Lettre sur une intervention libératrice

Mille excuses pour ce long moment passé sans t’écrire : c’est que je viens tout juste de rentrer à Babel – d’un voyage dont, et encore une fois je te demande pardon, je ne t’ai même pas encore parlé.

Tu comprendras que, après la mésaventure à laquelle m’avait mené certaines envies, j’eus soudain une envie d’un tout autre genre : une puissante envie de fuite, au point de bien vouloir accepter d’aller n’importe où, pourvu que ce fût loin de cette Ville, et de ses labyrinthe de normes invisibles, d’arrière-pensées et de contrats.

Quelques jours après ma soirée si vite dégrisée, et alors que je bouillonnais d’un sourd besoin de relâche qui mijotait au feu de mon souvenir cuisant, je tombai en me rendant au travail sur une affiche annonçant un recrutement d’interprètes pour une mission extérieure : il s’agissait, dans le cadre de la reconstruction d’un pays récemment libéré par Babel de la tyrannie, d’aider à la pédagogie en direction des populations locales – populations locales dont je parlais la langue.

Je m’envolais dès le lendemain, à bord d’un aéronef qui charriait toute une nuée de mes semblables, et dont la soute regorgeait de dépliants éducatifs et de rations alimentaires – je n’ai guère saisi s’ils étaient destinés à nos troupes ou aux populations.

Boudeur, je n’imitai pas mes camarades qui, tous, sans même y penser vraiment, jetèrent un dernier regard à leur Ville bien-aimée lorsqu’elle disparut à l’horizon – et je retins un sarcasme qui me brûlais la langue, sur le passéisme poussiéreux de ce romantisme du départ : on se serait cru en plein monde d’hier.

Certains parmi nous étant en route pour leur seconde mission dans le même pays, nous profitâmes de la dizaine d’heures de vol pour exploiter leur connaissance des populations auxquelles nous aurions la charge de traduire et de transmettre les bonnes pratiques nécessaires à la – progressive – mise en place d’une société avancée. Ils nous en parlèrent à vrai dire fort peu, se concentrant bien plutôt sur de vibrants récits de l’intervention. De par l’universalité de ses valeurs, Babel se devait de les offrir à tous, sans considérations d’origines, de cultures ou de religions – origines, cultures et religions vouées de toute façon à disparaître, à terme, dans la chaleur de son creuset, au profit de l’humanité réunifiée. C’était au titre de ce devoir qu’elle avait lancée l’intervention à laquelle je devais désormais collaborer et, en particulier, suite aux crimes particulièrement sanglants du dictateur de ce pays lointain, qui s’était distingué par son horreur dans le magma de violences et de souffrances que représente encore, malheureusement, le reste du monde ; car, si la Ville se devait d’améliorer une humanité encore largement égarée en la guidant avant tout par l’éclat de son exemple, il lui était parfois impossible de ne pas intervenir directement, lorsque les forces de l’arriération atteignait le seuil de la barbarie, plongeant des innocents dans une souffrance que nul ne pouvait accepter, s’il était en mesure de l’éviter – or, Babel l’était.

Dans une attaque aérienne parfaitement exécutée, les forces pacificatrices de la Ville avaient décapité en quelques jours l’Etat sanguinaire qui martyrisait sa population : ses infrastructures avaient été annihilées sous les bombes, afin de convaincre l’ensemble de la population de la nocivité du régime ; puis, après que les troupes au sol eurent obtenu la reddition des forces armées criminelles, celles-ci avaient été épurées de leurs cadres, tout comme l’ensemble des administrations. Seule une table rase radicale permettrait en effet d’arracher le pays à la barbarie, et de lui faire rattraper au plus vite son lourd retard en appliquant sans frein les préceptes issus de l’expérience babélienne – car, si Babel elle-même n’est pas au bout du progrès, elle est cependant bien assez avancée pour être en mesure de faire gagner à d’autres sociétés plusieurs décennies, si ce n’est plusieurs siècles, d’une évolution coûteuse, hasardeuse, et souvent douloureuse.

Je me souviendrai à jamais de cette baie que nous survolâmes au point du jour. Le soleil se levait à peine dans notre dos et, partout, s’étendait une eau d’ardoise ; devant nous, une longue traînée d’or ouvrait la route en tranchant jusqu’à la rive, telle une voie royale, les flots encore pétrifiés par la nuit. Nous devinions au loin un arc de sable blanc surmonté d’une écharpe de brume ; et, au-dessus de ce bandeau de nuées, nous voyions, éclatante, scintiller une couronne de grenat : c’était les montagnes qui, dépassant les nuages, laissaient teinter leur neige au rayon écarlate du soleil naissant. La crique s’étendait sur toute la moitié gauche de notre champ de vision, s’arrêtant légèrement à droite : elle s’évanouissait alors dans les flots en une longue jetée invisible d’aussi loin, mais révélée par une mêlée d’écumes que soulevaient les vagues en se ruant et se fracassant de part et d’autre de ce cap aigu, par-dessus lequel elles s’agrippaient furieusement de leurs longs bras iodés ; et ce ballet féroce, que scandait le ressac, faisait chatoyer le souffle enfantin du soleil, parsemant l’horizon d’arcs-en-ciel éphémères qui étaient comme les étendards des deux armées d’eau et de sel, luttant pied-à-pied pour une crête. A mesure de notre approche, la brume s’estompait, ou bien notre vue la perçait peu à peu ; et se découvrait au-delà des plages une jungle, massive, taiseuse, plus brune que verte sous l’œil encore sombre du soleil immergé.

Seul le murmure des flots perçait notre silence.

Puis le vent se leva, comme si nous l’apportions, et poussa dans les pales de l’aéronef de longues plaintes graves ; puis le soleil lui aussi se leva, comme s’il nous attendait, se hissant complètement hors de l’eau : et nous vîmes.

A flanc de montagne, perchée entre la jungle et les neiges éternelles, une ville carbonisée.

Tel l’idiot que je suis, j’empoignai mes jumelles.

C’était une ville de garnison, ainsi que le trahissait sur la gauche la silhouette d’un fort éventré, et de nombreuses ruines de bâtiments dont on devinait qu’ils étaient organisés autour d’une cour carrée ; une ville donc pleine de soutiens du régime, d’éléments conservateurs attachés à l’ordre dictatorial : incarnation de cet Etat tyrannique que Babel se devait d’éradiquer afin de pouvoir libérer la société qu’il opprimait.

J’appris plus tard que trois heures avaient suffi à faire de cette ville un souvenir, dont ne témoignait plus que cette bande d’obsidienne labourée, parsemée de poutres de fer et de ruines écharpées.

Dans un bon récit dramatique, tel que ceux des invasions et des mises à sac dont grouille le monde d’hier, je t’aurais alors raconté avoir vu un cadavre, idéalement d’enfant : mais je jure n’avoir vu aucun cadavre joncher les rues encombrées de cendre. Ni horreur ni sang : rien que des gravats, et une absence obsédante.

D’une manière ou d’une autre, on aura fait évacuer la ville avant de la raser.

Lettre sur une soirée qui a mal tourné

J’ai bien eu raison d’aborder la dernière fois mon idiotie : clairement, le mal va croissant.

Non, on n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Et, cette fois non plus, ce n’était pourtant pas bien compliqué de s’assurer que les choses puissent bien se passer.

Avec l’ami que j’étais allé voir lors du périple que je te narrai la dernière fois, nous étions depuis trop longtemps sevrés de relations, disons, galantes. Nous vivons tous deux dans des quartiers plus avancés que la moyenne (exception faite, bien entendu, de la Ville Haute et du Paradis), où la libéralisation de la séduction et de la sexualité est déjà vieille de plusieurs décennies. Or, et c’est à Babel une règle évidente bien que tue, à chaque reflux des contraintes morales sous l’action de la lune des libérations qui, cycle après cycle, révèle à nos yeux émerveillés un pan nouveau de notre existence, succède un flux, une floraison de profits et de normes sur la plaine déboisée de ses lois, et semée pendant la pleine anarchie de contentieux à régler et de frustrations à soulager – l’un et l’autre moyennant finance, cela va sans dire. L’euphorie du bris des chaînes laisse sa place à une conscience essoufflée, alourdie des nouvelles frasques permises : et si on les autorise dans le cadre des normes nouvelles, le bain moral se raidit toutefois, comme par compensation.

Aussi est-il fréquent, pour la jeunesse babélienne lambda, de gagner régulièrement des quartiers libéralisés sexuellement depuis peu, afin de pouvoir profiter de leurs quelques années de liberté réelle. Liberté non pas normative, car les normes, lorsqu’elles sont de celles qui se généralisent, le font à Babel extrêmement vite – à mes dépens, comme tu le verras. Mais, l’être humain étant malgré tout un peu lent à la détente, surtout dans les classes qui ne sont pas chaque jour conseillées par leur avocat, disons que l’on parvient à vivre un certain temps insoucieux déjà de la vieille morale, et inconscients encore de l’empire nouveau du tribunal.

Nous nous rendîmes donc, il y a quatre jours, une dizaine de niveaux plus bas, à l’à-pic exact de mon quartier ; nous nous installâmes ensuite en haut d’un escalier, épaule contre épaule, nos regards perdus dans la nuit, vers le désert dont nous savions qu’il était là, infini et muet, derrière l’éternel mur de fumées que nous révélait la lumière de la Ville, et qu’agitait de volutes crasseux un de ces vents originaux qui, s’enroulant autour de Babel, en touillent doucement la gangue de vapeurs noires. En silence, nous ingurgitâmes au pas de charge la quantité de liqueur bon marché nécessaire à l’ivresse ; puis nous nous mîmes en quête de quelque salle de danse à écumer – et, quitte à filer cette métaphore bien peu galante, à la manière de pêcheurs partis au grand large, nous envisagions de rentrer bredouille avec bien moins de philosophie que s’il ne s’était agi que d’une petite partie au bas de chez nous. Brassés dans une marée ivre de jeunes gens issus de tout un pan de la Ville qui, pour quelques années, convergera dans ce quartier pour se, disons, socialiser, nous finîmes par repérer un écueil à l’abord si ce n’est avenant, du moins acceptable.

Nous payâmes le prix d’entrée, salé comme de l’eau de mer (désolé), puis franchîmes la seconde porte ; presque instantanément, nous fûmes happés, séparés, tourneboulés par le maelström de musique, de sueur, d’ivresse et d’abandon qui rugissait alors dans la vaste salle, plongée dans une obscurité rayée de lumières colorées, et déchirée par moments de grands éclairs blancs.

J’ai souvenir d’un chant enjôleur et vainqueur, que poussait vers le triomphe un rythme aux muscles gonflés, scandé par des notes en oriflammes mauves, effilées, criardes et prégnantes. Puis vinrent une plainte, languide et triste, entrecoupée d’une guerre de cymbales défigurées et de tambours à gros calibres ; une lamentation amoureuse assez ridicule, dont la langueur atteignait à la caricature, guimauve musicale arrosée d’évocations grasses ; et un drôle de chahut agité, un trille de basses aiguës aux accents de comptine, un charivari désordonné de cours de récréation, mais avec des voix suggestives, et des paroles dépassant de loin la suggestion. Je me souviens aussi d’un morceau étonnant, tout fluorescent d’enfance, avec comme des cloches adoucies qui annonceraient un gâteau d’anniversaire, en arrière-fond une petite fille qui pépie, et tout à coup une femme qui chante, fait vibrer les murs, le sol et nos corps de son appel à une sorte d’arrivée, ou de retour. Et cet air sourd, murmuré en regardant d’en bas, et zébrés de sons artificiels, comme si la musique nous revenait de miroirs déformants, éclatée en longues plages comme par un tain concave, ou bien resserrée en arcs électriques, telle un corps réduit au filament par une glace convexe ; des basses au son de bronze mou rythmaient comme une démarche de modèle, de dieu du moment ou de déesse de la nuit, avec un début de sourire en coin, d’œil plissé ; et ces voix cuivrées au fer blanc, réverbérées comme si elles-mêmes étaient l’écho, le soupir lointain d’un monde d’or, de brillant et de gloire qui semble nous tendre la main, tenir en une simple oscillation coordonnée de nos corps, ne serait-ce que quelques minutes, avec l’être de nos rêves qu’évidemment nous séduirons, démontrant ainsi notre génialité.

Génialité ou non – et ma stupidité désormais confirmée invite plutôt à la seconde option –, je finis enlacé et entremêlé avec une jeune femme dont ma mémoire me raconte qu’elle était, du moins physiquement, tout à fait ce qu’il me fallait. L’alcool multiplié par la fatigue aidant, et après des heures d’un déhanché de plus en plus approximatif et de minauderies chaque fois moins cohérentes, je finis par convaincre ma splendide et sublime partenaire que nous gagnassions ensemble un hôtel, si ce n’est son domicile. Cette seconde option choisie de par sa proximité, nous y courûmes presque et, une fois lu et vérifié le contrat sexuel qu’elle avait sorti de sa table de nuit, je le signai après elle, et passai ensuite au remplissage de mes toutes fraîches obligations contractuelles.

Or, il s’avère que le moyen de contraception mécanique dont nous étions convenus, disons, pareil à une digue submergée sous une exceptionnelle marée, se rompit ; or je l’avais sorti de ma poche, et en avait endossé par contrat la responsabilité. D’abord oublieux du versant normatif, et soucieux surtout d’une éventuelle paternité à vrai dire peu désirée, je commençai par être stupide de nouveau, et me débarrassai du contenant défectueux comme d’un porte-malheur : voilà qui me privait de toute expertise, au cas où le responsable soit tout simplement la mauvaise conception, et donc le fabriquant ; bien joué. Inconscient de ma situation donc, je lui demandai, timidement mais un peu brusquement, si elle accepterait de prendre un contraceptif hormonal d’urgence, prévu justement pour ce genre de situation, et qui assurerait que la fécondation n’aurait pas lieu.

J’aurais dû utiliser l’un des siens, d’autant qu’elle me l’avait proposé  !

Tout à fait naturellement car c’est son droit (et d’ailleurs n’avais-je pas moi-même pris le temps de lire et de relire le contrat qu’elle me proposait?), elle y consentit à la condition que je signasse une promesse de prise en charge des éventuels coûts physiologiques et psychologiques du contraceptif d’urgence – que, bien entendu, il me reviendrait par ailleurs de payer.

Désormais on ne peut plus dégrisée, elle eut l’amabilité de m’arranger son petit canapé, pour que je pusse y passer les quelques heures nous séparant encore de l’ouverture des échoppes d’apothicaire – heures dont la poignée de dialogues courtois, puis le silence endormi, furent d’une netteté morne toute administrative, sans affection ni acrimonie. Nul sentiment à éteindre ; une simple impulsion, qui plus est bien davantage recherchée que trouvée, et vite douchée par cette autre impulsion, bien plus impérieuse une fois le désir assouvi, qu’est la peur, froide et sourde, des conséquences.

Nous allâmes donc au matin acheter le contraceptif, dont je choisis le plus cher parmi ceux que je pouvais raisonnablement me payer ; et, après contrôle de l’apothicaire qui s’assura qu’elle l’avait bien ingéré et le notifia par écrit, je repartis avec en poche mon exemplaire de notre nouveau contrat en vertu duquel, en échange de sa prise certifiée du contraceptif à ma charge afin de réparer mon manquement à la clause contraceptive de notre contrat précédent, je m’engageais à l’indemniser des effets que pourrait avoir sur elle le contraceptif – effets qui seraient évalués par un médecin et un psychologue certifiés.

Ces contraceptifs étant plutôt sans conséquence à court terme – le seul qui sera évalué –, je ne risque à vrai dire pas grand-chose. Mais, entre cette angoisse on ne peut plus évitable, mon opportunité si peu exploitée et la brutale chute au beau milieu de ma galanterie longtemps rêvée, tu conviendras que je n’avais pas tort de rappeler ce que peut coûter l’étourderie, surtout dans cette Ville qui accouple si bien l’incertain et le calculé.

Lettre sur l’indemnisation des idiots

Pardon d’attaquer ainsi de but en blanc, mais : je ne me supporte plus.

On n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Sans cesse, je me le répète, d’être attentif, d’utiliser ne serait-ce qu’un minimum ma pauvre paire de neurones. Et dans cette ville capharnaüm, dans cet embrouillamini de quartiers, de murs, de transports roulants, glissants et volants, dans ce fouillis de normes emmêlé comme un roncier jailli tout droit d’un conte de fées, la distraction, la flânerie, la rêverie, cela ne pardonne pas. Ce n’est pas faute d’en avoir déjà perdues par dizaines, des journées passées à rattraper mes oublis idiots de tel ou tel formulaire !

Je devais rendre visite à un ami, quelques étages au-dessus de chez moi, un quart de tour de Ville à l’est. Or, sur la route, un enchevêtrement, assez singulier si bas, de quartiers huppés, aux frontières par conséquent très contrôlées ; en particulier, ils appliquent des règles médicales assez drastiques et, cerise sur le gâteau, notablement différentes d’un quartier à l’autre. Mais, plutôt que d’avoir foi en l’omnipotente force d’oubli de ma sainte tête-en-l’air et d’opter sagement pour un détour, je choisis de traverser ce maquis de normes.

Pour simplifier, il est fréquent que des quartiers particulièrement bien dotés exigent des non-résidents la prise de traitements préventifs contre certaines maladies afin que, si l’hôte ou même le simple transhumant venait à contracter l’une d’elles, et que celle-ci se manifestait pendant son séjour dans le quartier en question, le malade n’aille pas encombrer les services de santé du quartier – le traitement limitant suffisamment la violence des symptômes pour lui permettre de ne pas être en danger, au moins le temps qu’il soit évacué. Naturellement, ce système est avant tout utilisé dans les (très) beaux quartiers qui sont soit en contact avec un voisinage moins enrichi et donc moins aseptisé, soit, comme c’était le cas hier, placés sur de grandes voies de communication dont, s’ils entendent bien en tirer profit par le péage, ils ne désirent pas recevoir des malades de hasard en suffisamment mauvais état pour qu’ils soient obligés de les traiter – en vertu du « droit universel à la vie et à la santé », strictement reconnu et défendu par les tribunaux fédéraux. Certaines mauvaises langues prétendent toutefois que, dans le cas des secteurs inquiets de leur voisinage moins propret, l’avalanche de prérequis médicaux servirait avant tout à dissuader les indésirables à qui viendrait l’envie de se promener sur leurs belles allées ; et que, pour ce qui des quartiers ponctionnant les usagers d’un axe logistique fréquenté, il s’agirait surtout, par l’opportune propriété des traitements exigés, d’obtenir un profit supplémentaire et déguisé. Quoiqu’il en soit, ces esprit chagrins et soupçonneux ne sauraient contester que ce système, certes déjà ancien, est fort bien rodé : profusion de dépliants explicatifs gracieusement offerts, gélules fournies avec le billet de transport, prise de sang et analyse instantanée aux frontières du quartier – gratuite, qui plus est, ou du moins incluse dans le prix du billet.

Or, bien évidemment, il a fallu que le billet avec une gélule manquante tombât sur moi qui, bien entendu, ne vérifiai pas. Après déjà quatre heures de route et trois limites interquartiers franchies, je me donc retrouvai bloqué, contraint d’acheter la gélule demandée – vendue à prix d’or à cet endroit – et d’attendre une heure qu’elle fût décelable dans mon sang, avant de pouvoir, enfin, rentrer dans l’avant-dernier quartier que j’avais à traverser – non sans m’être acquitté, toutefois, du prix de mon second test sanguin.

Je passai la porte d’enceinte, et me dirigeait indolemment vers la station de train aérien, l’esprit vide. Une fois assis, je finis par ne plus pouvoir éviter de repenser aux profondeurs de ma stupidité ; et je serrai les dents de frustration, de cette frustration si courante ici du temps perdu pour rien – ce temps si précieux, si coûteux dans cette Ville qui ne cesse de nous le ravir à grands coups d’embouteillages, de files d’attente et de paperasse. Jamais je n’ai autant calculé, optimisé mon emploi du temps que depuis que je vis ici ; et jamais je n’avais moins eu le temps, pour quoi que ce soit.

Un peu par sarcasme vengeur, un peu par énervement contre moi-même, je finis par me dire que, idiot comme j’étais, j’atteignais le handicap : où était mon indemnité ? Et où étaient les dispositifs adaptés de rappel pour gens distraits, comme il y a des rampes pour les fauteuils roulants ? Non pas que je prétende ma sottise équivalente à deux jambes perdues ou inutilisables mais, honnêtement : préfères-tu être parfaitement voyant et bête à manger du foin, ou intelligent avec un œil en moins ?

Au point de vue de la justice, de l’universalité des droits et de l’égalité de tous les humains, ne devrions-nous pas être tous également intelligents ? Qu’ai-je fait, avant même ma naissance, pour mériter cette tête bancale et percée ? Depuis petit, j’accumule bourdes et oublis ; et qui nierait que l’on peut perdre à peu près tout par étourderie ? Or, n’est-ce pas l’âme de Babel, sa raison d’être, sa mission, que de corriger les injustices naturelles, de les compenser par sa richesse et sa générosité ? On a bien fait des études évaluant scientifiquement l’impact de la beauté sur la réussite professionnelle : élargissons le champ, et évaluons, mesurons, chiffrons le poids de toutes ces iniquités injustes, qui meurtrissent l’échine innocente de tous ceux qu’a frappés l’arbitraire chromosomique : les laids, les gauches, les trop petits, les trop grands, les mal proportionnés, les asymétriques, les oublieux et les idiots, les lents d’esprits, les bafouilleurs ; car en quoi ces infirmités aux conséquences mesurables, et par conséquent prouvables, différent-elles essentiellement de la surdité ou de la cécité ? Sans doute sont-elles, je l’accorde, moins graves ; mais alors, si nous avons certes droit à moins, nous n’avons nullement droit à Rien.

Amusé désormais, mais non sans une arrière-note de sérieux qui allait croissant, je me mis à étendre en esprit toutes les dispositions existant dans mon quartier en faveur des handicapés déjà reconnus, afin d’inclure ceux dont l’expérience souffrante n’avaient pas encore été reconnue par le droit. D’ailleurs, la frontière stricte que trace notre définition verticale et rigide du concept de « handicap » n’est-elle pas une de ces limites arbitraires, héritées du passé, dont nous ne nous sommes pas encore libérés ? A cette binarité qui sépare violemment valides et handicapés, ne conviendrait-il pas de substituer une vision en archipel, en constellations multiples et plurielles de situations individuelles à évaluer au cas par cas, afin de reconnaître et de mesurer le handicap de chacun ? Ainsi seulement pourra-t-on aménager et indemniser tout un chacun à la juste mesure de ce dont la Nature l’a indûment privé, afin de corriger ces milliers, ces millions, ces milliards d’injustices naturelles infligées au hasard, dès le berceau. Nous devrions tous commencer notre vie dans les mêmes conditions ; or, la Nature étant injuste, ce n’est pas le cas ; donc, il appartient à Babel de corriger cette inégalité des chances – elle y est d’autant plus tenue que, au fond, c’est elle, qui, en inventant une norme soi-disant « naturelle » de ce qu’il faudrait être, ou du moins en ne nous ayant pas encore libérés de ce stéréotype hérité du passé, nous inflige à tous une sensation de manque, d’incomplétude, d’infériorité, une douleur de ne pas être cet idéal fantasmé et inaccessible – une douleur qui n’a pas lieu d’être.

Descendant du train et me dirigeant vers le dernier point de contrôle que j’aurais à franchir, je dus m’arracher à mes envolées pour me concentrer un tant soit peu sur mes difficiles déplacements au sein d’une foule nombreuse et pressée, tout en passant nerveusement en revue les gélules que j’avais ingérées : cette fois, il n’en manqua pas. L’enceinte franchie, je me demandai à quoi je pensai, avant cet interlude médico-administratif ; et je restai quelques secondes incrédule, une fois que je me fus souvenu de ma petite indignation ; enfin, devant la stupidité de pensées d’abord plaisantines, mais dont je dus bien m’admettre à moi-même qu’elles avaient fini par me convaincre, je me fendis d’un sourire solitaire. C’est qu’il est si facile de ne pas voir le problème là où il est, et plus facile encore de se l’ôter des mains pour l’afficher au tableau sans fin des injustices subies sans recours ; alors, dans le brouillage des limites, dans le tourbillon de la lutte pour le statut d’injustement lésé, l’on finit par en oublier les malchanceux taiseux – car ce n’est pas tant la douleur qui, à Babel, confère considération et honneur ; mais bien plutôt le cri de celui qui dit souffrir, et sait se faire entendre. Mais, plus grave – je dirais même criminel –, par cette course rémunérée à la pose, l’on prive l’Homme de la seule chance qui lui est offerte d’échapper à tel ou tel manque, à cette chose dont la matière ne l’aurait pas doté, à ces forces dont son esprit ou son cœur serait dépourvu : on le prive de l’affrontement du destin avec les armes qu’il a et, parmi elles, on le prive par-dessus tout de ce qui fait sa grandeur, en portant au plus haut cet élan vital qui, partout dans l’Univers, lutte contre la chute inéluctable de tout, dans le froid éternel ; ce nœud de la valeur de tout être, la volonté.

Comme tu l’auras senti, cette lettre m’aura permis d’évacuer toutes ces choses qui me remuèrent l’esprit et, un peu, les tripes, lors de cette heure où je passai de la frustration à l’enthousiasme revendicatif et niais, avant de connaître une émotion étonnante car plus souvent invoquée que vécue, et si rare dans ce maelström fourmillant, qui sépare d’autant plus les hommes qu’il les prétend – et, peu à peu, les rend – tous équivalents : ce sentiment que, tous, ils sont mes semblables.

Porte-toi bien, et embrasse tout le monde pour moi.