Lettre sur un défenseur des droits

Cher frère,

J’espère que de ton côté tout va bien. Pour moi, pour tout te dire, jamais j’avais eu autant l’impression de faire le tapin du démon, de le laisser me souiller jusqu’au fond pour l’or, l’or, cet or qui avachit tout !

Pardon d’attaquer si sombre, mais c’est une vraie sombre horreur qu’on bâtit en ce moment. Une « clinique d’enfantements non-humains », d’abord j’avais cru à un banal hall à vétos : c’est à la mode ici de dire « non-humains » ou « animaux non-humains » pour « animaux ». Alors officiellement c’est parce que l’homme est aussi un animal, mais je me dis que c’est surtout en fait parce que ça lui plaît, de se faire des nœuds à la cervelle, de pondre des floppées de mots pour rien… non, par pour rien, tiens, ça leur plaira à nos amis des animaux  : ces mots vides qu’il invente sans arrêt, ça lui sert surtout à faire le beau, comme un chien !

Dans cette « clinique », les non-humains, c’est plutôt des presque humains, à qui ils ont fait je sais pas quoi qui leur a comme vidé le crâne, arraché la douleur et les sentiments, et les a rendus tout dociles, plus doux encore que l’agneau. C’est tout récent comme invention, l’usine qu’on installe est la deuxième seulement. Oui, une usine : on ne va rien enfanter crois-moi, on va fabriquer. Toute ma vie je me souviendrai de cette semaine où on a installé, dans un couloir long comme une vie sans femme, trois rangées étagées de cuves en verre, couvertes de boutons de commande et de tuyaux, où ils mettront en culture ces pauvres choses, en attendant de les « enfanter », de les arracher à cette machine qui les aura enfantés comme le moule accouche du vase… Ce malaise de quand tout le monde sait qu’on est tous en train de tremper dans le sale, le vaseux, même pas le sanglant ou le bon vieux défendu, vraiment le vaseux, plein de glaires et de bulles crasseuses… On a bien essayé nos blagues de tous les jours pour combler le silence, mais on a fini par plus rien dire et juste accélérer, pour vite être débarrassés… et, surtout, ne pas se demander, ne pas deviner pourquoi ils se donnent la peine de produire ces…

Mais je voulais justement te raconter une de ces histoires qui a réussi à bien nous amuser et que, du coup, on s’est répétée le soir, autant qu’on pouvait. Y’a quand même du bon dans ces procès spectacles.

Un procès fameux, dans un quartier lointain mais qui a passionné toute la Ville. Et il l’aura bien fait gigoter, cette tumeur colossale, cette tripe obèse avachie sur sa montagne, confite dans son or !

Trois fois trois fois rien, au début : un pékin entend dans la rue un autre pékin promettre à son chien un biscuit s’il est sage dans le transport. Trempé de justice comme toi et moi on l’est d’eau après une averse, notre premier pékin, grand défenseur des droits universels, choisit alors de sacrifier du temps à la vérification de que le pauvre opprimaté à quatre pattes ne sera pas trompé, et qu’il aura bien ce que lui a promis son compagnon humain : il reste donc dans le transport, même après son arrêt. Encore un qui a du temps à perdre, et surtout pas besoin de trimer pour manger, penseras-tu : mais attends.

Comme le dernier des mouchards, notre pékin au cœur d’or (c’est le mot) suis donc le chien et son maître et là évidemment, l’humain ne donne pas son biscuit au pauvre toutou, qui a pourtant été sage, oui, plusieurs témoins le certifieront au tribunal, il a été sage, comme une image ! Pire, frangin, pire ! Le pauvre animal non-humain avait tellement souffert déjà, que pour lui c’était naturel, « intériorisé » comme ils disent : il n’a même pas osé réclamer sa récompense !

Alors là, bien sûr, tellement plein d’empathie qu’il en a presque chougné, mais surtout très conscient des droits de tout le monde partout et tout le temps, notre défenseur décide illico de prendre des contacts parmi les témoins de la terrible opprimation (témoins qu’il promet de payer bien sûr, non, pardon, d’ « indemniser », maître mot !), puis d’aller voir un avocat, pour rétablir la justice.

De quoi se mêle-t-il me diras-tu : mais du droit universel ! Car après tout, la promesse au chien était un contrat  : « si t’es sage t’auras un nonosse », c’est comme « si tu répares ma cuisine, je te paye » ! Parce que les chiens, tous les non-humains souffrent, on le sait, et donc il sont nos égaux, alors il faut respecter nos contrats avec eux, aussi. Grand principe ici, la souffrance qui anoblit !

Mais tu me diras qu’il peut pas porter plainte le caniche, et tu as raison. Mais beaucoup de fous ou de comateux peuvent pas vraiment non plus : alors c’est souvent leur famille qui s’en occupe mais, en fait, tout le monde peut les défendre, puisque le droit est universel. A Babel, n’importe quel pékin qui voit un type sans défense se faire emmerder, a le droit de porter plainte au nom de l’opprimaté. Oui, si je vois une brute tambarder un attardé, je peux illico me déclarer défenseur et allez poursuivre le bourreau au nom de la victime, et même sans lui dire pour empêcher qu’on la menace. Et je peux même le faire si j’ai juste entendu une insulte, une « violence verbale », et si elle est gratinée, pas besoin que la victime soit là pour l’entendre, qu’elle se soit faite insulter en face : ce qui compte, c’est sa dignité. (Y’a d’ailleurs des disputes cocasses quand on a plusieurs défenseurs pour la même victime et même pour la même violation de ses droits, mais c’est une autre histoire). Bref, pour les chiens, rien de différent : ils souffrent donc il faut les défendre, et comme ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes, hé bien n’importe qui le peut.

C’est beau et logique, alors, que demande le peuple ?

Et en plus, c’est gratuit ! Parce que les défenseurs des droits d’autrui, vois-tu, ne sont même pas payés ! Chapeaux les gars ! Ils sont juste indemnisés, pour leur temps perdu. C’est tout. Une indemnité… proportionnelle à ce que doit raquer le bourreau une fois condamné, pour, vois-tu, faire contribuer l’opprimaté « à hauteur de ses moyens » : pas du tout pour rémunérer le défenseur au résultat ! Je t’avais dit : « indemnité », maître mot !

C’est vrai beau.

Et vois-tu, notre défenseur du jour était vraiment très, très serviable, tout le temps, et donc très expert (on dira qu’à force de sauver les gens, il était devenu secouriste). Il ne faisait d’ailleurs que ça de sa vie, défendre les droits des autres, et même, dans son cas, les droits des bêtes seulement (pardon, des animaux non-humains) : alors heureusement qu’il les avait ses indemnités, sinon de quoi il vivrait ? La générosité, ça nourrit pas son homme ! Sauf à Babel : alors, vivent les indemnités !

Ils sont un essaim de plus en plus nombreux, à rôder dans les quartiers moyens pour « constater des violations des droits », et barboter le pauvre type qui fait le pas de travers au mauvais endroit, au mauvais moment (dans les quartiers moyens, parce que plus haut tout le monde est farci d’avocats, et plus bas les pénalités sont trop basses pour « couvrir les frais »).

Et autant te dire que le pauvre pékin qui a oublié de donner le susucre, ça lui a coûté cher. Grosse pénalité, et pas juste pour rupture de contrat, mais pour en plus atteinte à la dignité ! Parce que Babel sait bien qu’il a fait ça par préjugé, et que ça n’a rien à voir avec essayer de pas payer son plombier : et quand on combat un préjugé il faut taper encore plus fort, on est plus dans la réparation, on est dans la rééducation ! On lui a même enlevé son chien, comme on enlève un enfant à ses parents qui le tambardent, ou dans certains quartiers qui ne lui donnent pas de petit frère, et on l’a placé dans des refuges pour « animaux non-humains maltraités ». Je te parie un bras qu’ils doivent mettre des billets pour aider aux procès ces refuges, c’est comme ça, ici tout se tient et va dans le même sens.

Et puis côté réputation, vu comment l’histoire a émoustillé les journaleux, là aussi il a pris cher, et encore, heureusement qu’il a une chance d’être lavé par notre oubli, avec tous ces procès qui s’enchaînent et s’enchaînent. Mais en attendant, s’il a pas de réserves, un petit exil risque de s’imposer pour lui, parce que bonjour pour trouver du boulot quand y’a écrit « opprimateur » sur ta face. Même pas la faute des patrons : il suffit qu’un journaleux en rade passe devant chez vous et capte votre employé opprimateur pas oublié, et vous êtes bon pour un torrent de boue et de glaviots, qui attirera la meute de rats en recherche de procès que vous perdrez, parce que tout le monde vous hait !

Remarque bien le raffinement frangin, regarde ce que c’est, la civilisation : on n’attend plus un moment de faiblesse pour te dépouiller à coups de latte, on attend une erreur pour te détrousser à coup de procès. C’est moins violent, moins salissant, et puis ça génère tellement de boulot ! C’est ça le progrès : pour régler les problèmes, on passe des bagarres à un contre un aux procès à dix contre dix en moyenne, et encore, sans compter les arbitres, le personnel du tribunal, les journaleux qui blablatent, les intéressés extérieurs qui viennent miser leur billet, etcétéra : tellement de boulot à partir de rien, et pour la justice, si c’est pas tout beau !

Alors, tu comprends, le temps de finir, je suis de plus en plus discret, on ne sait jamais. C’est aussi pour ça qu’on ne dit rien sur ces pauvres choses qu’on va produire, dans cette usine de malheur, sur ces « non humains » : il suffit de lâcher la mauvaise pensée devant un indigné indemnisé, par exemple quand je te dis que c’est des « pauvres choses », et voilà le procès arrivé car après tout, eux aussi on le droit d’être défendus dans leur dignité, etcétéra.

D’ailleurs cet indigné pourrait être un mercenaire de l’usine, ou de qui sait qui d’autre ! C’est si commode, de pouvoir agir au nom d’êtres qui ne peuvent rien dire. De vrais béliers de siège, maniables, dociles, silencieux.

Mais enfin, comme disait maman, on peut rien y faire, alors mieux vaut en rire qu’en pleurer.

Et dans quelques mois, j’en aurai fini.

Lettre sur un « Fight Club »

Cher frère,

Tu m’auras filé un sacré cafard… je pensais qu’on aurait déjà plus. Enfin du coup plus de gamberge, c’est acté je suis sur le prochain chantier, j’ai même déjà déménagé. Croise les doigts pour moi que ça suffise.

Remarque, pour le moment je suis pas mécontent, puisqu’enfin on a décarré. Je commençais à plus me l’encadrer, le quartier du chantier qu’on vient de terminer. Sacrée veine en plus, on a fait ça par les airs ! C’est qu’on allait loin, et que c’était jour de gros bazar sur l’itinéraire par la route, parce que d’ordinaire ça coûte trop cher pour les pue-la-sueur, de voler. Hé oui frangin, j’ai volé ! Et tout un demi-tour de Babel, s’il te plaît ! Sans vouloir me la raconter : on peut mourir, après un truc pareil.

Alors on ne s’est jamais trop éloignés, donc pas de vue de l’ensemble bien sûr. Mais longer ça, cette Ville tellement grande qu’elle a ni haut ni bas, un dieu frangin, un dieu de métal et de béton ! Quatre heures on a mis, pour contourner ce machin pas possible ! C’est tout un pays, tout un pays de pays ! Devant toi, une rangée de gigantesques immeubles au bord, qui font le mur de la Ville, hauts comme deux niveaux (rappelle-toi que cette ville c’est une spirale autour d’une montagne, mais ça s’enroule tellement lentement que ça devient presque horizontal, alors la Ville ressemble à une pièce montée de mariage chic, avec posé en haut un gros gâteau blanc : la Ville Haute, et puis une colossale bougie, une immense tour de sucre glace qu’on appelle le Paradis). Et d’un coup ce mur peuplé disparaît, et tu as un gouffre, une baie taillée dans la Ville, avec des centaines de rampes à décollage qui grouillent, et de partout des machines volantes, pire qu’une ruche ! Et quand le gouffre-aéroport se referme, tu as tout autre chose ! Une route extérieure accrochée à la Ville, couverte de leurs charriots sans bêtes, collée à un gros bâtiment sans fenêtres et plein de cheminées, avec partout des canalisations. Et après un grand mur de cliniques et de banques, avec derrière une avenue marchande, une vraie fourmilière, t’en perçois le bruit même par-dessus le barouf du moteur. Et trop de choses encore, que j’espère ne pas oublier avant de te revoir, pour pouvoir te raconter.

Mais c’est pas pour le joyeux voyage que je suis bien content de notre petit déménagement : c’est surtout que, là où on était, ça commençait à craindre, et sévère.

A la base c’était un quartier vilain, mais banal, mort presque. Sauf que, va savoir pourquoi, il est venu à certains l’envie de se tambarder en public, comme ça, vraiment juste pour le sport, dans la rue. Alors la mode se lance, et vois-tu c’est pas un quartier où on voit beaucoup la maréchaussée, juste de temps en temps, pour les trucs urgents. Donc ça s’installe, et bien vite y’a toute une jungle de parieurs qui pousse, bien arrosée par le sang giclé sur le béton, avec des arbitres, et des caïds qui se sont ramenés garder la caisse (en prenant cela va sans dire leur commission, parce que tout travail mérite salaire). Ça a tellement enflé qu’il a fallu passer la vitesse supérieure : alors en une nuit, ils ont monté une arène dans un des squares, avec des gradins en bois, et ils se sont mis à faire payer l’entrée. On m’a proposé d’être de l’équipe de construction, mais je voulais pas y tremper. Vu comment c’était payé et que finalement ça gêne pas les autorités, j’ai été bien nave. Parce que quand on a fini par envoyer un peu de flicaille, c’était juste histoire de coller des amendes et signer des papelards, pour faire gonfler les comptes de l’intendant local : c’était du bien rodé, même pas besoin de faire semblant de s’accrocher. Ils se sont vite mis d’accord sur deux-trois arrestations par mois, pour ponctionner, et avoir de quoi donner à manger aux journaleux qui viendraient fouiner.

Faut croire que dans le coin ça rêvait en secret de se palucher devant des types en train de se castagner, car tout ce beau turbin a fait se radiner tellement de pékins qu’en moins d’un mois ils ont rajouté une autre arène, plus grande, avec par terre du sable pour absorber le sang. Et combat toute la nuit, tous les soirs. Une de ces beugleries ! Et nous qui créchions la rue d’à côté ! Heureusement, très vite y’en a un qui a eu l’idée de se bourrer les oreilles de cire, et ça faisait l’affaire. Pour une ville « bienveillante » ils aiment quand même beaucoup la violence. Ils la laissent faire en tout cas, et ils payent pour regarder. Et crois-moi qu’assez vite y’a eu des huiles qui se ramenaient, en tout cas des demi-huiles, toute une floppée d’échalas blindés et de pétasses émoustillées… Qui s’ennuie, va à la saloperie. Lundi : bordel, mardi : plantes qui font rêver de travers, mercredi : pauvres couillons en train de se tambarder, etcétéra. Ils avaient leurs loges fourrées panthère des neiges avec petit salon, petits fours, petites poules des deux sexes, petits champignons des Aurès pour vivre plus fort les fractures ouvertes et les comas des autres.

Chacun ses goûts.

Là quand on est enfin partis c’est tout un immeuble qu’ils avaient racheté. Ils vont péter les quatre premiers planchers pour faire une grande salle à castagne, avec gradins en dur, loges chauffées et même avec piscine dans les loges, chauffée aussi. Au sous-sol les vestiaires pour les bêtes, et leur infirmerie. Aux étages du dessus ils feront sûrement une grosse maison de passe, avec salons à défonce et compagnie. Après faut voir, y’a des questions de territoires sûrement…affaires de pègre comme chez nous, mais en colossal, comme toujours ici. Et en presque permis, au fond, d’ailleurs si ça marche fort ils se débrouilleront pour le faire autoriser par un procès, juste dans ce quartier, avec les contrats qu’il faudra : ici c’est toujours pareil, il suffit de faire signer le dindon de la farce avant de l’embrocher, et au final, ça finit toujours par passer.

Déjà avant qu’on décarre, j’ai vu assez de saletés s’organiser. Des coups de pression contre un orphelinat du niveau d’en-dessous : d’après un collègue, ça va organiser des combats d’enfants, en privé, avec, en prime et moyennant finance, la possibilité de se tamponner le vainqueur ou, suivant les délires de chacun, ce qu’il reste du vaincu. Ça sera jamais du légal et du public je pense ça, mais pour tout te dire j’en suis pas sûr, vu que dans les quartiers les plus avancés, avec un contrat signé on peut faire la même chose à un enfant qu’à un adulte, puisqu’au fond on est tous des humains, pas de différence… Et puis ici tout ce qui n’est pas légal le sera : rappelle-toi des deux parents chouraveurs de la dernière fois. Surtout que bon, un orphelin d’un niveau aussi bas, avant de le voir se défendre au tribunal… Pas sûr qu’il le sache seulement, qu’en théorie il le pourrait (c’est pas plus mal, le faux espoir c’est ce qu’il y a de pire quand t’es au fond du trou).

T’as pas bien le droit de parler comme ça par ici, mais je te le dis : ils sont contre nature, les pékins qui se paient ça. Des vrais dégénérés, des tumeurs à pattes de grenouille et à queue de rat, des sacs à ignobleries. Et le pire frangin, c’est que mon petit doigt me dit que c’est tout sauf pas permis de penser qu’un jour, un type d’en haut, de tout tout en haut, s’en viendra exploiter ce merdier, utiliser ce nid à horreurs local dans une grosse machinerie, pour faire autoriser je sais pas quoi. Ici tous les désordres, tout ce qui casse le normal, pour les cadors c’est comme une gamine paumée pour un mac : une occasion à ne jamais manquer. Alors après le pourquoi du comment, je sais pas ce que ça sera, c’est trop pour ma cervelle : mais ma tripe le sait.

Je te le dis, vivement rentrer au pays.

Lettre sur la force du fait accompli

Cher frère,

J’espère que par chez nous tout va bien. Ici le chantier est presque terminé, dans trois-quatre semaines je vais devoir décider de rester ou de ramasser mes billes et rentrer. J’ai déjà ma place assurée sur le prochain d’après le contremaître (une clinique d’enfantements non-humains dernier cri, ça devrait payer gras). Dis-moi où on en est niveau finances, que je sache quoi dire quand on me demandera.

Un bien joli barnum ce chantier, surtout une fois qu’on sait pourquoi diable on s’envoie tout ça. Après je suis payé, rien à redire, mais enfin, sacré foin pour trois fois rien. Planté à plein flanc de falaise, enfin à flanc d’immeuble, d’ailleurs ça a dû coûter cher d’indemniser les propriétaires des fenêtres donnant sur le dehors de la Ville (un grand luxe). Perchée donc là notre serre, sur un nid de colossaux madriers en acier, si géant que de loin les poutres larges d’un mètre sont dans ce bazar de métal comme les simples brindilles d’une cahute de moineau. Dessus ce gros roncier de fer, une grande dalle, assez pour un petit village, avec autour des murs de verre aux colombages de métal, très hauts, qui se courbent passés les cent mètres pour se recoller à la Ville qui a retrouvé sa pente après la portion de falaise. Et dans ce gros ver carré vitré, collé contre la ville-montagne, tous les cinq mètres un sol organique reconstitué, avec greffés dessus encore plus de tuyaux que ce qu’on peut avoir d’intestins et de boyaux. Et tout ça pour, accroche-toi bien, de la patate des Mascareignes. Un spécimen très tendre, et surtout bleu, donc très pratique pour composer les jolies assiettes des restaus comme il faut. Je sais pas bien qui en mange, personne sûrement en dessous de la Ville Haute et des quelques niveaux juste avant. Mais ça en fait déjà du monde, dans cette ville peuplée comme vingt pays, surtout que c’est pour ceux qui payent pas que pour avoir, mais aussi pour montrer qu’ils ont. Enfin. Et tu t’imagines même pas les canalisations qu’il a fallu s’envoyer : c’est qu’il faut chauffer fort tout le morceau pour que les duchesses patates poussent bien comme elles font chez elles, sous les Tropiques. Je serais pas étonné de coupures dans le quartier une fois l’engin démarré. Connaissant la cervelle du patron, il a dû déjà prévoir le coup, et proposer deux-trois petites centrales pour compenser. Un sacré taupier notre sachem, crois-moi, et qui connaît la musique : dans ce bazar monstre, il faut toujours exploiter tout ce que tu connais, et tout de suite.

Mais assez parlé de choses sérieuses, il faut que je t’en raconte une bonne, un de celles qui n’arrivent qu’ici. En bref, les hauts quartiers de Babel manquent de marmots (histoire de flemme surtout je pense, pour les galipettes et pour la grossesse). Sauf que certains des plus-assez-en-forme-pour-en-faire font partie des encore-assez-en-forme-pour-en-vouloir, et parmi la floppée de solutions ici dans ces occurrences, il y a l’adoption. Or je t’ai déjà dit combien ici ça adore l’exotique : alors l’un des nec plus ultra de la mode, c’est l’adoption à l’étranger. Mais bon l’homme ne se refait pas, alors disons que parfois, l’enfant n’est pas vraiment orphelin, et que parfois même les parents bien vivants ne sont pas vraiment d’accord non plus pour le laisser adopter. Alors un temps ça passe sans bruit, mais un jour des parents carottés de leur engeance s’avisent d’en informer leur communauté ici et, manque de pot pour les indélicats du jour, c’était tout sauf de la plèbe. Petite parenthèse sur la tribu en question : pas nombreux mais diablement malins, ils ont misé sur l’aura de magie de leur coin d’origine : et les voilà bombardés tireurs de cartes des bourgeoises ennuyées. Et là, pas fous : pas de flambe, et des investissements bien pesés, en utilisant les relations et les conseils des maris des greluches dont il se foutaient (et, dit-on, qu’ils foutaient). Alors les voilà et bien introduits, et le derrière bien assis. Pas une communauté puissante dans l’absolu, pas une de celles qui font basculer les grands procès : mais il était grand temps pour eux de lancer une petite offensive, avec les bons alliés, histoire de montrer les muscles. Alors ils mettent dans le coup une paire de pontes des tribunaux, plus des élevages d’orphelins des quartiers du bas, et deux-trois gros parieurs de procès d’en haut : avec tout ça contre une pauvre paire de pékins pas préparés, ils arrachent sans problème un arrêt qui interdit « l’adoption de tout orphelin non prouvé » (ni une ni deux, cinq pour cent de marché en plus pour les experts en identification de parenté, ce qui fait dire à mon petit doigt qu’eux aussi ont dû participer).

Tout de même, un brin rétrograde leur mayonnaise je trouve, car après tout, si un marmot avec darons veut se faire adopter quand même c’est bien sa liberté non ? Ou alors il est leur propriété tant qu’ils ont pas canné ? Remarque ça me va, j’ai rien contre, mais bon, c’est pas toujours tout bien aligné dans leur tête.

Enfin bref, voilà donc une nouvelle règle, et fédérale s’il te plaît (ça veut dire pour tout Babel, pas juste tel ou tel coin). Sauf qu’ici, j’ai l’impression que rien n’est jamais d’équerre pour longtemps. C’est même comme s’ils pouvaient rien encaisser qui soit réglo sans l’envoyer voler illico, pour refaire une autre règle, et de nouveau elle aussi l’envoyer valser…

J’arrive à mon affaire.

Qu’est-ce que j’entends hier ? Un petit couple gentillet a décidé que bon, tant pis, ils avaient envie, et ils sont tout simplement allés adopter quand même, dans un pays loin d’ici à l’est, un enfant non seulement pas orphelin homologué, mais pas orphelin du tout, comme l’ont tout de suite vu des journaleux partis plus tard vérifier : papa, maman, mamie aussi à la maison, deux frères, et en bonus une petite sœur en chemin. Deux belles fleurs de nave me diras-tu sans doute, qui s’en vont prendre le procès de leurs aïeux. Que nenni frangin : des visionnaires ! Et des plus matois !

Car que font-ils au retour de, pardon, leur barbotage en règle d’un autrui marmot ? Ils demandent, tiens-toi bien, une allocation de leur quartier pour le gamin ! Mais attends, mieux, bien mieux encore : l’allocation en question de leur quartier, c’est pour la… grossesse ! Ils réclament ni plus ni moins que le biffeton de la lapine dont ils ont carotté le lapereau ! (Carotté ou acheté, tu me diras, j’étais pas là, et on trouve toujours assez pauvre pour vendre n’importe quoi) Alors, pour leur allocation de grossesse, on leur demande, bien sûr, le papelard de la grossesse, et bien sûr eux ils n’en ont pas puisque pas de grossesse pour eux : et là il ne mentent pas, ils font pas faire un faux, oh non, ils leur racontent tout ! Tout, même le coup de l’orphelin pas prouvé ! C’est pas comme chez nous, « ni vu ni connu je t’embrouille », c’est « vu et connu, je te préviens que je t’embrouille » !

Ni une ni deux on leur refuse leur alloc’ (mais sans rien leur dire alors que bon, c’est pas comme s’ils avaient fait un truc interdit) et là frangin étage de plus dans le divin culot, dans l’estomac invincible, dans le menton matador : ils portent plainte contre le sous-traitant en charge de l’attribution, pour leur avoir refusé leur allocation ! Parce que vois-tu, c’est pas égalitaire, de pas leur en donner une à eux aussi, sous prétexte que c’est pas eux qui ont pondu : ils sont une famille comme les autres, donc ils doivent avoir les mêmes droits que les autres.

Alors moi, le jour où un collègue qui vient de chez nous m’instruit de cette superbe carabistouille, au début je l’envoie paître, pas crédible son machin ! « Eh bien, qu’il me dit, demain viens avec moi, procès à neuf heures au tribunal juste à côté du chantier, c’est comme ça que je l’ai su ». Le lendemain jour de relâche et drache de mes grands dieux, alors je me laisse embarquer : quitte à s’ennuyer, autant le faire au sec et au chaud.

Je te raconte pas le tableau ! Mieux que les combats de coqs les procès ici ! C’est pas monotone comme chez nous, un simple rabâchage des lois qu’on connaît tous bien, à force.

Parce que là, tu t’imagines qu’on va leur dire que c’est marre, non seulement ils kidnappent mais en plus ils demandent non pas qu’on autorise mais qu’on finance, à ce niveau-là c’est demander le beurre et l’argent du beurre, les miches de la crémière, le sourire du laitier, et en prime un remboursement de la capote par le cocufié ! Et bien non, deuxième que nenni !

Arme ton violon, ça sort la soupe à la larmiche. Parce que vois-tu frangin, cet enfant il est là n’est-ce pas, il a sa chambre, son petit doudou, ses petits parents-chouraveurs qui l’aiment vois-tu, et lui aussi il les aime, la preuve il l’a dit ! et même que les experts ils sont d’accord ! Alors, on ne va pas refuser la réalité ! Grand roi des mots ici, la « réalité », mieux : la « vie » ! Un jour je t’en irai me tambarder un pékin au hasard pour me défouler, puis je dirai « c’est la réalité, c’est la vie ! maintenant que ça y est et qu’il a déjà plus ses dents et que c’est la vie, pourquoi diable m’envoyer en tôle, qu’est-ce que ça va changer à la réalité ? »

Parce que ça marche ! Oui, a dû penser l’arbitre, oui c’est vrai qu’il est là ce petit, et ses parents l’aiment vu qu’ils pleurnichent pour un petit biffeton pour l’élever, même si bon vu le voyage qu’ils se sont payé pour s’en aller « l’adopter » ils doivent pas vraiment manquer, mais après tout c’est leur droit, leur droit de famille qui existe dans la réalité ! Alors petit un, maintenant même si tu adoptes tu as l’allocation de grossesse, et petit deux, eh bien une fois que tu l’as adopté c’est pardonné de barboter le marmot d’autrui, du moment que le gamin est certifié content (et devine qui paie le certifiant…)

Pour tout te dire je caresse un peu des projets d’oufissimes truanderies dans le genre, pas à la violence je n’aime pas ça, mais tout dans le feutré, le légal même. Ça irait plus vite que de trimer, je te le dis. En plus on sort d’une guerre au pays : je suis d’office assuré d’une vague de larmicheries. Je songeais à jouer par exemple, pour brasser beaucoup d’argent, et me faire d’un côté une dette ici, en vous envoyant de l’autre tout le palpable, et puis après dire que la réalité c’est que je peux pas payer, et donc qu’il faut tout effacer. Alors c’est certain faut pas taxer un requin, ici aussi c’est un mauvais choix de carrière. Mais une petite banque ou même une petite vieille : et une fois que je dois tellement que je deviens un mort-vivant, je demande qu’elle m’efface l’ardoise la bourgeoise (bourgeoise pas en vrai, trop bien conseillées ces donzelles-là : mais bourgeoise par rapport à moi, le surendetté réfugié, comme je me présenterai).

J’ai bien un peu de remords, je pense à maman, qui aurait dit que ça ne se fait pas, et c’est vrai. Mais bon, si ici ça se fait ? Mieux, je t’ai dit, frouiller c’est encouragé, applaudi ! Regarde les deux parents-chouraveurs, on en fait « des défenseurs des droits des familles, de toutes les familles » ! Pas aisé de rester réglo dans ces conditions. Ça ronge, de se décarcasser, de trimer, et de voir que c’est la frouille qui est favorisée, et officiellement : c’est pas comme chez nous que les malins sont trop malins, c’est que ici les malins sont les héros ! Et c’est justice : si le but c’est de toujours changer les règles, alors c’est bien naturel de dorloter ceux qui les cassent.

En tout cas franche rigolade au tribunal, on a failli se faire éjecter par les agents de sécurité. Mais quand même, je me languis le retour. Dis-moi vite où ça en est, nos comptes.