un réseau personnel de connaissances visiblement étendu pour monter, à crédit, une vaste campagne médiatique : par nombre de productions culturelles et de reportages, il implanta dans les plus hauts quartiers la connaissance de ce petit pays, et y associa l’image d’enfants pauvres et adorables, mourant du manque de nourriture et d’amour. Il avait de plus négocié une exclusivité avec les autorités locales, moyennant des largesses bien entendu, mais aussi l’assurance d’une exportation minimale d’enfants hors de l’État surpeuplé d’Ishtar. Son succès rapide le força rapidement à admettre à son capital nombre d’individus clés de la faction bleue, non sans s’assurer ainsi la richesse à vie.

Et, en cinq années à peine, la faction bleue organisa un flux d’environ 10 000 enfants/an.

C) Le poids croissant de l’économie de l’adoption

Dix ans après que ce niveau de 10 000 enfants importés chaque année eut été atteint, la situation de la faction bleue et l’importance du marché de l’adoption avaient toutes deux subis d’importantes mutations.

Désormais la plus puissante de la Ville, la faction bleue avait vu se concentrer contre elles l’attention de ses rivales – comme souvent en régime oligarchique dès qu’une tête dépasse trop. En particulier, une guerre normative avait commencé de se mener contre les interventions humanitaires – elle ne prendrait fin qu’un demi-siècle plus tard, lorsque la faction bleue finirait par accepter de soumettre ce marché aux mécanismes de répartition et de négociation dans le cadre du système de gouvernance.

Par ailleurs, le marché de l’adoption s’était encore étendu, du fait de la diffusion constante des modes de vie des classes les plus avancées à d’autres (un peu) moins bien loties – et, partant, plus nombreuses. De manière générale, le marché de la filiation fut l’un des plus disputés de l’histoire de la Ville, du fait de sa constante et importante progression d’une part, et de la grande et croissante variété des offres disponibles. On estime que, à l’époque du déclenchement de l’offensive contre la filière d’adoption montée par la faction bleue (dont traitera notre seconde partie), plus de 20 000 enfants étaient importés chaque année à Babel pour être adoptés ; 45% des foyers du Paradis, 25% de ceux de la Ville Haute et 5 à 10% de ceux des dix niveaux supérieurs de la Ville Basse comptaient au moins un enfant adopté2. Du point de vue économique, on estime que la valeur du secteur de l’adoption importée était du même ordre de grandeur que ce que peut représenter celui du luxe dans notre économie.

Or ce marché avait évolué au-delà même des attentes des meneurs de la faction bleue, entraînant une disproportion entre son importance et son niveau de sécurisation : il serait assez logiquement choisi comme point d’attaque privilégié sur cette faction en passe de devenir trop puissante

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1 Pour la description d’une de ces interventions, voir notre Lettre sur une intervention libératrice.

2 Pour une explication rapide de l’organisation socio-spatiale de la Ville, voir notre Courte introduction à la civilisation babélienne ; pour une plongée plus longue, nous nous permettrons de renvoyer au livre que nous avons publié.

Présentation de nos études

Assez rapidement après la publication de nos premières lettres babéliennes, plusieurs voix se sont élevées parmi notre équipe en faveur de la diffusion non seulement de documents originaux, mais aussi d’études, rédigées par nos historiens à la destination du large public qu’entend toucher notre projet.

La volonté d’échapper au cadre universitaire étant un des fondements de notre équipe, l’opposition à ce nouveau type de publication fut d’abord majoritaire mais, pour des raisons diverses, la majeure partie de notre équipe a fini par être acquise à l’idée d’un élargissement de notre spectre.

Nous nous sommes donc mis d’accord sur la publication, en sus de documents issus de Babel, de versions remaniées d’articles scientifiques publiés par nos membres dans les revues d’histoire babélienne – Annales babéliennes¸ Bulletin de la société internationale d’études babéliennes, Hérodote babélien, Revue d’historie pangéenne, etc. L’objectif est de fournir à nos lecteurs de courts éclairages savants sur Babel, avec pour but secondaire de les introduire à la diversité des écoles historiques qui s’attachent à l’étude de la Ville universelle.

Ces textes universitaires seront, bien entendu, assez lourdement remaniés : raccourcis, mais surtout débarrassés d’une grande part de leurs discussions documentaires, méthodologiques et théoriques, ainsi que de la quasi-totalité de leurs notes de bas de page – nous nous contenterons notamment de citer les sources uniquement lorsqu’il s’agit de documents que nos lecteurs peuvent consulter via notre projet.

Tout comme pour nos documents babéliens – en l’espèce et pour l’instant, nos lettres babéliennes –, il est fort possible et même probable que nombre de mécanismes, de situations, d’épisodes rappellent à nos lecteurs des éléments de notre histoire récente, voire de notre actualité. Nous le répétons ici : notre projet est justement né du constat que Babel peut, davantage peut-être que toute autre civilisation passée, nous aider à comprendre notre monde – nous en sommes mêmes venus, entre nous, à plaisanter de ce que Babel n’aurait jamais existé, et ne serait que le fruit de notre imagination, sécrété afin de mettre au jour les grandes tendances de notre temps, par-delà le voile diffus qu’interposent entre lui et nous le brouillard des évènements, la présence persistante d’héritages divergents, ainsi que l’éternel aveuglement de l’homme à ce qui se déroule précisément sous son nez.

Si ces études ne permettront pas une même sympathie avec ces êtres disparus il y a des milliers de milliers d’années que les lettres écrites de leur main, elles donneront cependant – du moins nous l’espérons – une vision à la fois plus globale et mieux articulée, assortie de grilles de lectures que nous essaierons de varier ; ainsi s’agit-il de donner à nos lecteurs une idée plus structurée mais toujours plurielle de la civilisation babélienne.

Enfin, nous tâcherons, autant que faire se peut, de diffuser en priorité des études dont au moins un de nos documents publiés a servi de source, et, symétriquement, de privilégier à l’avenir la publication de documents cités dans nos études ; les uns renvoyant aux autres, il sera ainsi possible à nos lecteurs, une fois nos archives étoffées, de naviguer entre une étude et ses différentes sources, ou peut-être entre certaines sources particulièrement riches et les différentes interprétations qu’en font plusieurs études.

Lettre sur un défenseur des droits

Cher frère,

J’espère que de ton côté tout va bien. Pour moi, pour tout te dire, jamais j’avais eu autant l’impression de faire le tapin du démon, de le laisser me souiller jusqu’au fond pour l’or, l’or, cet or qui avachit tout !

Pardon d’attaquer si sombre, mais c’est une vraie sombre horreur qu’on bâtit en ce moment. Une « clinique d’enfantements non-humains », d’abord j’avais cru à un banal hall à vétos : c’est à la mode ici de dire « non-humains » ou « animaux non-humains » pour « animaux ». Alors officiellement c’est parce que l’homme est aussi un animal, mais je me dis que c’est surtout en fait parce que ça lui plaît, de se faire des nœuds à la cervelle, de pondre des floppées de mots pour rien… non, par pour rien, tiens, ça leur plaira à nos amis des animaux  : ces mots vides qu’il invente sans arrêt, ça lui sert surtout à faire le beau, comme un chien !

Dans cette « clinique », les non-humains, c’est plutôt des presque humains, à qui ils ont fait je sais pas quoi qui leur a comme vidé le crâne, arraché la douleur et les sentiments, et les a rendus tout dociles, plus doux encore que l’agneau. C’est tout récent comme invention, l’usine qu’on installe est la deuxième seulement. Oui, une usine : on ne va rien enfanter crois-moi, on va fabriquer. Toute ma vie je me souviendrai de cette semaine où on a installé, dans un couloir long comme une vie sans femme, trois rangées étagées de cuves en verre, couvertes de boutons de commande et de tuyaux, où ils mettront en culture ces pauvres choses, en attendant de les « enfanter », de les arracher à cette machine qui les aura enfantés comme le moule accouche du vase… Ce malaise de quand tout le monde sait qu’on est tous en train de tremper dans le sale, le vaseux, même pas le sanglant ou le bon vieux défendu, vraiment le vaseux, plein de glaires et de bulles crasseuses… On a bien essayé nos blagues de tous les jours pour combler le silence, mais on a fini par plus rien dire et juste accélérer, pour vite être débarrassés… et, surtout, ne pas se demander, ne pas deviner pourquoi ils se donnent la peine de produire ces…

Mais je voulais justement te raconter une de ces histoires qui a réussi à bien nous amuser et que, du coup, on s’est répétée le soir, autant qu’on pouvait. Y’a quand même du bon dans ces procès spectacles.

Un procès fameux, dans un quartier lointain mais qui a passionné toute la Ville. Et il l’aura bien fait gigoter, cette tumeur colossale, cette tripe obèse avachie sur sa montagne, confite dans son or !

Trois fois trois fois rien, au début : un pékin entend dans la rue un autre pékin promettre à son chien un biscuit s’il est sage dans le transport. Trempé de justice comme toi et moi on l’est d’eau après une averse, notre premier pékin, grand défenseur des droits universels, choisit alors de sacrifier du temps à la vérification de que le pauvre opprimaté à quatre pattes ne sera pas trompé, et qu’il aura bien ce que lui a promis son compagnon humain : il reste donc dans le transport, même après son arrêt. Encore un qui a du temps à perdre, et surtout pas besoin de trimer pour manger, penseras-tu : mais attends.

Comme le dernier des mouchards, notre pékin au cœur d’or (c’est le mot) suis donc le chien et son maître et là évidemment, l’humain ne donne pas son biscuit au pauvre toutou, qui a pourtant été sage, oui, plusieurs témoins le certifieront au tribunal, il a été sage, comme une image ! Pire, frangin, pire ! Le pauvre animal non-humain avait tellement souffert déjà, que pour lui c’était naturel, « intériorisé » comme ils disent : il n’a même pas osé réclamer sa récompense !

Alors là, bien sûr, tellement plein d’empathie qu’il en a presque chougné, mais surtout très conscient des droits de tout le monde partout et tout le temps, notre défenseur décide illico de prendre des contacts parmi les témoins de la terrible opprimation (témoins qu’il promet de payer bien sûr, non, pardon, d’ « indemniser », maître mot !), puis d’aller voir un avocat, pour rétablir la justice.

De quoi se mêle-t-il me diras-tu : mais du droit universel ! Car après tout, la promesse au chien était un contrat  : « si t’es sage t’auras un nonosse », c’est comme « si tu répares ma cuisine, je te paye » ! Parce que les chiens, tous les non-humains souffrent, on le sait, et donc il sont nos égaux, alors il faut respecter nos contrats avec eux, aussi. Grand principe ici, la souffrance qui anoblit !

Mais tu me diras qu’il peut pas porter plainte le caniche, et tu as raison. Mais beaucoup de fous ou de comateux peuvent pas vraiment non plus : alors c’est souvent leur famille qui s’en occupe mais, en fait, tout le monde peut les défendre, puisque le droit est universel. A Babel, n’importe quel pékin qui voit un type sans défense se faire emmerder, a le droit de porter plainte au nom de l’opprimaté. Oui, si je vois une brute tambarder un attardé, je peux illico me déclarer défenseur et allez poursuivre le bourreau au nom de la victime, et même sans lui dire pour empêcher qu’on la menace. Et je peux le faire même si j’ai juste entendu une insulte, une « violence verbale », et si elle est gratinée, pas besoin que la victime soit là pour l’entendre, qu’elle se soit faite insulter en face : ce qui compte, c’est sa dignité. (Y’a d’ailleurs des disputes cocasses quand on a plusieurs défenseurs pour la même victime et même pour la même violation de ses droits, mais c’est une autre histoire). Bref, pour les chiens, rien de différent : ils souffrent donc il faut les défendre, et comme ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes, hé bien n’importe qui le peut.

C’est beau et logique, alors, que demande le peuple ?

Et en plus, c’est gratuit ! Parce que les défenseurs des droits d’autrui, vois-tu, ne sont même pas payés ! Chapeau les gars ! Ils sont juste indemnisés, pour leur temps perdu. C’est tout. Une indemnité… proportionnelle à ce que doit raquer le bourreau une fois condamné, pour, vois-tu, faire contribuer l’opprimaté « à hauteur de ses moyens » : pas du tout pour rémunérer le défenseur au résultat ! Je t’avais dit : « indemnité », maître mot !

C’est vrai beau.

Et vois-tu, notre défenseur du jour était vraiment très, très serviable, tout le temps, et donc très expert (on dira qu’à force de sauver les gens, il était devenu secouriste). Il ne faisait d’ailleurs que ça de sa vie, défendre les droits des autres, et même, dans son cas, les droits des bêtes seulement (pardon, des animaux non-humains) : alors heureusement qu’il les avait ses indemnités, sinon de quoi il vivrait ? La générosité, ça nourrit pas son homme ! Sauf à Babel : alors, vivent les indemnités !

Ils sont un essaim de plus en plus nombreux, à rôder dans les quartiers moyens pour « constater des violations des droits », et barboter le pauvre type qui fait le pas de travers au mauvais endroit, au mauvais moment (dans les quartiers moyens, parce que plus haut tout le monde est farci d’avocats, et plus bas les pénalités sont trop basses pour « couvrir les frais »).

Et autant te dire que le pauvre pékin qui a oublié de donner le susucre, ça lui a coûté cher. Grosse pénalité, et pas juste pour rupture de contrat, mais pour en plus atteinte à la dignité ! Parce que Babel sait bien qu’il a fait ça par préjugé, et que ça n’a rien à voir avec essayer de pas payer son plombier : et quand on combat un préjugé il faut taper encore plus fort, on est plus dans la réparation, on est dans la rééducation ! On lui a même enlevé son chien, comme on enlève un enfant à ses parents qui le tambardent, ou dans certains quartiers qui ne lui donnent pas de petit frère, et on l’a placé dans des refuges pour « animaux non-humains maltraités ». Je te parie un bras qu’ils doivent mettre des billets pour aider aux procès ces refuges, c’est comme ça, ici tout se tient et va dans le même sens.

Et puis côté réputation, vu comment l’histoire a émoustillé les journaleux, là aussi il a pris cher, et encore, heureusement qu’il a une chance d’être lavé par notre oubli, avec tous ces procès qui s’enchaînent et s’enchaînent. Mais en attendant, s’il a pas de réserves, un petit exil risque de s’imposer pour lui, parce que bonjour pour trouver du boulot quand y’a écrit « opprimateur » sur ta face. Même pas la faute des patrons : il suffit qu’un journaleux en rade passe devant chez vous et capte votre employé opprimateur pas oublié, et vous êtes bon pour un torrent de boue et de glaviots, qui attirera la meute de rats en recherche de procès que vous perdrez, parce que tout le monde vous hait !

Remarque bien le raffinement frangin, regarde ce que c’est, la civilisation : on n’attend plus un moment de faiblesse pour te dépouiller à coups de latte, on attend une erreur pour te détrousser à coup de procès. C’est moins violent, moins salissant, et puis ça génère tellement de boulot ! C’est ça le progrès : pour régler les problèmes, on passe des bagarres à un contre un aux procès à dix contre dix en moyenne, et encore, sans compter les arbitres, le personnel du tribunal, les journaleux qui blablatent, les intéressés extérieurs qui viennent miser leur billet, etcétéra : tellement de boulot à partir de rien, et pour la justice, si c’est pas tout beau !

Alors, tu comprends, le temps de finir, je suis de plus en plus discret, on ne sait jamais. C’est aussi pour ça qu’on ne dit rien sur ces pauvres choses qu’on va produire, dans cette usine de malheur, sur ces « non humains » : il suffit de lâcher la mauvaise pensée devant un indigné indemnisé, par exemple quand je te dis que c’est des « pauvres choses », et voilà le procès arrivé car après tout, eux aussi on le droit d’être défendus dans leur dignité, etcétéra.

D’ailleurs cet indigné pourrait être un mercenaire de l’usine, ou de qui sait qui d’autre ! C’est si commode, de pouvoir agir au nom d’êtres qui ne peuvent rien dire. De vrais béliers de siège, maniables, dociles, silencieux.

Mais enfin, comme disait maman, on peut rien y faire, alors mieux vaut en rire qu’en pleurer.

Et dans quelques mois, j’en aurai fini.

Lettre sur une soirée qui a mal tourné

J’ai bien eu raison d’aborder la dernière fois mon idiotie : clairement, le mal va croissant.

Non, on n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Et, cette fois non plus, ce n’était pourtant pas bien compliqué de s’assurer que les choses puissent bien se passer.

Avec l’ami que j’étais allé voir lors du périple que je te narrai la dernière fois, nous étions depuis trop longtemps sevrés de relations, disons, galantes. Nous vivons tous deux dans des quartiers plus avancés que la moyenne (exception faite, bien entendu, de la Ville Haute et du Paradis), où la libéralisation de la séduction et de la sexualité est déjà vieille de plusieurs décennies. Or, et c’est à Babel une règle évidente bien que tue, à chaque reflux des contraintes morales sous l’action de la lune des libérations qui, cycle après cycle, révèle à nos yeux émerveillés un pan nouveau de notre existence, succède un flux, une floraison de profits et de normes sur la plaine déboisée de ses lois, et semée pendant la pleine anarchie de contentieux à régler et de frustrations à soulager – l’un et l’autre moyennant finance, cela va sans dire. L’euphorie du bris des chaînes laisse sa place à une conscience essoufflée, alourdie des nouvelles frasques permises : et si on les autorise dans le cadre des normes nouvelles, le bain moral se raidit toutefois, comme par compensation.

Aussi est-il fréquent, pour la jeunesse babélienne lambda, de gagner régulièrement des quartiers libéralisés sexuellement depuis peu, afin de pouvoir profiter de leurs quelques années de liberté réelle. Liberté non pas normative, car les normes, lorsqu’elles sont de celles qui se généralisent, le font à Babel extrêmement vite – à mes dépens, comme tu le verras. Mais, l’être humain étant malgré tout un peu lent à la détente, surtout dans les classes qui ne sont pas chaque jour conseillées par leur avocat, disons que l’on parvient à vivre un certain temps insoucieux déjà de la vieille morale, et inconscients encore de l’empire nouveau du tribunal.

Nous nous rendîmes donc, il y a quatre jours, une dizaine de niveaux plus bas, à l’à-pic exact de mon quartier ; nous nous installâmes ensuite en haut d’un escalier, épaule contre épaule, nos regards perdus dans la nuit, vers le désert dont nous savions qu’il était là, infini et muet, derrière l’éternel mur de fumées que nous révélait la lumière de la Ville, et qu’agitait de volutes crasseux un de ces vents originaux qui, s’enroulant autour de Babel, en touillent doucement la gangue de vapeurs noires. En silence, nous ingurgitâmes au pas de charge la quantité de liqueur bon marché nécessaire à l’ivresse ; puis nous nous mîmes en quête de quelque salle de danse à écumer – et, quitte à filer cette métaphore bien peu galante, à la manière de pêcheurs partis au grand large, nous envisagions de rentrer bredouille avec bien moins de philosophie que s’il ne s’était agi que d’une petite partie au bas de chez nous. Brassés dans une marée ivre de jeunes gens issus de tout un pan de la Ville qui, pour quelques années, convergera dans ce quartier pour se, disons, socialiser, nous finîmes par repérer un écueil à l’abord si ce n’est avenant, du moins acceptable.

Nous payâmes le prix d’entrée, salé comme de l’eau de mer (désolé), puis franchîmes la seconde porte ; presque instantanément, nous fûmes happés, séparés, tourneboulés par le maelström de musique, de sueur, d’ivresse et d’abandon qui rugissait alors dans la vaste salle, plongée dans une obscurité rayée de lumières colorées, et déchirée par moments de grands éclairs blancs.

J’ai souvenir d’un chant enjôleur et vainqueur, que poussait vers le triomphe un rythme aux muscles gonflés, scandé par des notes en oriflammes mauves, effilées, criardes et prégnantes. Puis vinrent une plainte, languide et triste, entrecoupée d’une guerre de cymbales défigurées et de tambours à gros calibres ; une lamentation amoureuse assez ridicule, dont la langueur atteignait à la caricature, guimauve musicale arrosée d’évocations grasses ; et un drôle de chahut agité, un trille de basses aiguës aux accents de comptine, un charivari désordonné de cours de récréation, mais avec des voix suggestives, et des paroles dépassant de loin la suggestion. Je me souviens aussi d’un morceau étonnant, tout fluorescent d’enfance, avec comme des cloches adoucies qui annonceraient un gâteau d’anniversaire, en arrière-fond une petite fille qui pépie, et tout à coup une femme qui chante, fait vibrer les murs, le sol et nos corps de son appel à une sorte d’arrivée, ou de retour. Et cet air sourd, murmuré en regardant d’en bas, et zébrés de sons artificiels, comme si la musique nous revenait de miroirs déformants, éclatée en longues plages comme par un tain concave, ou bien resserrée en arcs électriques, telle un corps réduit au filament par une glace convexe ; des basses au son de bronze mou rythmaient comme une démarche de modèle, de dieu du moment ou de déesse de la nuit, avec un début de sourire en coin, d’œil plissé ; et ces voix cuivrées au fer blanc, réverbérées comme si elles-mêmes étaient l’écho, le soupir lointain d’un monde d’or, de brillant et de gloire qui semble nous tendre la main, tenir en une simple oscillation coordonnée de nos corps, ne serait-ce que quelques minutes, avec l’être de nos rêves qu’évidemment nous séduirons, démontrant ainsi notre génialité.

Génialité ou non – et ma stupidité désormais confirmée invite plutôt à la seconde option –, je finis enlacé et entremêlé avec une jeune femme dont ma mémoire me raconte qu’elle était, du moins physiquement, tout à fait ce qu’il me fallait. L’alcool multiplié par la fatigue aidant, et après des heures d’un déhanché de plus en plus approximatif et de minauderies chaque fois moins cohérentes, je finis par convaincre ma splendide et sublime partenaire que nous gagnassions ensemble un hôtel, si ce n’est son domicile. Cette dernière option choisie de par sa proximité, nous y courûmes presque et, une fois lu et vérifié le contrat sexuel qu’elle avait sorti de sa table de nuit, je le signai après elle, et passai ensuite au remplissage de mes toutes fraîches obligations contractuelles.

Or, il s’avère que le moyen de contraception mécanique dont nous étions convenus, disons, pareil à une digue submergée sous une exceptionnelle marée, se rompit ; or je l’avais sorti de ma poche, et en avait endossé par contrat la responsabilité. D’abord oublieux du versant normatif, et soucieux surtout d’une éventuelle paternité à vrai dire peu désirée, je commençai par être stupide de nouveau, et me débarrassai du contenant défectueux comme d’un porte-malheur : voilà qui me privait de toute expertise, au cas où le responsable soit tout simplement la mauvaise conception, et donc le fabriquant ; bien joué. Inconscient de ma situation donc, je lui demandai, timidement mais un peu brusquement, si elle accepterait de prendre un contraceptif hormonal d’urgence, prévu justement pour ce genre de situation, et qui assurerait que la fécondation n’aurait pas lieu.

J’aurais dû utiliser l’un des siens, d’autant qu’elle me l’avait proposé  !

Tout à fait naturellement car c’est son droit (et d’ailleurs n’avais-je pas moi-même pris le temps de lire et de relire le contrat qu’elle me proposait?), elle y consentit à la condition que je signasse une promesse de prise en charge des éventuels coûts physiologiques et psychologiques du contraceptif d’urgence – que, bien entendu, il me reviendrait par ailleurs de payer.

Désormais on ne peut plus dégrisée, elle eut l’amabilité de m’arranger son petit canapé, pour que je pusse y passer les quelques heures nous séparant encore de l’ouverture des échoppes d’apothicaire – heures dont la poignée de dialogues courtois, puis le silence endormi, furent d’une netteté morne toute administrative, sans affection ni acrimonie. Nul sentiment à éteindre ; une simple impulsion, qui plus est bien davantage recherchée que trouvée, et vite douchée par cette autre impulsion, bien plus impérieuse une fois le désir assouvi, qu’est la peur, froide et sourde, des conséquences.

Nous allâmes donc au matin acheter le contraceptif, dont je choisis le plus cher parmi ceux que je pouvais raisonnablement me payer ; et, après contrôle de l’apothicaire qui s’assura qu’elle l’avait bien ingéré et le notifia par écrit, je repartis avec en poche mon exemplaire de notre nouveau contrat en vertu duquel, en échange de sa prise certifiée du contraceptif à ma charge afin de réparer mon manquement à la clause contraceptive de notre contrat précédent, je m’engageais à l’indemniser des effets que pourrait avoir sur elle le contraceptif – effets qui seraient évalués par un médecin et un psychologue certifiés.

Ces contraceptifs étant plutôt sans conséquence à court terme – le seul qui sera évalué –, je ne risque à vrai dire pas grand-chose. Mais, entre cette angoisse on ne peut plus évitable, mon opportunité si peu exploitée et la brutale chute au beau milieu de ma galanterie longtemps rêvée, tu conviendras que je n’avais pas tort de rappeler ce que peut coûter l’étourderie, surtout dans cette Ville qui accouple si bien l’incertain et le calculé.

Lettre sur les ratios, et les prix culturels

Chère cousine,

Toi que divertissent au plus haut point les curiosités juridiques de Babel, j’ai pensé que la grande affaire du moment pouvait t’amuser.

Il y a un an et demi de cela, la presse traversait une disette des plus inhabituelles : sa débauche vitale de commentaires n’avait été alimentée, en près de trois mois, d’aucune nouveauté ; l’on n’avait plus connu cela de mémoire d’enfant. Aussi, le jour même où avait paru la série d’études à l’origine de ce dont je vais t’offrir de te divertir, et à peine perçue en elle une éventualité de comestibilité, les rédactions rameutèrent tous leurs limiers qui, errants jusque-là, désœuvrés, de casinos en cabarets, et rappelés soudainement tels des spectres ou des possédés, se ruèrent sur la nouvelle fraîche dans une curée infernale – avec au cœur la rage d’espoir qui saisit le naufragé à la vue d’un rivage. Etrangement, si ce « réveil du débat » obséda tout le monde à l’époque, au point que les premières semaines de l’affaire furent émaillées de débats consacrés à leur propre retour inespéré, ce facteur décisif du retentissement de ces enquêtes est désormais comme oublié.

Une fois les choses rentrées dans l’ordre et le centre de la scène cognitive babélienne reconquis par ses maîtres, l’on finit par s’attacher à la série d’études en question, fameuses depuis, et commandées pour mettre en relief l’inégale représentation, sur la scène culturelle, des différentes teintes de cheveux. A la suite de semaines entières secouées par cette unique ruée, un quartier de la Ville décida de mettre en place des ratios à respecter pour qui voudrait concourir à quelque prix culturel que ce fût – si du moins il était décerné à l’intérieur des limites de ce quartier.

Pris dans l’enthousiasme allègre fort naturel à tout commencement, l’on partagea simplement le monde en bruns, châtains, blonds et roux, et décréta que toute production, pour être récompensée, devrait avoir au moins vingt pour cent de ses personnages appartenant à chaque catégorie – les vingt pour cent restants demeurant à la libre disposition du créateur. On s’aperçut bien vite que l’on avait omis les cheveux blancs – ce qui, au vu du nombre et de la richesse qu’ils représentent, aurait pu terminer en de sanglants procès. Rectifier les parts à cinq ratios de 17,5%, auxquels s’ajoutaient 12,5% à la discrétion du créateur, fit déjà grincer les dents des catégories lésées, qui laissèrent entendre que certains ratios ne correspondaient pas à ceux observés dans la population réelle, qu’il s’agissait justement de représenter ; mais, chacun des lésés sachant pertinemment que le grand vainqueur aurait été le ratio des cheveux blancs, et personne n’ayant encore préparé en amont d’offensive médiatico-statistique, les choses en restèrent là.

Cependant, quelques mois plus tard, la première cérémonie de remise de prix « égalitaire » à peine terminée (elle était consacrée aux jeux dématérialisés), et les acteurs culturels s’étant groupés et organisés sur cette base si incongrue de la teinte de leur chevelure, les premières escarmouches éclatèrent, bien qu’au fond je crois que personne n’avait à y gagner : mais sur les champs de batailles, dans les bourses, sur les tribunaux ou dans les journaux, il semble que jamais l’homme ne pût résister à l’appât du combat – et tu sais combien ici l’on aime le combat indirect (peut-être veule, peut-être civilisé) par porte-monnaie, opinion publique ou tribunal interposés. Chaque faction suivit le même plan de bataille : d’une part, payer des experts et relayer des indignés pour fracturer les catégories adverses, au nom de la diversité qu’elles masqueraient violemment, sous leurs dénominations trop vastes pour avoir le moindre sens (les roux opprimant en les annexant, par exemple, les blonds vénitiens) ; d’autre part, diligenter force études visant à évaluer au plus haut son propre poids dans la population, afin d’augmenter son ratio. Cette double guerre de fragmentation des catégories et de répartition des ratios aboutit sur une paix qui n’était qu’une trêve : chaque année aurait lieu un recensement spécifique, chargé de déterminer à la fois les catégories et les ratios en vigueur pour tous les prix de l’année – le créateur voyant, quant à lui, sa part garantie à 3% : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui la « règle des 3% ».

Le recensement devant être effectué par un institut unique à la suite d’un appel d’offres fort lâche dans ses termes, je dois dire que, pour simplifier, l’on nage à ce sujet dans la pure corruption normalisée : les instituts arrosent les acteurs culturels pour obtenir le marché, puis le vainqueur du marché est arrosé par ces mêmes acteurs – groupés en factions-teintes de cheveux à l’existence et aux frontières labiles et négociables – pour obtenir le meilleur ratio possible ; l’on est plus proche d’une nouvelle sorte de jeu de mises que de toute considération morale – sans même parler d’art. Au moins, l’argent circule.

Pour te donner un exemple : la première année où s’appliquèrent ces nouvelles règles, il fallait que chaque production comptât parmi ses personnages (si, du moins, l’on souhaitait prétendre à un prix dans ce quartier), environ (c’est-à-dire, avec une marge de 0,5% en deçà et en sus de la norme, et exception faite des personnages inscrits aux 3% du créateur) 10,1% de chevelures noires, 6,1% de châtaines, 6,8% d’auburn, 8,8% de rousses, 5,9% de blondes vénitiennes, 6,8% de blondes, 12,8% de poivre-et-sel, de 35,9% de blanches, et enfin de 3,8% d’inexistantes – de chauves.

Tout se passa bien, pendant près de deux trimestres, même si l’on annonçait déjà une violente bataille lors du prochain recensement, tant pour la redéfinition des catégories qu’autour de la nouvelle répartition des ratios ; mais nous n’y arrivâmes même pas : à la suite d’une remise de prix pour enregistrements visuels publicitaires projetés sur écran public, l’un des acteurs apparaissant dans une « œuvre » éconduite porta réclamation, demandant vérification des ratios du lauréat. Etonné mais sûr de lui, le créateur gagnant fournit la liste de ses acteurs, leur classement par teinte, le compte final, et les ratios respectifs. Mais il avait oublié l’un des moteurs de l’innovation normative à Babel : la contestation des définitions ; car, avec une tranquillité et un aplomb marmoréens, le plaignant affirma que l’un des acteurs désignés comme auburn ne l’était pas : il était châtain, ce qui mettait l’œuvre hors des clous clairement spécifiés de la représentativité.

Immense embarras : dans l’enthousiasme du progrès, et malgré le formidable coup de semonce qu’avait été la guerre acharnée des ratios, l’on n’avait pas imaginé une contestation de ce genre – sauf parmi ceux qui y avaient intérêt : il semble bel et bien que seul ce dernier nous pousse au comble de notre lucidité. L’organisation du prix, penaude, serait d’ailleurs violemment conspuée pour avoir cédé à ce comble de l’arriération mentale qu’est la croyance en l’évidence des catégories – et, tu le comprends, elle paya d’autant plus cher cette illusion qu’elle la payait pour tout le monde, qui l’avait eue.

Nous en sommes donc là, à devoir décider comment certifier qu’un individu est auburn et non châtain – ou l’inverse, c’est selon. L’attrait intellectuel de cette affaire est qu’elle place Babel face à l’une des tâches qui lui sont le plus ardues, quand bien même elle doit si souvent s’y plier : assigner à un individu, explicitement et décidément, une catégorie.

Elle dispose dans ces cas-là de pas moins de trois réponses – si du moins j’en crois mes quelques années d’une observation désintéressée mais intriguée.

Soit, suivant sa foi en l’autodétermination de chacun, elle permet à tout individu de définir librement sa teinte de cheveux. Car, après tout, et comme le montre cette contestation : quoi de plus subjectif que la « teinte de cheveux » ? Mais, à terme, cela détruirait le système des ratios, chacun pouvant changer de catégorie jusqu’au jour des remises de prix, voire même s’en créer une ; et l’on a trop investi.

Soit, elle estimera qu’il s’agit d’une classification artificielle, imposée par la société : or, c’est précisément son regard qui importe, puisque c’est elle que l’on veut éduquer par l’œuvre égalitaire. On réalisera donc une vaste cartographie des perceptions afin de déterminer, chaque année, quelles teintes la société invente dans le continuum neutre de la couleur de nos cheveux, et à quelles parties précises du spectre ces teintes artificiellement découpées correspondent chacune : en attendant la guérison de ces préjugés, l’on pourra du moins s’assurer qu’aucun de ces groupes arbitraires n’est injustement traité. Nul doute que les instituts d’enquête pousseront dans ce sens.

Enfin, un laboratoire médical a rajouté son grain de sel en proposant une classification objective, neutre et scientifique – par la mesure de la concentration de phéomélanine et d’eumélanine (noire comme brune) dans le cheveu. D’après la rumeur, ils auraient récupéré cette idée d’un pays lointain, qui avait instauré il y a quelques décennies un régime de stricte hiérarchisation biologique : les manuels seraient ainsi déjà tout prêts pour la classification des cheveux – en attendant, qui sait, le reste.

De ces trois options philosophiques – nées de ce qu’à Babel, ce que l’on nomme « vérité » est tour à tour individuel, social ou scientifique –, la dynamique des intérêts élimine la première d’emblée ; il reste à voir si le laboratoire saura lever assez de fonds pour contrecarrer le poids des instituts d’enquête, déjà lancés dans une campagne médiatique effrénée.

Quant à moi, je suis on ne peut plus indifférente à cette querelle. Ici, la « culture » n’a rien de ce qu’elle est chez nous : il ne s’agit pas de s’élever, de cultiver son esprit et son caractère comme on peut le faire d’un chêne, des blés ou d’un enfant, ni de ressentir en son être les émotions, les déceptions, les rêves d’autrui, mais plutôt de se divertir, de « passer le temps » ; ainsi, la vertu ultime d’un « livre » est ici de simplement donner l’envie d’en tourner la page – là où les belles choses ne sauraient que nous faire regretter d’approcher du moment où il nous les faudra quitter. Pour ce qui est de la probable diffusion, à long terme, de la logique du ratio à toute la société, et en admettant qu’elle ait lieu de mon vivant – car, si le sens du courant est inflexible à Babel, les méandres sont, eux, imprévisibles –, j’avoue ne pas arriver non plus à m’y intéresser, car cette logique m’est également étrangère : je suppose que je m’adapterai, comme pour le reste. L’on s’adapte toujours.

Lettre sur la fin de la monnaie matérielle

Ma chère petite,

Tu es bien gentille de continuer à prendre de mes nouvelles après toutes ces années, et même ces décennies ! Ici on dirait que c’est têtu et tout à fait injustifié, de s’inquiéter pour quelqu’un qu’on n’a plus vu de trente ans, juste parce que c’est notre sang. Remarque, je ne m’en plains pas !

Je m’en plains encore moins ce mois-ci qui a été assez triste, pour tout te dire. Rien de grave, rassure-toi. Ce n’est même presque rien mais, en même temps, et alors qu’ici j’en ai connu des évolutions, et même des révolutions, le dernier changement en train de parcourir Babel, et qui ce mois-ci est passé par mon quartier, j’ai un peu de mal à le digérer. Je vieillis, sans doute.

Vois-tu, je demande parfois au fils des voisins, un gentil garçon de quinze ans maintenant, de me donner un petit coup de main à la maison, pour les travaux trop lourds pour mes vieux os, mais qui ne valent pas la peine d’appeler un professionnel (monter ou déplacer un meuble, changer une lampe plafonnière, etcétéra). Et, souvent, je lui donnais un petit quelque chose pour lui, quand il avait passé un bon moment à m’aider. Il ne le reconnaîtrait pas à son âge, je pense, mais on a fini par pas mal s’apprécier : de la compagnie pour moi, un peu d’air pour lui car moi je ne l’embête pas avec des questions dont il ne veut pas, et puis un petit quelque chose qu’il a mérité, qu’il ne doit pas à ses parents (et eux sont contents de le voir se bouger un peu, comme on dit chez nous. Et puis aussi de ces rapports de voisinage un peu à l’ancienne, même si en bonnes gens de Babel ils ne l’avoueront jamais).

Quand ce qu’il avait à faire le permettait et que je le voyais d’humeur causante, j’apportais mon fauteuil près de lui, et on bavardait. Il a encore une expression maladroite d’adolescent, qui parle trop vite et sans vraiment articuler. Mais il a progressé, à devoir se faire comprendre d’une ancienne comme moi. Il est très curieux, et souvent il a été le premier à me parler d’inventions ou de procès dont je n’entendrais personne d’autre s’inquiéter avec plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

Ce fut lui qui m’apprit l’ouverture de ce procès, intenté au système de gouvernance de la Ville au sujet des pièces et des billets de monnaie. Le fils du plaignant (pauvre enfant) était mort d’une balle perdue, à cause d’un règlement de comptes de trafiquants de je ne sais quoi, et son père reprochait à la Ville de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir contre ces trafics illégaux, et en particulier de ne pas établir un système de paiement dématérialisé, donc passant par des machines officielles, donc entièrement traçable, et qui rendrait donc impossible toute transaction illégale. D’après mon jeune ami, il était sûr pour tout le monde que le système de gouvernance serait obligé par le tribunal à mettre en place ce système dématérialisé, puis à interdire l’argent liquide (tu comprendras que je ne me suis pas surprise quand on m’a dit que la guilde en pointe des recherches dans la monnaie dématérialisée contribuait généreusement aux frais de procès du père de ce pauvre garçon. Après tout, si ça l’aide à obtenir justice…)

Mon jeune ami était tout à fait emballé : quoi de plus vieillot, dans cette ville si avancée, que cette monnaie matérielle, ce genre de troc à peine civilisé en fait, avec même des pièces, comme dans un pays arriéré. Et ça serait tellement pratique, d’échanger tout son bric-à-brac de pièces et de billets contre un simple émetteur-récepteur, contre une boîte plus petite qu’une main. Et puis, c’est vrai que si tout l’argent était tracé, on ne voyait pas bien comment les transactions interdites allaient pouvoir continuer. De toutes les manières, un second procès, lancé par une mère qui avait vu son fils attraper une maladie en portant à sa bouche une pièce de monnaie, allait bientôt obliger encore plus le système de gouvernance de Babel à mettre fin à l’argent liquide puisque, d’après toutes les études, en passant de main en main, les pièces et les billets transmettaient une foule de maladies : une raison de plus pour passer à une nouvelle technique, plus sûre et plus avancée.

Comme tu le sais, je suis partie à Babel pour échapper au village, où tout le monde savait tout sur ce que tout le monde faisait. Je n’étais donc pas très partante pour ce nouveau système où le but était de tout tracer, même si c’est sûr que c’est important, de lutter contre ces trafics. Lorsque je parlai à mon jeune ami des risques d’être tous espionnés, il me sourit, et me dit de ne pas m’inquiéter : c’était pour des bonnes raisons, et les bonnes causes entraînent des bonnes conséquences, c’est la simple logique. Son beau sourire, la splendide verdeur de cette foi en l’avenir, la peur aussi d’être une vieille rabat-joie, me firent lui donner raison, et lui sourire moi aussi. Après tout, la vie continue, depuis toujours et quoi qu’il arrive.

Seulement, depuis que ce beau système, si pratique c’est vrai, est installé dans mon quartier, il n’est plus possible pour moi de lui donner son petit argent de poche quand il vient m’aider (remarque, là aussi c’est la simple logique : maintenant que l’argent n’est plus dans nos poches, il n’y a plus d’argent de poche). C’est qu’à présent, pour pouvoir transférer de l’argent, il faut un motif, notamment un contrat (de vente, de location, d’embauche, etcétéra). Et, vu son âge et les normes de notre quartier, je n’ai pas le droit de l’employer. J’ai proposé de faire le contrat au nom d’un de ses parents pour qu’ensuite il lui transmette l’argent (les parents ont droit au transfert d’un certain montant à chaque enfant par jour sans avoir à formuler de motif, en cas de cohabitation certifiée), mais nous avons fini par être d’accord sur le fait que c’était un peu risqué cette histoire de faux contrat, et pour pas grand-chose.

Alors, forcément, j’ai arrêté de l’appeler pour les plus grosses tâches que je lui donnais, et petit à petit, je l’ai de moins en moins appelé. Il a protesté, car ça reste un bon petit gars, je te l’assure, vraiment pas égoïste, surtout vu là où il a grandi. Mais je n’allais pas lui voler des heures et des heures, à son âge où la vie est si belle ! Il vient encore de temps en temps me régler des bricoles mais, depuis qu’on y a pensé sous cet angle, cette histoire de travail illégal (du point de vue des normes, c’est ça que je fais : je fais travailler illégalement un enfant) nous met mal à l’aise, ses parents et moi. C’est surtout eux que ça gêne, mais c’est normal : ils ont grandi ici, alors pour eux la norme c’est très important, même si elle change sans arrêt. A Babel les règles sont bien plus présentes que dans nos campagnes, où à part pour les crimes et les impôts, la police ne vient jamais fourrer son nez : ici, ils en sont quand même arrivés à créer un système pour suivre infailliblement le moindre petit centime ! On continuera sans doute jusqu’à ce que leur fils soit grand, puisque l’habitude est prise ; mais, aujourd’hui, jamais on ne pourrait la prendre, cette habitude.

J’y songeais l’autre soir, en regardant le soleil se coucher doucement (nous sommes au plein milieu des deux mois de l’année où je peux le voir descendre dans le puits creusé entre le mur d’immeubles infini à ma droite et, bien loin, une gigantesque tour d’acier qui s’en détache, comme un piton rocheux en avant d’une falaise océanique : et je le vois tomber, faiblir lentement, s’engouffrer dans cette mâchoire d’ombre, de métal et de béton armé). Je sens parfois que Babel va mourir, ou, plutôt, tomber dans la folie, et retourner contre elle cette puissance surhumaine qu’elle a accumulée. Le soleil va mourir, lui aussi, et, au dernier moment, il lance un dernier rayon dans l’atmosphère saturée de fumées : et cela forme un drôle d’arc-en-ciel, ocre et taché de suie. Mais cela est beau, et je ne regrette jamais de venir avec mon fauteuil jusque sur le palier, pour profiter du spectacle, seule mais heureuse (je ne peux pas le voir depuis chez moi, puisque toutes mes fenêtres donnent sur le puits d’aération, que l’agence appelle « cour intérieure » même s’il n’y a rien d’autre au sol que quelques mètres carrés de béton couverts de poussière et, surtout, sans porte d’accès : c’est juste comme une large cheminée, avec une foule de lucarnes, de grilles d’aération, et un peu de lumière).

Il est venu hier soir jeter un œil à mon évier qui fuyait, et l’a réparé lui-même (il s’est dégourdi, à force). Depuis deux ou trois mois, ses épaules ont commencé à s’élargir, ses jambes ont fini de s’allonger : à seize ans, il entame le dernier tournant avant l’âge d’homme. Dans ce monde si incertain, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter de ce qui adviendra de lui, si innocent. Même s’il était un peu gêné, il a bavardé avec moi d’un procès qu’il n’aurait jamais osé mentionner à ses parents : un homme, persuadé que son compagnon ne respectait pas l’obligation de fidélité qu’il lui devait par contrat (au moins cette année-ci), avait demandé l’accès aux données de paiement de ce dernier, pour y chercher d’éventuelles preuves. On lui avait refusé l’accès direct, mais le tribunal avait chargé l’opérateur, sous sa supervision bien entendu, de vérifier s’il n’y avait pas de dépenses suspectes : s’il s’en trouvait, l’accusé devrait s’en expliquer au procès.

J’eus un sourire fin, un vrai sourire de vieille personne : dame ! si dans la Ville de la liberté l’adultère devient impossible, c’est bel et bien que ce monde marche sur la tête.

Je vous embrasse fort, toi et les tiens.

P.S. : Ce qui m’attriste, sans me surprendre vraiment, c’est que les réseaux criminels se sont parfaitement adaptés à la fin de la monnaie liquide, par un mélange de retour aux métaux précieux et d’infiltration du système de paiement dématérialisé.

Première lettre sur l’inclusion des vulnérables

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission : évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier temps, je me suis attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de ce premier rapport, que vous trouverez ci-joint. Mon prochain rapport s’attachera aux vulnérabilités moyennes (par exemple : chômage ou illettrisme). Notez que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités lourdes, la solution, essentiellement technomagique, est venue d’un laboratoire, qui en a naturellement retiré des profits exceptionnels. Ce laboratoire a conçu tout une gamme d’appareils visant à permettre l’inclusion économique : d’une part de ceux qui, vieillissement, maladie ou handicap, étaient physiquement empêchés de travailler ; d’autre part de ceux qui, principalement du fait d’un handicap mental, l’étaient cognitivement.

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Dans le cas de ceux que nous nommerons désormais vulnérables lourds physiques, la solution est assez simple : un exosquelette, ou même une imposante machine, est connectée au cerveau du vulnérable via un réseau de capteurs spécialement enchantés, ce qui permet au vulnérable de travailler normalement en usant de la force mécanique appendicée à son cerveau. Cet appareillage permet par ailleurs une productivité accrue, en réduisant drastiquement la nécessité de pauses dans le travail, voire en la supprimant totalement : se fatiguant très peu grâce à son appendice mécanique, le vulnérable est de plus nourri et drainé directement par ce dernier, qui est relié à tous ses conduits (il s’agissait d’éviter la honte aux incontinents et à ceux incapables de manger proprement, dans un esprit de bienveillance : le gain de productivité fut une heureuse surprise). Suite au constat de ce gain de productivité et d’après nos informateurs, le laboratoire travaillerait désormais à l’extension de ces appareils à tous les travailleurs, afin d’améliorer leur expérience de travail par une multitude de fonctionnalités d’assistance, ainsi que leur productivité journalière.

Muni de ces appendices mécaniques, même un individu intégralement paralysé peut travailler tout aussi bien en bureau qu’à l’usine ou en serre de culture : il n’est plus exclu de l’économie. De plus, il sera le plus souvent affecté en priorité aux tâches pour lesquelles ces appendices mécaniques sont les plus utiles, voire nécessaires : or il se sentira d’autant plus valorisé qu’il sera utile voire nécessaire, augmentant ainsi son bien-être ; tandis que, du point de vue collectif, de nombreux secteurs qui connaissaient de lourdes difficultés de recrutement ont vu ces difficultés largement aplanies, pour le plus grand bénéfice de la collectivité : ces secteurs, notamment la construction, la sidérurgie ou encore les mines implantées à l’étranger, ont pu soit pourvoir des postes structurellement vacants, soit réduire leurs coûts en minorant leurs primes de risque. Ainsi, ont bénéficié de cette innovation tous les secteurs en demande d’emplois trop pénibles physiquement pour être pourvus par une main-d’œuvre non vulnérable (du moins, à prix équivalent). A terme, l’extension des appendices mécaniques aux non vulnérables permettra de réduire encore davantage les difficultés de recrutement et les coûts de primes de risque, et même d’abolir l’archaïque et inefficiente distinction économique entre vulnérables et non vulnérables.

La seule préoccupation tient à la sécurité des vulnérables opérant ces appendices mécaniques, et en particulier les exosquelettes : ces derniers ne sont en effet pas vraiment des protections, mais avant tout des extensions des capacités d’action. Aussi, certains arguent que, placés dans des conditions difficiles voire extrêmes (de température par exemple), et même assistés de ces exosquelettes, les vulnérables physiques lourds restent tout aussi fragiles qu’un non vulnérable dépourvu d’appendice (si ce n’est plus). Des études précisément chiffrées restent à effectuer mais, pour l’instant, il apparaît que le surcroît de risque pour le vulnérable est pour lui un inconvénient plus léger que celui de rester exclu de toute activité.

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Si l’inclusion des vulnérables lourds physiques a été permise par des appendices mécaniques qu’ils pilotent, celle des vulnérables lourds cognitifs est au contraire venue de machines chargées de les guider. Par l’implant de pierres alchimiques magnétisées, placées au bout de longues aiguilles que l’on insère dans le cortex du vulnérable, il est possible de contrôler à distance ses membres, lui donnant ainsi le bonheur d’accomplir des tâches dont jusque-là il se croyait incapable. Le contrôle est effectué par une machine actionnée par un esprit programmé, sous la supervision, bien entendu, d’un être humain (ou moins un pour trente vulnérables connectés). Cette inclusion permet de les employer à nombre de tâches simples où la main de l’homme est demandée, celle de la machine étant encore trop fruste (du moins, à prix équivalent) : opérations chirurgicales simples (surtout vétérinaires, mais aussi en médecine humaine), toilettage des cadavres, abattage des viandes délicates, prostitution non raffinée. Il est ainsi possible de ne pas sous-employer un chirurgien à recoudre quelques points, de massifier l’élevage sans avoir à former le nombre équivalent de vétérinaires, ou de pourvoir à meilleur prix les emplois pour lesquels les non vulnérables demandent des primes de coût psychologique (c’est notamment le cas du nettoyage de cadavres horriblement mutilés, de l’abattage à la chaîne ou encore de la prostitution). En effet, d’après toutes les études publiées sur le sujet, les vulnérables lourds cognitifs ne paient de leur côté aucun coût psychologique, et voient au contraire leur bien-être augmenter à la hauteur de leur inclusion au travail.

De plus, leurs casques de contrôle agissent également sur les zones cérébrales sécrétant des hormones agréables (notamment endorphine et dopamine) : en les stimulant adéquatement au travail, on s’assure que ce dernier fait le bonheur de ceux qui, jusque-là, en étaient exclus. Il va sans dire que des fonds importants ont déjà été investis par nombre de guildes en vue de l’élargissement prévisible de ce système de stimulation hormonale à tous les travailleurs, dont le bien-être comme la productivité s’en trouveront, en toute probabilité, très fortement augmentés.

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Enfin, concernant les deux types de vulnérabilités lourdes évoquées, il reste un bénéfice fondamental à présenter. En plus d’augmenter à la fois le bonheur des vulnérables lourds, désormais inclus, et la productivité globale de la collectivité, l’inclusion de tous dans le travail a rendu non nécessaires tous les systèmes d’indemnisation construits, dans nombre de quartiers, pour ceux que la fatalité biologique avait privés de leur droit au travail. La situation varie selon les quartiers, mais la tendance générale est à la réduction de ces aides, à mesure que le travail devient accessible à tous : et les tribunaux ont uniment autorisé cette évolution, au motif indéniable que, dans ces nouvelles conditions, les droits des vulnérables lourds sont mieux garantis qu’auparavant, puisqu’ils ont gagné leur droit au travail que les aides ne faisaient que pauvrement compenser, et qu’ils ont également amélioré le respect de leur droit à ne pas être traités inégalement des autres.

Nul ne doute qu’à terme, plus aucun système d’indemnités indexé sur la vulnérabilité ne subsistera, du handicap au deuil : comme le montreront mes deux prochains rapports, des solutions privilégiant le droit au travail et l’inclusion sur l’indemnisation sont en effet en développement pour tous les types de vulnérabilités.

* * *

Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé « Inclusion économique des vulnérables lourds, bien-être individuel et productivité sociale : le système babélien ».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.

Lettre sur l’indemnisation des idiots

Pardon d’attaquer ainsi de but en blanc, mais : je ne me supporte plus.

On n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Sans cesse, je me le répète, d’être attentif, d’utiliser ne serait-ce qu’un minimum ma pauvre paire de neurones. Et dans cette ville capharnaüm, dans cet embrouillamini de quartiers, de murs, de transports roulants, glissants et volants, dans ce fouillis de normes emmêlé comme un roncier jailli tout droit d’un conte de fées, la distraction, la flânerie, la rêverie, cela ne pardonne pas. Ce n’est pas faute d’en avoir déjà perdues par dizaines, des journées passées à rattraper mes oublis idiots de tel ou tel formulaire !

Je devais rendre visite à un ami, quelques étages au-dessus de chez moi, un quart de tour de Ville à l’est. Or, sur la route, un enchevêtrement, assez singulier si bas, de nombreux quartiers distincts mais presque tous huppés, et aux frontières par conséquent très contrôlées ; en particulier, ils appliquent des règles médicales assez drastiques et, cerise sur le gâteau, notablement différentes d’un quartier à l’autre. Mais, plutôt que d’avoir foi en l’omnipotente force d’oubli de ma sainte tête-en-l’air et d’opter sagement pour un détour, je choisis de traverser ce maquis de normes.

Pour simplifier, il est fréquent que des quartiers particulièrement bien dotés exigent des non-résidents la prise de traitements préventifs contre certaines maladies afin que, si l’hôte ou même le simple transhumant venait à contracter l’une d’elles, et que celle-ci se manifestait pendant son séjour dans le quartier en question, le malade n’aille pas encombrer les services de santé du quartier – le traitement limitant suffisamment la violence des symptômes pour lui permettre de ne pas être en danger, au moins le temps qu’il soit évacué. Naturellement, ce système est avant tout utilisé dans les (très) beaux quartiers qui sont soit en contact avec un voisinage moins enrichi et donc moins aseptisé, soit, comme c’était le cas hier, placés sur de grandes voies de communication dont, s’ils entendent bien en tirer profit par le péage, ils ne désirent pas recevoir des malades de hasard en suffisamment mauvais état pour qu’ils soient obligés de les traiter – car en vertu du « droit universel à la vie et à la santé », strictement reconnu et défendu par les tribunaux fédéraux, si quelqu’un est en danger de mort immédiate et que le système de santé local en a les moyens, il se doit de le soigner. Certaines mauvaises langues prétendent que, dans le cas des secteurs inquiets de leur voisinage moins propret, l’avalanche de prérequis médicaux servirait avant tout à dissuader les indésirables à qui viendrait l’envie de se promener sur leurs belles allées. Et d’autres prétendent pour leur part que, concernant les quartiers ponctionnant les usagers d’un axe logistique fréquenté, il s’agirait moins de se protéger médicalement que, par l’opportune propriété des traitements exigés, d’obtenir un profit supplémentaire et déguisé. Quoiqu’il en soit, ces esprit chagrins et soupçonneux ne sauraient contester que ce système, certes déjà ancien, est fort bien rodé : profusion de dépliants explicatifs gracieusement offerts, gélules fournies avec le billet de transport, prise de sang et analyse instantanée aux frontières du quartier – gratuite, qui plus est, ou du moins incluse dans le prix du billet.

Or, bien évidemment, il a fallu que le billet avec une gélule manquante tombât sur moi qui, bien entendu, ne vérifiai pas. Après déjà quatre heures de route et trois limites interquartiers franchies, je me donc retrouvai bloqué, contraint d’acheter la gélule demandée – vendue à prix d’or à cet endroit – et d’attendre une heure qu’elle fût décelable dans mon sang, avant de pouvoir, enfin, rentrer dans l’avant-dernier quartier que j’avais à traverser – non sans m’être acquitté, toutefois, du prix de mon second test sanguin.

Je passai la porte d’enceinte, et me dirigeait indolemment vers la station de train aérien, l’esprit vide. Une fois assis, je finis par ne plus pouvoir éviter de repenser aux profondeurs de ma stupidité ; et je serrai les dents de frustration, de cette frustration si courante ici du temps perdu pour rien – ce temps si précieux, si coûteux dans cette Ville qui ne cesse de nous le ravir à grands coups d’embouteillages, de files d’attente et de paperasse. Jamais je n’ai autant calculé, optimisé mon emploi du temps que depuis que je vis ici ; et jamais je n’avais moins eu le temps, pour quoi que ce soit.

Un peu par sarcasme vengeur, un peu par énervement contre moi-même, je finis par me dire que, idiot comme j’étais, j’atteignais le handicap : où était mon indemnité ? Et où étaient les dispositifs adaptés de rappel pour gens distraits, comme il y a des rampes pour les fauteuils roulants ? Non pas que je prétende ma sottise équivalente à deux jambes perdues ou inutilisables mais, honnêtement : préfères-tu être parfaitement voyant et bête à manger du foin, ou intelligent avec un œil en moins ?

Au point de vue de la justice, de l’universalité des droits et de l’égalité de tous les humains, ne devrions-nous pas être tous également intelligents ? Qu’ai-je fait, avant même ma naissance, pour mériter cette tête bancale et percée ? Depuis petit, j’accumule bourdes et oublis ; et qui nierait que l’on peut perdre à peu près tout par étourderie ? Or, n’est-ce pas l’âme de Babel, sa raison d’être, sa mission, que de corriger les injustices naturelles, de les compenser par sa richesse et sa générosité ? On a bien fait des études évaluant scientifiquement l’impact de la beauté sur la réussite professionnelle : élargissons le champ, et évaluons, mesurons, chiffrons le poids de toutes ces iniquités injustes, qui meurtrissent l’échine innocente de tous ceux qu’a frappés l’arbitraire chromosomique : les laids, les gauches, les trop petits, les trop grands, les mal proportionnés, les asymétriques, les oublieux et les idiots, les lents d’esprits, les bafouilleurs ; car en quoi ces infirmités aux conséquences mesurables, et par conséquent prouvables, différent-elles essentiellement de la surdité ou de la cécité ? Sans doute sont-elles, je l’accorde, moins graves ; mais alors, si nous avons certes droit à moins, nous n’avons nullement droit à Rien.

Amusé désormais, mais non sans une arrière-note de sérieux qui allait croissant, je me mis à étendre en esprit toutes les dispositions existant dans mon quartier en faveur des handicapés déjà reconnus, afin d’inclure ceux dont l’expérience souffrante n’avaient pas encore été reconnue par le droit. D’ailleurs, la frontière stricte que trace notre définition verticale et rigide du concept de « handicap » n’est-elle pas une de ces limites arbitraires, héritées du passé, dont nous ne nous sommes pas encore libérés ? A cette binarité qui sépare violemment valides et handicapés, ne conviendrait-il pas de substituer une vision en archipel, en constellations multiples et plurielles de situations individuelles à évaluer au cas par cas, afin de reconnaître et de mesurer le handicap de chacun ? Ainsi seulement pourra-t-on aménager et indemniser tout un chacun à la juste mesure de ce dont la Nature l’a indûment privé, afin de corriger ces milliers, ces millions, ces milliards d’injustices naturelles infligées au hasard, dès le berceau. Nous devrions tous commencer notre vie dans les mêmes conditions ; or, la Nature étant injuste, ce n’est pas le cas ; donc, il appartient à Babel de corriger cette inégalité des chances – elle y est d’autant plus tenue que, au fond, c’est elle, qui, en inventant une norme soi-disant « naturelle » de ce qu’il faudrait être, ou du moins en ne nous ayant pas encore libérés de ce stéréotype hérité du passé, nous inflige à tous une sensation de manque, d’incomplétude, d’infériorité, une douleur de ne pas être cet idéal fantasmé et inaccessible – une douleur qui n’a pas lieu d’être.

Descendant du train et me dirigeant vers le dernier point de contrôle que j’aurais à franchir, je dus m’arracher à mes envolées pour me concentrer un tant soit peu sur mes difficiles déplacements au sein d’une foule nombreuse et pressée, tout en passant nerveusement en revue les gélules que j’avais ingérées : cette fois, il n’en manqua pas. L’enceinte franchie, je me demandai à quoi je pensai, avant cet interlude médico-administratif ; et je restai quelques secondes incrédule, une fois que je me fus souvenu de ma petite indignation ; enfin, devant la stupidité de pensées d’abord plaisantines, mais dont je dus bien m’admettre à moi-même qu’elles avaient fini par me convaincre, je me fendis d’un sourire solitaire. C’est qu’il est si facile de ne pas voir le problème là où il est, et plus facile encore de se l’ôter des mains pour l’afficher au tableau sans fin des injustices subies sans recours ; alors, dans le brouillage des limites, dans le tourbillon de la lutte pour le statut d’injustement lésé, l’on finit par en oublier les malchanceux taiseux – car ce n’est pas tant la douleur qui, à Babel, confère considération et honneur ; mais bien plutôt le cri de celui qui dit souffrir, et sait se faire entendre. Mais, plus grave – je dirais même criminel –, par cette course rémunérée à la pose, l’on prive l’Homme de la seule chance qui lui est offerte d’échapper à tel ou tel manque, à cette chose dont la matière ne l’aurait pas doté, à ces forces dont son esprit ou son cœur serait dépourvu : on le prive de l’affrontement du destin avec les armes qu’il a et, parmi elles, on le prive par-dessus tout de ce qui fait sa grandeur, en portant au plus haut cet élan vital qui, partout dans l’Univers, lutte contre la chute inéluctable de tout, dans le froid éternel ; ce nœud de la valeur de tout être, la volonté.

Comme tu l’auras senti, cette lettre m’aura permis d’évacuer toutes ces choses qui me remuèrent l’esprit et, un peu, les tripes, lors de cette heure où je passai de la frustration à l’enthousiasme revendicatif et niais, avant de connaître une émotion étonnante car plus souvent invoquée que vécue, et si rare dans ce maelström fourmillant, qui sépare d’autant plus les hommes qu’il les prétend – et, peu à peu, les rend – tous équivalents : ce sentiment que, tous, ils sont mes semblables.

Porte-toi bien, et embrasse tout le monde pour moi.