Lettre sur les ratios, et les prix culturels

Chère cousine,

Toi que divertissent au plus haut point les curiosités juridiques de Babel, j’ai pensé que la grande affaire du moment pouvait t’amuser.

Il y a un an et demi de cela, la presse traversait une disette des plus inhabituelles : sa débauche vitale de commentaires n’avait été alimentée, en près de trois mois, d’aucune nouveauté ; l’on n’avait plus connu cela de mémoire d’enfant. Aussi, le jour même où avait paru la série d’études à l’origine de ce dont je vais t’offrir de te divertir, et à peine perçue en elle une éventualité de comestibilité, les rédactions rameutèrent tous leurs limiers qui, errants jusque-là, désœuvrés, de casinos en cabarets, et rappelés soudainement tels des spectres ou des possédés, se ruèrent sur la nouvelle fraîche dans une curée infernale – avec au cœur la rage d’espoir qui saisit le naufragé à la vue d’un rivage. Etrangement, si ce « réveil du débat » obséda tout le monde à l’époque, au point que les premières semaines de l’affaire furent émaillées de débats consacrés à leur propre retour inespéré, ce facteur décisif du retentissement de ces enquêtes est désormais comme oublié.

Une fois les choses rentrées dans l’ordre et le centre de la scène cognitive babélienne reconquis par ses maîtres, l’on finit par s’attacher à la série d’études en question, fameuses depuis, et commandées pour mettre en relief l’inégale représentation, sur la scène culturelle, des différentes teintes de cheveux. A la suite de semaines entières secouées par cette unique ruée, un quartier de la Ville décida de mettre en place des ratios à respecter pour qui voudrait concourir à quelque prix culturel que ce fût – si du moins il était décerné à l’intérieur des limites de ce quartier.

Pris dans l’enthousiasme allègre fort naturel à tout commencement, l’on partagea simplement le monde en bruns, châtains, blonds et roux, et décréta que toute production, pour être récompensée, devrait avoir au moins vingt pour cent de ses personnages appartenant à chaque catégorie – les vingt pour cent restants demeurant à la libre disposition du créateur. On s’aperçut bien vite que l’on avait omis les cheveux blancs – ce qui, au vu du nombre et de la richesse qu’ils représentent, aurait pu terminer en de sanglants procès. Rectifier les parts à cinq ratios de 17,5%, auxquels s’ajoutaient 12,5% à la discrétion du créateur, fit déjà grincer les dents des catégories lésées, qui laissèrent entendre que certains ratios ne correspondaient pas à ceux observés dans la population réelle, qu’il s’agissait justement de représenter ; mais, chacun des lésés sachant pertinemment que le grand vainqueur aurait été le ratio des cheveux blancs, et personne n’ayant encore préparé en amont d’offensive médiatico-statistique, les choses en restèrent là.

Cependant, quelques mois plus tard, la première cérémonie de remise de prix « égalitaire » à peine terminée (elle était consacrée aux jeux dématérialisés), et les acteurs culturels s’étant groupés et organisés sur cette base si incongrue de la teinte de leur chevelure, les premières escarmouches éclatèrent, bien qu’au fond je crois que personne n’avait à y gagner : mais sur les champs de batailles, dans les bourses, sur les tribunaux ou dans les journaux, il semble que jamais l’homme ne pût résister à l’appât du combat – et tu sais combien ici l’on aime le combat indirect, peut-être veule, mais peut-être civilisé, par porte-monnaie, opinion publique ou tribunal interposés. Chaque faction suivit le même plan de bataille : d’une part, payer des experts et relayer des indignés pour fracturer les catégories adverses, au nom de la diversité qu’elles masqueraient violemment, sous leurs dénominations trop vastes pour avoir le moindre sens (les roux opprimant en les annexant, par exemple, les blonds vénitiens) ; d’autre part, diligenter force études visant à évaluer au plus haut son propre poids dans la population, afin d’augmenter son ratio. Cette double guerre de fragmentation des catégories et de répartition des ratios aboutit sur une paix qui n’était qu’une trêve : chaque année aurait lieu un recensement spécifique, chargé de déterminer à la fois les catégories et les ratios en vigueur pour tous les prix de l’année – le créateur voyant, quant à lui, sa part garantie à 3% : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui la « règle des 3% ».

Le recensement devant être effectué par un institut unique à la suite d’un appel d’offres fort lâche dans ses termes, je dois dire que, pour simplifier, l’on nage à ce sujet dans la pure corruption normalisée : les instituts arrosent les acteurs culturels pour obtenir le marché, puis le vainqueur du marché est arrosé par ces mêmes acteurs – groupés en factions-teintes de cheveux à l’existence et aux frontières labiles et négociables – pour obtenir le meilleur ratio possible ; l’on est plus proche d’une nouvelle sorte de jeu de mises que de toute considération morale – sans même parler d’art. Au moins, l’argent circule.

Pour te donner un exemple : la première année où s’appliquèrent ces nouvelles règles, il fallait que chaque production comptât parmi ses personnages (si, du moins, l’on souhaitait prétendre à un prix dans ce quartier), environ (c’est-à-dire, avec une marge de 0,5% en deçà et en sus de la norme, et exception faite des personnages inscrits aux 3% du créateur) 10,1% de chevelures noires, 6,1% de châtaines, 6,8% d’auburn, 8,8% de rousses, 5,9% de blondes vénitiennes, 6,8% de blondes, 12,8% de poivre-et-sel, de 35,9% de blanches, et enfin de 3,8% d’inexistantes – de chauves.

Tout se passa bien, pendant près de deux trimestres, même si l’on annonçait déjà une violente bataille lors du prochain recensement, tant pour la redéfinition des catégories qu’autour de la nouvelle répartition des ratios ; mais nous n’y arrivâmes même pas : à la suite d’une remise de prix pour enregistrements visuels publicitaires projetés sur écran public, l’un des acteurs apparaissant dans une « œuvre » éconduite porta réclamation, demandant vérification des ratios du lauréat. Etonné mais sûr de lui, le créateur gagnant fournit la liste de ses acteurs, leur classement par teinte, le compte final, et les ratios respectifs. Mais il avait oublié l’un des moteurs de l’innovation normative à Babel : la contestation des définitions ; car, avec une tranquillité et un aplomb marmoréens, le plaignant affirma que l’un des acteurs désignés comme auburn ne l’était pas : il était châtain, ce qui mettait l’œuvre hors des clous clairement spécifiés de la représentativité.

Immense embarras : dans l’enthousiasme du progrès, et malgré le formidable coup de semonce qu’avait été la guerre acharnée des ratios, l’on n’avait pas imaginé une contestation de ce genre – sauf parmi ceux qui y avaient intérêt : il semble bel et bien que seul ce dernier nous pousse au comble de notre lucidité. L’organisation du prix, penaude, serait d’ailleurs violemment conspuée pour avoir cédé à ce comble de l’arriération mentale qu’est la croyance en l’évidence des catégories – et, tu le comprends, elle paya d’autant plus cher cette illusion qu’elle la payait pour tout le monde, qui l’avait eue.

Nous en sommes donc là, à devoir décider comment certifier qu’un individu est auburn et non châtain – ou l’inverse, c’est selon. L’attrait intellectuel de cette affaire est qu’elle place Babel face à l’une des tâches qui lui sont le plus ardues, quand bien même elle doit si souvent s’y plier : assigner à un individu, explicitement et décidément, une catégorie.

Elle dispose dans ces cas-là de pas moins de trois réponses – si du moins j’en crois mes quelques années d’une observation désintéressée mais intriguée.

Soit, suivant sa foi en l’autodétermination de chacun, elle permet à tout individu de définir librement sa teinte de cheveux. Car, après tout, et comme le montre cette contestation : quoi de plus subjectif que la « teinte de cheveux » ? Mais, à terme, cela détruirait le système des ratios, chacun pouvant changer de catégorie jusqu’au jour des remises de prix, voire même s’en créer une ; et l’on a trop investi.

Soit, elle estimera qu’il s’agit d’une classification artificielle, imposée par la société : or, c’est précisément son regard qui importe, puisque c’est elle que l’on veut éduquer par l’œuvre égalitaire. On réalisera donc une vaste cartographie des perceptions afin de déterminer, chaque année, quelles teintes la société invente dans le continuum neutre de la couleur de nos cheveux, et à quelles parties précises du spectre ces teintes artificiellement découpées correspondent chacune : en attendant la guérison de ces préjugés, l’on pourra du moins s’assurer qu’aucun de ces groupes arbitraires n’est injustement traité. Nul doute que les instituts d’enquête pousseront dans ce sens.

Enfin, un laboratoire médical a rajouté son grain de sel en proposant une classification objective, neutre et scientifique – par la mesure de la concentration de phéomélanine et d’eumélanine (noire comme brune) dans le cheveu. D’après la rumeur, ils auraient récupéré cette idée d’un pays lointain, qui avait instauré il y a quelques décennies un régime de stricte hiérarchisation biologique : les manuels seraient ainsi déjà tout prêts pour la classification des cheveux – en attendant, qui sait, le reste.

De ces trois options philosophiques – nées de ce qu’à Babel, ce que l’on nomme « vérité » est tour à tour individuel, social ou scientifique –, la dynamique des intérêts élimine la première d’emblée ; il reste à voir si le laboratoire saura lever assez de fonds pour contrecarrer le poids des instituts d’enquête, déjà lancés dans une campagne médiatique effrénée.

Quant à moi, je suis on ne peut plus indifférente à cette querelle. Ici, la « culture » n’a rien de ce qu’elle est chez nous : il ne s’agit pas de s’élever, de cultiver son esprit et son caractère comme on peut le faire d’un chêne, des blés ou d’un enfant, ni de ressentir en son être les émotions, les déceptions, les rêves d’autrui, mais plutôt de se divertir, de « passer le temps » ; ainsi, la vertu ultime d’un « livre » est ici de simplement donner l’envie d’en tourner la page – là où les belles choses ne sauraient que nous faire regretter d’approcher du moment où il nous les faudra quitter. Pour ce qui est de la probable diffusion, à long terme, de la logique du ratio à toute la société, et en admettant qu’elle ait lieu de mon vivant – car, si le sens du courant est inflexible à Babel, les méandres sont, eux, imprévisibles –, j’avoue ne pas arriver non plus à m’y intéresser, car cette logique m’est également étrangère : je suppose que je m’adapterai, comme pour le reste. L’on s’adapte toujours.

Lettre sur le contrat de relation sexuelle consentante et bénévole

Chère cousine,

Pardonne-moi du temps que j’ai mis à te répondre ; comprendre la matière dont tu voulais que je t’informe m’a pris de longues semaines et, pour tout t’avouer, il m’a ensuite fallu plusieurs jours pour assimiler ce redoutable bloc d’inexorable ambiguïté.

Ces « contrats de relation sexuelle consentante et bénévole » dont je t’avais parlé et qui t’avait tant intriguée sont à la fois incompréhensibles pour moi, et d’une évidence désarmante. Leur généalogie est pour sa part d’une limpidité pleine et entière, et tout à fait publique : il n’est pas une école de droit qui puisse se permettre de ne pas l’enseigner dans les moindres détails.

Il y a cinq années, une série d’affaires de viols sus et tus avait éclaté dans les hautes sphères culturelles de Babel. (Pour tout te dire, l’on m’a aussi raconté que, quelques mois seulement après ces récits d’outrage, et alors que ces révélations occupaient encore largement le débat public, une affaire d’une toute autre échelle et d’une hideur autrement plus épaisse passa pour sa part presque absolument inaperçue. Nul ne parla ainsi de comment des bandes claniques avaient, des années et même des décennies durant, violé et exploité non pas des dizaines, mais des centaines, si ce n’est des milliers de jeunes femmes, et même de jeunes filles. Ils appâtaient des adolescentes en usant de celles déjà en leur pouvoir, puis leur offraient drogues et spiritueux avant d’en réclamer soudainement le prix, les acculant ainsi à une dette inavouable. Puis ils les violaient, parfois en groupe, et les prostituaient pour prétendument rembourser leurs dettes : mais une fois happées, elles voyaient leur père menacé de mort, leur mère de viol, leur petite sœur de prostitution elle aussi ; elles étaient piégées à vie, ou du moins jusqu’à expiration de la valeur mercantile de leur corps. Je m’arrêterai là, et t’épargnerai les témoignages dont j’ai pu lire le récit. Ce drame massif n’eut aucun écho social : s’il est tristement logique qu’un fléau frappant les bas quartiers passe inaperçu des débats officiels, je ne puis m’empêcher de penser que, partant de cette si différente affaire de viols organisés, l’on eût abouti à un tout autre horizon de normes et de mœurs que celui dont je vais t’exposer l’advenue.)

Les révélations de relations sexuelles imposées à diverses personnalités féminines du grand monde culturel – qui pour obtenir un rôle, qui pour ne pas vexer un ponte, qui pour voir sa pièce jouée : tu saisiras aisément la logique à l’œuvre – avaient pour leur part obtenu une très large publicité, et avaient été discutées des mois durant. Dans ce contexte, un duo d’avocats inconnus se disposèrent un soir à donner un tour plus intime à leur relation jusque-là strictement professionnelle, et eurent l’idée de signifier et certifier leur consentement mutuel à une relation sexuelle par un contrat, en bonne et due forme.

Une fois dégrisés de leurs envies peu propices à la réflexion, ils réalisèrent l’incomplétude du document : en effet, une fois celui-ci paraphé, qui aurait pu être assuré du consentement de chacun à toutes les pratiques auxquelles ils recoururent ? Ainsi naquit la deuxième clause des contrats actuels, celle des pratiques préalablement consenties – à laquelle s’ajouterait rapidement l’alinéa des pratiques préalablement garanties.

Quelques jours après – et, selon la rumeur, en raison d’un problème imprévu engendré lors de leur premier abandon –, ils s’attaquèrent à l’épineuse question de la contraception ; épineuse, car les modalités disponibles sont aussi nombreuses que les conséquences possibles sont lourdes (j’abrégerai d’ailleurs, et m’en tiendrai au plus courant). L’on distingue désormais classiquement le volet de la garantie de la non-contamination par une maladie sexuellement transmissible, et celui de l’assurance d’un évitement de toute fécondation – dans le cas bien sûr où la relation en question rend la fécondation possible mais où celle-ci n’est pas désirée (en cas de désir d’enfant, les contrats sont différents, mais là encore je préfère abréger et y revenir si tu le désires dans un autre courrier). Pour ce qui est du premier ordre de problèmes, et pour simplifier, les partenaires s’engagent soit à ne pas être porteur d’un certain nombre de maladies dûment listées dans le contrat, soit à user d’un dispositif bloquant les contaminations sexuelles, officiellement homologué, et dûment spécifié par le contrat. Quant au second sujet, l’on s’engage de même : soit à être sous prise d’un contraceptif chimique, soit à user d’un contraceptif mécanique – contraceptifs toujours homologués et spécifiés.

Naturellement – car tout norme les appelle – surgirent des contentieux.

La question du consentement à l’acte et aux pratiques n’est, à proprement parler, pas encore résolue car, si la jurisprudence admet largement que dans ces matières le consentement puisse changer au cours de la relation contractualisée et rendre ainsi caduc le contrat préalable, il n’y a actuellement pas de norme reconnue dans tout Babel quant à la façon de gérer contractuellement ces fluctuations du consentement. Comme tu l’imagines, c’est au sommet de la Ville que les standards sont les plus élevés : chaque ébat y est filmé avec enregistrement sonore, permettant à tout moment à chacun des partenaires de signifier avec preuve tout ajout ou retrait de consentement par rapport au contrat signé a priori – par parole ou geste univoque. En revanche, dans les niveaux inférieurs, l’on s’en tient à la stricte lettre du contrat préalable – je te laisse deviner qui part s’amuser chez qui…

L’échec de contraception s’est lui aussi révélé être une source de contentieux ardus à démêler ; cependant, la plupart d’entre eux ont désormais des solutions bien définies. Par exemple, en cas d’échec d’un moyen contraceptif masculin (mécanique comme chimique), le porteur est présumé fautif, sauf preuve de malfaçon : aussi doit-il conserver l’objet pour le faire expertiser. S’il est démontré coupable, le plus courant est un dédommagement financier des conséquences psychiques et physiques de l’avortement ; mais il est bien d’autres modalités qu’il est possible de choisir au moment de la rédaction et de la signature du contrat – modalités globalement équivalentes à celles du cas symétrique que je vais maintenant évoquer. En cas de fécondation d’une femme ayant contractuellement garanti user d’un contraceptif (là encore, mécanique comme chimique), il y a plusieurs issues possibles, suivant les clauses accordées et le ou la responsable de la fécondation indue : en cas de manquement de la part de la fécondatrice (elle aussi présumée fautive sauf preuve du contraire), parfois il est convenu qu’elle est obligée d’avorter, parfois que le fécondateur involontaire lésé sera déchargé irrémédiablement de tout lien de parenté ; en cas de défaut prouvé du contraceptif, le plus souvent l’enfant est soit évacué, soit extrait, élevé et placé aux frais du fabricant du produit défectueux.

Je m’en tiendrai pour l’instant là, car je pense que ces grandes lignes et ces quelques exemples sont suffisants pour te faire entendre la logique à l’œuvre ; je pourrai toutefois te transmettre des normes plus spécifiques, des failles encore non comblées ou des cas de procès innovants, si cela t’intéresse davantage.

Pour ce qui est des effets de cette révolution normative en cours sur la sociabilité, la séduction et la conjugalité à Babel, les choses sont encore peu claires. Cela dépend tout d’abord des nombreux facteurs affectant ordinairement les relations sociales, et au premier lieu des facteurs économiques : une égalité de revenus permet des avocats de même niveau, et donc des contrats équilibrés et également compris de part et d’autre ; en revanche, en cas d’asymétrie significative, c’est une débauche de clauses hermétiques ou irrecevables : car quand l’autre partie l’ignore, la norme ne compte pas.

Pour ce que j’ai pu commencer d’observer, je note avant tout un calcul accru : auparavant stratégie jusqu’à l’abandon, la séduction reste désormais stratégique jusque dans le dernier transport : car l’on a toujours davantage de droits à obtenir sur l’autre, et à faire graver dans le marbre de papier du contrat. La contractualisation du privé jusque dans le plus intime m’apparaît aussi comme une nouvelle conquête par la société de zones grises encore aux mains de la relation strictement interpersonnelle, qui cède chaque jour du terrain face à la norme claire, tranchant via un tiers entre le blanc et le noir ; comme une nouvelle avancée de la convention sur le spontané. Paradoxalement, Babel, bouillonnement d’innovations et de procès, apporte chaque jour davantage d’ordre.

Ne t’inquiète pas de mon ton : si je peux sembler mélancolique, je suis avant tout perplexe – à la fois amusée et inquiète. C’est que je n’ai pas la finesse contractuelle des gens d’ici ; aussi crains-je parfois de me faire extorquer quelque chose, voire de servir de bélier involontaire à un avocat, provoquant par ignorance un procès méticuleusement préparé.

Car, puisque désormais nous enregistrons tout, l’on a en permanence, y compris au plus creux de l’intime, plusieurs interlocuteurs : notre partenaire, mais aussi son avocat, le nôtre, le futur juge et, qui sait, en cas de grand procès, Babel entière. Il a de la saveur dans le défi de cette perpétuelle quintuple pensée, dans cette communication à plusieurs codes ; de la saveur aussi dans l’usage nouveau du regard, du geste, du sourire, du soupir, pour reconquérir une nouvelle place à l’intime, à l’entre-nous loin du regard social – à condition toutefois d’avoir correctement repéré micros et caméras : autre défi.

Raffinement supérieur mêlé d’adrénaline : voilà qui remplace, tout bien considéré, fort bien le plaisir physique dont, de plus en plus, nous nous priverons.