[A l’attention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite d’une autre, déjà publiée, où le correspondant traite du même sujet. S’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir lue la première pour comprendre la présente, nous le recommandons toutefois ; cliquez pour cela ici.]
Cher ami,
Je vous écris aujourd’hui afin de revenir sur ce que je vous évoquai dans une lettre, il y a environ trois mois, à propos de cette femme portée à s’abandonner – à la confession –, et de son conflit avec sa fille, conflit recouvrant d’après elle un affrontement presque général de leurs générations respectives – le savoureux de la querelle venant à mon goût du paradoxe selon lequel la nouvelle génération, en ne suivant pas son aînée, se ferait d’après cette dernière la servante du passé.
Fréquentant depuis sa mère que j’ai apparemment satisfaite par mon amitié, j’eus l’occasion de recroiser hier cette jeune femme, dont je dois dire qu’elle me fit grande impression.
Mon amie donnait réception, ce soir-là comme souvent, à une compagnie à forte dominante journalistique ; aussi ne m’y rendis-je qu’après m’être discrètement assuré de la présence de l’être que je me piquais de jauger. Une fois introduit par la maîtresse des lieux – que je dus tenir à distance afin d’éviter de donner un tour public à notre amitié, et cela sans la froisser –, j’entrai dans une vaste salle aux multiples tables et guéridons, débordant tous de mets et de boissons variés ; une baie vitrée semi-circulaire à l’armature d’argent ouvrait largement la pièce sur le désert, plongé lui dans un noir de pétrole. J’identifiai aisément la jeune femme à son air emprunté et ennuyé : elle marqua un premier point dans mon estime par son mépris, guère dissimulé, envers la valetaille paperassière qui s’ébattait dans la pièce d’un air important, trop imbus de leur pureté morale pour ne serait-ce qu’entrevoir la bassesse de leur intelligence. Je me présentai nonchalamment à elle, et éveillai sa curiosité en parvenant à placer un sous-entendu à l’égard de « l’intérêt » de la soirée – exploit d’assez haute volée dans la langue du cru, si plate et univoque ; ceci soit dit sans vouloir me vanter. A ma grande surprise, non seulement elle devina en quelques phrases ma langue maternelle à mon seul accent dans son propre idiome, mais elle se mit à la parler avec aisance ; et, si son vocabulaire manquait parfois de distinction, elle compensait ce léger mauvais goût par une verve fraîche et fleurie qui ne me laissa pas indifférent. Nous nous isolâmes dans un de salons latéraux, et je parvins à l’amener vers le sujet de la dispute avec sa mère, jouant – assez bien, je crois – le rôle de l’ingénu :
« Je me dois de vous avouer ma perplexité, car Babel n’étant que progrès, changement et avancée, je ne compris guère ce soir-là que votre mère s’offusquât de votre opposition, de vos critiques à son égard.
– Croyez-moi, sa génération n’a rien de l’avancée et du changement, bien au contraire. On n’a jamais vu autant de conformisme, de moutonnerie, et surtout de paresse, de fainéantise bouffie ! Regardez-les, avec leurs envolées vides sur l’ouverture, alors qu’ils ne sont ouverts qu’à ceux qui veulent être comme eux, donc à eux-mêmes…bravo à eux ! Ils n’imaginent même pas qu’on puisse simplement, sans ignorance, pauvreté ou contrainte, ne pas vouloir être comme eux… Vous-même, je suis sûre qu’il vous faut vous modeler pour leur plaire, pour leur apporter la juste dose d’exotisme qu’ils acceptent, celui du réfugié fasciné par eux, et sans culture propre en dehors de son folklore divertissant.
– Disons qu’à Babel, je fais comme les Babéliens.
– Oh, ne leur dites pas ça ! D’ailleurs vous savez sans doute que dans notre langue il n’y a pas de ‘‘Babéliens’’, seulement des ‘’habitants de Babel’’. Car pour eux, le monde entier est juste une Babel qui s’ignore, peuplé de Babéliens pas encore éclairés ! »
Ce fut assez déroutant, de trouver dans la fille de ma si conformiste amie une femme aussi intelligente et attrayante : mais il est des incommodités dont on s’accommode sans mal. Son regard était d’une franchise peu commune lorsqu’il me fixait, et prenait une teinte de rêve et de douleur en se posant sur la fenêtre, et le noir d’encre qui dehors s’étendait. J’hésitai sur la conduite à adopter, puis lui fis part de mes observations sur ma voisine lors de mon voyage en train commun (je vous l’ai elle aussi décrite dans ma lettre d’il y a trois mois) ; je n’imaginais pas aller à ce point dans le sens de son indignation.
« Mais oui, exactement, c’est exactement ça qu’ils veulent qu’on soit ! Des petits rouages, non, même pas, juste l’huile qui graisse les rouages, être un rouage c’est déjà trop exister ! Ne toucher à rien, ne rien faire de concret, de réel, ne faire qu’entretenir la machine, leur machine. Et encore, là encore je n’y suis pas, et c’est cela qui m’exaspère, parce qu’il ne s’agit même pas de leur machine, mais de celle de leurs parents, et eux déjà sont une génération entière de conservateurs de musée ! Et qui conservent mal, en plus. On est à Babel, la ville de la conquête et de l’innovation, de l’ambition faite chair et pierre, et on nous demande de stagner. Et gentiment, s’il vous plaît ! Et si l’on s’avise de refuser, on « trahit les valeurs », comme ils disent dans cette langue vide. Mais je croyais que justement c’était ça Babel, avancer, remettre chaque jour en question les valeurs héritées ! Alors oui, mais visiblement ça ne marche pas pour les leurs, de valeurs…
« Votre voisine, c’était le modèle bas de gamme de leur rêve pour nous. Idéalement, il faudrait se faire communiquant ou intermédiaire d’opérations de rachat, pour le compte des guildes issues des quartiers qui ont pris le relais comme locomotives de la Ville. Vendre plutôt que créer, pour ne pas avoir à trop faire d’effort, et surtout pour ne rien bousculer. Et vivre, nous ‘’épanouir’’ comme ils disent, par nos loisirs : mais là encore ne rien bousculer, et passer nos soirées à écouter les styles de mélodie inventés à leur époque, nous enthousiasmer pour les courants décoratifs nés à leur époque, visiter pendant nos vacances les zones touristiques aménagées à leur époque. Et en plus, et surtout, remercier nos parents d’être et d’avoir été si coulants, de ne pas trop nous en avoir demandés, parce que l’exigence c’est violent. Mais c’est pour eux que ça aurait surtout été violent d’être exigeants ; et ils sont trop fatigués pour ça. La question, quand je vois ce qu’ils nous laissent, c’est de savoir de quoi ils peuvent bien être fatigués. »
Je l’écoutais et l’observais en silence, davantage perplexe à chacune de ses paroles. Etait-ce vraiment une révolte contre Babel et sa promesse de progrès ? Cela pouvait fort bien être, tout au contraire, une révolte pour Babel, contre les générations qui dans ces quartiers ont arrêté la Ville, qui est en son âme même mouvement permanent… Amusée par mon silence, avec son aplomb surprenant, elle me souriait en coin – ce même sourire dont je gratifie souvent les niaises homélies de sa mère…
Je vous mentionnai, dans ma première lettre sur ce conflit de générations, le sort de nos parents, endormis dans leurs privilèges et leur confort comme ceux de cette jeune femme, et qui finirent par se laisser mener sans mot dire à l’échafaud. A ma grande surprise, et alors qu’il ne fait aucun doute que l’édifice de raffinement artistique que nos propres prédécesseurs bâtirent dans leur décadence est sans commune mesure avec le médiocre trompe-l’œil moral de la génération de mon amie, il se pourrait que, pour ce qui est de la valeur des respectives descendances de ces deux générations de décadents, la comparaison ne tourne pas à l’avantage de notre contrée… Retournement que je ne saurais expliquer, comme si la médiocrité la plus crasse, passant un certain seuil, engendrait un mécanisme violent de ressort…
Voilà un beau problème historique à observer pour occuper mon oisiveté : les vingt prochaines années seront sans doute bien moins soporifiques que celles qui viennent de s’écouler. En attendant, face à ce sourire qui se met à ourler ses fossettes d’une manière que je ne puis déchiffrer, il me reste à déterminer s’il est une aventure possible – et si je saurai l’oser.