Seconde lettre sur une affaire d’espionnage

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre Première lettre sur une affaire d’espionnage, dont nous ne saurions trop recommander la lecture à ceux ne l’ayant pas encore fait] 

Chère petite sœur,

C’est incompréhensible. Totalement, réellement, littéralement incompréhensible.

Après des mois passés à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (et sans le moindre doute !), du jour au lendemain ils ont changé d’avis.

Ils sont fous en plus d’être arrogants.

Je n’y comprends toujours rien, mais je vais essayer de t’expliquer ce que j’ai compris de ce qui s’est passé, des faits. En tout cas, de ce qu’on nous a dit.

Moins d’une semaine avant le procès (qui devait être, tu t’en souviens, le moment du spectaculaire pardon de l’espion), nous nous sommes réveillés un matin, et tout avait changé.

Les journaux d’un des grands princes de la Ville (ou d’un groupe, d’une famille, je ne sais pas bien, mais en tout cas d’un camp) ont déversé brutalement des heures et des mètres de reportages sur les horreurs commises par l’Etat qui avait envoyé l’espion, à la fois chez ses voisins et contre sa propre population. Parmi cette cascade de crimes, deux ont particulièrement choqué, et ont occupé pendant des jours les conversations. Dans une des villes de ce pauvre pays, des milliers de corps ont été retrouvés et déterrés dans un terrain vague : preuve des meurtres de masse de la police politique. Et, alors que son armée envahissait un voisin pour piller ses ressources, des soldats de cet Etat criminel sont rentrés dans un hôpital, et ont abandonné sur le sol des milliers de bébés nus, pour les laisser mourir de froid.

Et personne n’a demandé pourquoi nous ne savions pas tout cela avant ! Comment peut-on, avec la puissance de Babel, découvrir du jour au lendemain qu’un pays qu’on pensait gentiment archaïque et inoffensif, presque attendrissant comme un enfant, est en réalité une prison à ciel ouvert quadrillée par une armée sanguinaire et impérialiste ?

La découverte de ces crimes a tout changé à la nature de l’espion.

Il était un simple égaré, un ignorant de naissance, qui sans doute avait pu, en vivant à Babel, découvrir la Vérité, et qui allait donc la choisir sans hésiter : il est maintenant un démon, un agent de cet Etat criminel qui tue des enfants. Et on ne le savait pas avant ! Des mois qu’on en parle, mais il a fallu attendre le dernier moment pour que des journalistes pensent à aller voir le pays dont ils nous rabattent les oreilles depuis des mois !

Même sa mission a changé désormais : et j’ai presque raison !

Ils ne vont pas jusqu’à dire que tout le système dont je te parlais la dernière fois est entièrement mauvais, depuis sa création : d’après les journalistes, puis le tribunal, cet espion a en fait détourné une innovation saine pour en faire un poison oppressif (comme son propre Etat). L’idée de ce système était de mettre les machines au service des hommes, en gravant nos besoins jusque dans le noyau de nos serviteurs mécaniques. Et lui, l’espion, il a tout renversé, et nous a obligés à obéir aux machines : mais c’est le contraire qui était visé !

Bien entendu, on ne lui a finalement pas proposé de pardon, mais pas du tout parce qu’il avait empoisonné une belle invention :  parce qu’il est le serviteur de cet Etat sanglant, et donc un ennemi de l’humanité. Il finira sa vie en prison, interrogé par des experts de science politique et d’histoire chargés d’étudier comment un tel Etat peut apparaître, et donc comment empêcher son apparition, ou, si c’est trop tard, le supprimer avec le plus d’efficacité.

Le système dont je te parlais la dernière fois, lui, sera remis à zéro, et enregistrera seulement les besoins et les désirs, et plus les comportements ou les valeurs : sa seule mission redeviendra de connecter les machines aux besoins de l’homme. Si j’ai bien compris, c’est le même « camp » qui a révélé les crimes de l’Etat inhumain qui sera chargé par le système de gouvernance de réorganiser le système des machines. L’ancienne guilde à la manœuvre, elle, a payé cher son erreur d’avoir employé si longtemps l’espion : en plus d’être privée de son invention, elle doit payer une lourde amende.

L’argent de l’amende servira d’ailleurs à financer l’expédition humanitaire qui va, bientôt, être lancée pour décapiter l’Etat criminel, pour libérer son peuple de ce régime atroce et pour, en plus, soulager ses voisins opprimés. J’ai reconnu dans le journal le directeur de la guilde de pacification chargée de cette expédition : il avait courageusement défendu la remise à zéro du gros système de machines connectées…

Tout s’agite, l’argent vole d’une main à l’autre et j’ai l’impression que nous, nous ne sommes là que pour aboyer dans le sens qu’on nous indique…

Tu n’imagines pas la vitesse et la violence de ce changement d’avis.

Il y a deux semaines, l’administration judiciaire devait rappeler tous les jours que l’espion, une fois pardonné, n’aurait pas besoin de « famille d’accueil » : et pourtant les journaux continuaient de regorger de lettres ouvertes de famille qui se déclaraient prêtes à jour ce rôle. Maintenant, il est le visage du Mal.

Je ne suis même pas contente d’avoir eu presque raison, et surtout de voir Babel admettre qu’elle a été manipulée.

Ils sont capables de tout retourner.

Ils te saturent le crâne, te le bourrent comme on gave de friandises un enfant, pour le calmer. Regarde : ils se sont fait rouler dans la farine pendant des décennies, et l’une de leurs plus grandes innovations a été détournée par l’espion d’un pays criminel et arriéré. Mais, à force de le répéter, tout cela devient : « nous avons démasqué le Mal, et nous irons le combattre jusqu’à sa source, et sauver des innocents ! »

Et ici, tout le monde gobe !

Ils sont assez intelligents pour voir toutes les incohérences de cette affaire, et ils ont assez de mémoire pour remonter à deux semaines, tout de même !

Mais ils ne veulent pas voir. Ils sont babéliens, ils sont le sommet de l’humanité : rien de ce qui peut contredire cette croyance ne sera vu, et s’il faut on oubliera des choses qu’en leur temps, on avait vues.

Je n’en peux plus.

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[NdT : pour lire un témoignage d’une de ces interventions humanitaires lancées par Babel à son apogée, on lira notre Lettre sur une intervention libératrice]

Première lettre sur une affaire d’espionnage

Chère petite sœur,

Enfin un premier répit, depuis mon arrivée. Oh, si tu savais !

Mais pas un mot à nos parents : je ne veux rien leur dire qui pourrait leur donner une raison de croire (ou de faire semblant de croire…) qu’au fond, je me plais ici.

Si tu savais comme il est jouissif de voir cette civilisation si arrogante se retrouver encore plus idiote qu’une poule devant un couteau !

Je te raconte :

Le système de gouvernance avait arrêté (on ne sait quand) un espion étranger, et a décidé il y a quelques mois de rendre publique son arrestation pour lui intenter un procès à grand spectacle. (Il y avait sans doute des raisons diplomatiques à tout cela, mais je les ignore complètement.)

Cet espion était infiltré dans les niveaux les plus élevés de la Ville Haute depuis une vingtaine d’années : il avait fait une très belle carrière dans des domaines technomagiques de pointe, jusqu’à siéger à moins de cinquante ans au conseil restreint de plusieurs grandes guildes. Il vivait donc dans une opulence inimaginable hors de Babel, quel que soit le pays (même s’il était encore bien loin des fastes du Paradis). Cette très haute situation sociale et son instruction irréprochable ne laisse aucun doute, semble-t-il, aux princes de cette Ville, qui ont décidé de lui offrir devant tout Babel (et donc devant le monde entier) un pardon spectaculaire : pardon qu’il ne peut qu’accepter, sous peine d’être expulsé. En effet : comment un être qui n’est ni ignorant, ni aveuglé par la pauvreté, pourrait-il ne pas choisir Babel ?

Toute la Ville jappe, caquète, bêle surtout, et frétille dans l’attente de ce grand moment où sa générosité et sa supériorité retourneront, sans la moindre contrainte, un espion ennemi : elle a tellement raison (n’est-ce pas !) qu’elle n’a besoin que d’être connue pour être choisie.

Depuis l’annonce de ce faux procès et de ce vrai spectacle (mais ici tous les procès sont des spectacles écrits d’avance…), plus personne ne parle d’autre chose. Moi, j’espère : j’espère que, comme moi, cet espion a haï Babel dès son premier jour ici, et qu’il est incapable d’arrêter de la haïr. D’ailleurs, il a depuis longtemps la possibilité, et sans devoir renoncer à sa vie dorée, de renier son pays, qui n’oserait sans doute jamais le frapper une fois la protection de Babel accordée : alors, pourquoi continuer, pendant presque vingt ans ?

Je ne sais pas si c’est la même chose plus haut dans la Ville, mais j’ai vraiment l’impression que la population de Babel, alors qu’elle jacasse du matin au soir sur cette opération d’espionnage, n’a rien compris à ce qu’il s’est vraiment passé. D’ailleurs, je pense que l’espionnage n’est pas le plus important, et que c’est en fait la couverture d’une autre mission.

Voici la version officielle : brillant mathématicien, l’espion a été infiltré dans un premier temps sans but précis, puis il a été envoyé vers une guilde en pointe du développement de réseaux que l’on a inventés peu de temps après son arrivée. Ces réseaux, en reliant de plus en plus d’objets à de gigantesques cerveaux artificiels, doivent permettre à ces grosses machines « intelligentes » de guider les objets auxquels elles sont connectées pour nous faciliter la vie. Et, pour cela, elles utilisent ces objets pour capter le plus d’informations possible sur nous et, grâce à une sorte de réflexion programmée, apprendre à nous connaître (nous, nos désirs, nos besoins, etc.)

Ces gros systèmes sont encore beaucoup trop chers pour le commun des mortels mais, à mon arrivée, ils étaient déjà très utilisés dans le Paradis. Aujourd’hui, presque tous les habitants de la Ville Haute s’en servent, et même dans mon école certains ont des parents qui ont pu les expérimenter.

L’hypothèse la plus commune est que la mission de cet espion était d’utiliser sa position dans la guilde fabriquant la majorité de ces machines pour collecter un maximum d’informations sur les élites de la Ville, en plus du savoir-faire nécessaire à la construction de machines suffisamment puissantes pour traiter une masse de données aussi énorme.

C’est là que ma théorie arrive : je pense que cette mission d’espionnage, qui a bien existé, n’était pas la seule, et n’était pas la plus importante.

Pendant sa carrière ici, on a ajouté de nombreuses fonctions à ce gros réseau d’analyse des comportements : en particulier, une fonction de détection des comportements autorisés, mais pas vraiment alignés avec les valeurs de Babel. Tu commences à connaître leur petite musique : évidemment, rien contre la liberté, oh non ! Seuls les plus gros écarts de conduite ont d’abord été enregistrés, et surtout pas dans le but de sanctionner, seulement de les identifier, dans un simple but de connaissance de la population, et de « transparence de la société vis-à-vis d’elle-même », puisque « une société mature accepte de se regarder en face, et n’a donc rien à se cacher ». Puis, petit à petit, le système a fini par enregistrer de plus en plus de choses, de gestes, de paroles, puis par tout enregistrer, pour cibler le mieux possible la personnalité de chaque individu et pouvoir « éviter les rencontres porteuses de risque intersubjectif » (c’est-à-dire les engueulades), en faisant attention à ce que, par exemple, on ne place pas au restaurant une table d’individus intolérants à côté d’une autre constituée d’individus avancés et particulièrement sensibles. Et après tout, pourquoi vouloir cacher votre personnalité : si vous ne l’aimez pas, vous n’avez qu’à changer !

Je commence à peine (grâce à cette affaire) à comprendre ce système, qui est tellement fait pour cette Ville où l’on calibre tout et où rien ne peut être caché, puisque le but est de rendre tout le monde (et même le monde entier !) parfait. Et, en même temps, cette machine de machines qui surveille tout est mortelle pour Babel : de plus en plus, à mots couverts, on laisse entendre que, « malgré tous ses avantages gigantesques et indéniables », ce système chargé de souligner au stylo rouge chaque petit écart ne peut pas ne pas finir par augmenter le conformisme de la société babélienne. Et quoi de plus mortel qu’un conformisme aussi absolu, aussi organisé, aussi mécanique, pour cette Ville qui ne vit qu’en dépassant chaque jour une nouvelle limite ? C’est un fait : l’innovation ralentit, et ralentit de plus en plus vite. Mes professeurs nous mettent même en garde, presque en tremblant, contre la société rigide du monde d’hier. Mais, si les hautes sphères de la Ville se sont cousues elles-mêmes un corset invisible et indestructible, comment pourrions-nous, à notre niveau, échapper à ce cancer de surveillance si agressif ?

Je crois que la mission de l’espion était de lancer l’idée de la surveillance par le système de machines, qui a été imaginé quelques années après son arrivée, au moment où il était à la fois bien installé, et pas encore remarqué : il a donc pu souffler l’idée, et se la faire « piquer » par un chef ambitieux.

Oui, je crois que c’est cela.

Si j’ai raison, il refusera le pardon, et choisira l’exil, le retour dans son pays « arriéré » : parce qu’il est le mieux placé pour savoir combien Babel est empoisonnée jusque dans son cœur, lui, le préparateur secret de ce poison. Parce qu’on peut être attiré par une jungle violente et luxuriante, mais pas par un marécage figé et stagnant. Qui voudrait de Babel sans l’innovation quotidienne ?

Il ne le fera pas, mais si, en plus de refuser le pardon de Babel, il pouvait lui cracher tout cela à la figure, s’il pouvait lui montrer combien un pauvre attardé du monde d’hier a pu si bien la manipuler…

Je te raconterai.

Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés

Laissez-moi revenir.

Si tu savais, si vous saviez ce que cette fois ils sont encore allés jusqu’à inventer !

Au moins, il ne s’agit plus de mon école. Nous n’avons d’ailleurs plus nos souffre-douleur tarifés, à la suite des protestations de plusieurs de mes condisciples : d’après eux, ils avaient été éveillés à la souffrance de ces harcelés contractualisés par un reportage largement diffusé. Mais ont-ils réellement suivi ce vent du conformisme qui tournait, ou se sont-ils tout simplement lassés ? Je préfère ne pas y penser.

Il y avait dans une rue pas loin d’ici une petite troupe d’enfants très pauvres, issus sans doute d’un autre quartier, et arrivés à Babel il y bien peu si j’en crois leur grande difficulté à parler la langue d’ici, pourtant si simpliste. Sous la surveillance d’un adulte à l’air peu amène, ils vendent à la sauvette à peu près tout et n’importe quoi… J’essaie de leur acheter de temps à autre une passoire, un fruit ou un bracelet, même si à vrai dire leurs articles sont assez repoussants…

J’ai entendu dire que travail des enfants était interdit dans le quartier jusqu’à ce que, il y a quelques années, on accorde une première exception à cette interdiction, en reconnaissant aux enfants étrangers le droit de travailler à partir de l’âge prescrit dans leur pays d’origine, afin de respecter leurs « rythmes traditionnels » : cela a même créé un nouveau métier, celui « d’homologateur certifié d’origines ». J’imagine que c’est pour cela que tous ces enfants des rues ne sont, de toute évidence, jamais babéliens (du moins, par leur naissance : figure-toi que, à les entendre ici, à la fin des fins, tout le monde est babélien, ou du moins le sera, une fois suffisamment débarrassé de ses préjugés pour s’en rendre compte…pitié, laissez-les-moi, mes préjugés !).

Or, dans cette rue où j’allais, un habitant, un « défenseur des droits » autodéclaré, a fait remarquer que nombre de « rongeurs urbains » et, en particulier, de « rongeurs urbains stigmatisés », autrement dit de rats, étaient privés de passage sûr pour traverser cette voie : aussi, au nom de la liberté de circulation de ces êtres silencieux, opprimés et victimes de préjugés, cette grande âme s’est autoproclamée leur défenseur, et a lancé une action contre le système de gouvernance de la Ville afin de le contraindre à bâtir une « structure urbaine de croisement interespèce ». Autrement dit : un pont à rats enjambant la rue. Et, pour assurer à ses protégés un passage « sans stress », il a demandé l’expulsion des vendeurs à la sauvette, au motif qu’ils attiraient les clients aux abords de l’un des points d’entrée de sa « structure », empêchant ainsi les rats de l’emprunter en toute sérénité à toute heure de la journée… oui, il plaida, ni plus ni moins, qu’en essayant de vivoter, ces gamins étaient en fait en train de « privilégier leurs intérêts économiques sur les droits fondamentaux des rongeurs urbains stigmatisés, au nom de préjugés informulés mais inacceptables ».

Oui, ils vont dégager des enfants pour laisser passer des rats !

Bien sûr, je déteste les voir travailler, accroupis sur ces draps qui, étendus à même le sol, leur servent d’étals. Mais on va les en empêcher non pas parce qu’ils sont des enfants, mais parce qu’il est plus important de laisser passer des rats sans les stresser !

Je te promets que je ne mens pas.

Ils en sont là !

Et je ne peux rien dire.

L’autre jour je discutais au déjeuner avec des camarades de classe. Pas du tout les plus égoïstes ni les plus méchants : ils sont de ceux qui n’ont jamais levé la main, ni même la voix, sur nos souffre-douleur tarifés (sans toutefois oser condamner le principe, toujours au nom de la liberté…)

Même eux, si tu les avais vus…

Ils se réjouissaient qu’enfin, les droits des « animaux non-humanisés » soient reconnus et respectés et que, enfin, après tant d’autres, la barrière artificielle (« artificielle » !) entre l’humain et les autres animaux tombe, soit jetée à bas, et, qu’enfin, comme on combat les préjugés frappant telle population, telle profession ou telle religion, on combatte désormais ceux stigmatisant telle ou telle espèce… Oui maman : fin de l’esclavage et pont aux rats, même combat !

Et je sais ne rien pouvoir dire. Je l’ai encore mieux compris avec cette affaire : ici, il ne sera jamais légitime de préférer, moralement ou légalement, son semblable. Tu ne peux préférer ni ton fils, ni ton voisin, ni ton compatriote, ni le membre de ton espèce : cela serait injuste, et le fruit de préjugés. Mais ne t’inquiète pas pour eux : dans les faits, ils dépensent des sommes folles pour vivre dans le plus parfait des entre-soi, pour ne jamais croiser quelqu’un qu’ils ne veulent pas croiser (enfin, font cela ceux qui en ont les moyens, comme toujours !) La Ville où chacun se doit d’aimer tout le monde à égalité est en même temps celle où fleurissent les rues fermées et les quartiers privatisés. Même chose dans mon propre quartier : ils finiront par interdire la mort-aux-rats, et aménageront leurs maisons à grand frais pour que jamais aucun rat n’y pénètre, sauf en les traversant par un tunnel fermé spécialement aménagé, et qui les fera se sentir si généreux ! Et s’il faut dégager les sorties de leur tunnel à rats privé, il se feront une joie d’expulser des familles entières : ils défendent l’opprimé du moment, alors ils ne peuvent qu’avoir raison !

Je n’avais jamais vu autant de rigidité morale cohabiter avec une telle hypocrisie. Je crois que cela vient de leur manière de, sans arrêt, changer d’angle de vue : rien n’est stable, alors même si les principes le sont, comme ils ne sont jamais appliqués depuis le même point, ni selon le même angle, ni dans la même direction, c’est comme si tout changeait chaque jour. Un courant d’opinion, et en quelques jours la victime sacrée devient bourreau.

Et, sous cette roue infinie qui broie et bâtit sans fin, de pauvres êtres, pas assez vifs pour suivre le rythme, et destinés à donner leur sang pour huiler les rouages de cette machine à labourer les hommes pour, sans cesse, éradiquer leur passé, extirper leurs préjugés, et bâtir un monde nouveau…

Je n’ai juste plus la force.

S’il te plaît.

S’il vous plaît.

Lettre sur le harcèlement contractualisé

Laissez-moi rentrer maman.

Jamais je ne me suis plainte de l’exil, des longues heures cloîtrées, de la solitude. J’ai tout enduré, convaincue et reconnaissante de la chance que vous m’offrez en me permettant de faire ma médecine ici, plutôt que chez nous.

Mais vous m’avez vous-mêmes appris qu’il y a des limites. Or cette simple vérité, ici c’est comme si leur langue même interdisait de le penser.

Je ne vous ai jamais parlé des horreurs que l’on fait à Babel par divertissement, dans les bas-fonds, et parfois jusque dans des bulles de cruauté que l’on crée dans les quartiers huppés, toujours pour s’amuser. Je me disais que chaque monde a ses laideurs. Seulement, ici, pour eux, au fond, il n’y a ni beau ni laid. Et il s’agit désormais de mes propres condisciples, de ma propre école.

Comme partout, et même si ces choses-là sont censées s’arrêter avec l’âge adulte (auquel beaucoup n’arrivent donc jamais), il se forme entre nos murs des meutes de hyènes ricanantes, qui s’amusent en pourchassant un solitaire : toujours un être fragile, bien entendu. Le mois dernier, un niveau a été franchi dans la perfidie. La victime avait pour faille un père déclassé, boulanger dépouillé de son commerce par un contrat piégé de crédit, et depuis enlisé dans les expédients et l’oisiveté (c’était la mère, assez haut placée depuis quelques années, qui payait les études). Va savoir pourquoi mais, s’il est ici positivement défendu de railler nombre d’infortunes, de tares et de manquements, il ne l’est pas de retourner en riant le couteau dans la plaie d’un père pauvre à la dérive, pourtant banal habitant victime d’une banale arnaque. A force de moqueries roulant sur cette plaie encore ouverte, le pire arriva : le fils sauta par la fenêtre d’un couloir, s’écrasant au sol trois niveaux plus bas (je parle de ces niveaux de la Ville qui s’enroulent lentement autour du piton sur lequel elle est construite, pas de simples étages d’un bâtiment : sa chute a dû atteindre les deux ou trois cents mètres…)

Très embarrassé, et surtout terrifié à l’idée de voir un jour un rejeton autrement apparenté suivre l’exemple de son prédécesseur heureusement plutôt mal né, le directeur a donc décidé d’un plan d’action vigoureux et, surtout (maître-mot à Babel) : « novateur ».

Une guilde a en effet récemment vu le jour qui fournit un service visant justement à éviter les harcèlements dans divers collectifs plus ou moins clos : écoles, universités, ateliers, etc. La « méthode novatrice » est simple : fournir des employés qui s’intégreront au groupe, précisément pour être harcelés eux : comme ça, aucun membre réel du groupe ne le sera. Et il semblerait que cela soit efficace, du moins à court et moyen terme : au-delà, il est encore trop tôt pour le dire.

Je ne te mens pas.

Des souffre-douleurs tarifés et homologués, oui, homologués ! à la taille bien basse, au physique bien disgracieux et fluet ! à l’habitude de tout subir !

Mais ils sont, autre maître-mot ici, « consentants ». Parce que dans leur misère, ils consentent à être maltraités, pour être moins miséreux, eux, et leurs familles peut-être…

C’est atroce maman. Ils se laissent faire. Ils sont deux, deux souffre-douleurs pour deux cents personnes… Au moins tout le monde ne participe pas. Mais de plus en plus de monde participe, puisque désormais c’est permis et que, surtout, ils l’ont voulu. Pire, en les maltraitant on leur donne du travail, on assure leur subsistance : on leur « rend service ».

Ils leur font tout, et ils se laissent faire, et même ils pleurent et ils supplient quand on le leur demande. Le visage en sang, ils versent des larmes tarifées qui dessinent deux rivières boueuses sur leur face couverte de poussière, et au milieu il leur dégouline de la morve et de la bave en torrent, mélangé au reste ça forme des grumeaux sur leurs lèvres et leur menton… et ces regards vides, vidés de tout, sans même une trace d’envie de vengeance. Et il y a un contrat pour ça, signé par ceux à qui vous donnez tant d’argent ! Pour que je devienne médecin ! Médecin, pas tortionnaire ! Et tu les verrais tous, ils sont hideux ! Tous lâches en plus, toujours à suivre en petits rangs leur grand chef, un crétin absolu, papa est très riche et peut-être intelligent, mais lui bête à manger du foin, ou plutôt, bête et méchant à faire manger du foin aux autres, pour « s’amuser ». Toujours à cracher bruyamment par terre, à être insolent avec les enseignants et méprisant avec nous, pour se prendre pour un dur alors qu’il est juste trop fainéant pour bien se tenir, et trop rentable par son père pour être viré. Sa façon de se rebeller c’est de mal se comporter, de se laisser aller, de ne pas faire d’efforts : tu parles d’un aventurier ! Et toute sa petite cour qui le vénère ! Et toi qui m’avais suggéré de chercher un… tu les verrais !

J’ai essayé de les arrêter, de leur dire que tout simplement, c’était mal ! Ils m’ont regardée comme une folle, et m’ont traitée d’attardée, de rabat-joie, de coincée, de « née-vieille », ils m’ont reproché mes préjugés, mon archaïsme, et même mon « mépris pour le travail des autres » ! Et quand je leur ai dit que c’était juste indigne, ils se sont mis à aboyer : « Qui es-tu pour dire que ce qu’ils font, que leur travail est indigne ! En plus ils empêchent du mal, de la souffrance pour des plus fragiles, parce que eux ils savent la supporter. C’est comme un boulanger : il te vend son pain parce que lui il sait le faire, et toi non. C’est comme ça qu’on progresse à Babel, qu’on s’éloigne du monde d’hier, des préjugés, de l’archaïsme : on se spécialise pour être performants. Sinon, on retourne en arrière à l’âge de pierre. »

Et pire encore, maman : ces pauvres choses elles-mêmes sont venues me demander de les « laisser travailler ». Elles étaient outrées, pleines d’aigreur, mais à mon égard ! Elles m’ont reproché de juger leur travail, de les mépriser, depuis mon « confort de privilégiée »… « Aucun choix n’est indigne, et on choisit ce qu’on peut nous, on n’a pas votre chance, alors vous n’avez pas le droit de dire que notre choix est indigne ! »

C’est comme si dans leur esprit, jusque dans leur langue, le problème n’existait tout simplement pas : contrat égale consentement, consentement égale liberté, liberté égale dignité. Si une personne a signé elle est d’accord, et chacun fait ce qu’il veut.

Ils sont fous, maman.

Non, je ne ferai pas comme eux. Ils ne sont pas fous : ils ne sont juste pas comme nous.

Je veux rentrer à la maison.