Lettre sur l’indemnisation des idiots

Pardon d’attaquer ainsi de but en blanc, mais : je ne me supporte plus.

On n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Sans cesse, je me le répète, d’être attentif, d’utiliser ne serait-ce qu’un minimum ma pauvre paire de neurones. Et dans cette ville capharnaüm, dans cet embrouillamini de quartiers, de murs, de transports roulants, glissants et volants, dans ce fouillis de normes emmêlé comme un roncier jailli tout droit d’un conte de fées, la distraction, la flânerie, la rêverie, cela ne pardonne pas. Ce n’est pas faute d’en avoir déjà perdues par dizaines, des journées passées à rattraper mes oublis idiots de tel ou tel formulaire !

Je devais rendre visite à un ami, quelques étages au-dessus de chez moi, un quart de tour de Ville à l’est. Or, sur la route, un enchevêtrement, assez singulier si bas, de quartiers huppés, aux frontières par conséquent très contrôlées ; en particulier, ils appliquent des règles médicales assez drastiques et, cerise sur le gâteau, notablement différentes d’un quartier à l’autre. Mais, plutôt que d’avoir foi en l’omnipotente force d’oubli de ma sainte tête-en-l’air et d’opter sagement pour un détour, je choisis de traverser ce maquis de normes.

Pour simplifier, il est fréquent que des quartiers particulièrement bien dotés exigent des non-résidents la prise de traitements préventifs contre certaines maladies afin que, si l’hôte ou même le simple transhumant venait à contracter l’une d’elles, et que celle-ci se manifestait pendant son séjour dans le quartier en question, le malade n’aille pas encombrer les services de santé du quartier – le traitement limitant suffisamment la violence des symptômes pour lui permettre de ne pas être en danger, au moins le temps qu’il soit évacué. Naturellement, ce système est avant tout utilisé dans les (très) beaux quartiers qui sont soit en contact avec un voisinage moins enrichi et donc moins aseptisé, soit, comme c’était le cas hier, placés sur de grandes voies de communication dont, s’ils entendent bien en tirer profit par le péage, ils ne désirent pas recevoir des malades de hasard en suffisamment mauvais état pour qu’ils soient obligés de les traiter – en vertu du « droit universel à la vie et à la santé », strictement reconnu et défendu par les tribunaux fédéraux. Certaines mauvaises langues prétendent toutefois que, dans le cas des secteurs inquiets de leur voisinage moins propret, l’avalanche de prérequis médicaux servirait avant tout à dissuader les indésirables à qui viendrait l’envie de se promener sur leurs belles allées ; et que, pour ce qui des quartiers ponctionnant les usagers d’un axe logistique fréquenté, il s’agirait surtout, par l’opportune propriété des traitements exigés, d’obtenir un profit supplémentaire et déguisé. Quoiqu’il en soit, ces esprit chagrins et soupçonneux ne sauraient contester que ce système, certes déjà ancien, est fort bien rodé : profusion de dépliants explicatifs gracieusement offerts, gélules fournies avec le billet de transport, prise de sang et analyse instantanée aux frontières du quartier – gratuite, qui plus est, ou du moins incluse dans le prix du billet.

Or, bien évidemment, il a fallu que le billet avec une gélule manquante tombât sur moi qui, bien entendu, ne vérifiai pas. Après déjà quatre heures de route et trois limites interquartiers franchies, je me donc retrouvai bloqué, contraint d’acheter la gélule demandée – vendue à prix d’or à cet endroit – et d’attendre une heure qu’elle fût décelable dans mon sang, avant de pouvoir, enfin, rentrer dans l’avant-dernier quartier que j’avais à traverser – non sans m’être acquitté, toutefois, du prix de mon second test sanguin.

Je passai la porte d’enceinte, et me dirigeait indolemment vers la station de train aérien, l’esprit vide. Une fois assis, je finis par ne plus pouvoir éviter de repenser aux profondeurs de ma stupidité ; et je serrai les dents de frustration, de cette frustration si courante ici du temps perdu pour rien – ce temps si précieux, si coûteux dans cette Ville qui ne cesse de nous le ravir à grands coups d’embouteillages, de files d’attente et de paperasse. Jamais je n’ai autant calculé, optimisé mon emploi du temps que depuis que je vis ici ; et jamais je n’avais moins eu le temps, pour quoi que ce soit.

Un peu par sarcasme vengeur, un peu par énervement contre moi-même, je finis par me dire que, idiot comme j’étais, j’atteignais le handicap : où était mon indemnité ? Et où étaient les dispositifs adaptés de rappel pour gens distraits, comme il y a des rampes pour les fauteuils roulants ? Non pas que je prétende ma sottise équivalente à deux jambes perdues ou inutilisables mais, honnêtement : préfères-tu être parfaitement voyant et bête à manger du foin, ou intelligent avec un œil en moins ?

Au point de vue de la justice, de l’universalité des droits et de l’égalité de tous les humains, ne devrions-nous pas être tous également intelligents ? Qu’ai-je fait, avant même ma naissance, pour mériter cette tête bancale et percée ? Depuis petit, j’accumule bourdes et oublis ; et qui nierait que l’on peut perdre à peu près tout par étourderie ? Or, n’est-ce pas l’âme de Babel, sa raison d’être, sa mission, que de corriger les injustices naturelles, de les compenser par sa richesse et sa générosité ? On a bien fait des études évaluant scientifiquement l’impact de la beauté sur la réussite professionnelle : élargissons le champ, et évaluons, mesurons, chiffrons le poids de toutes ces iniquités injustes, qui meurtrissent l’échine innocente de tous ceux qu’a frappés l’arbitraire chromosomique : les laids, les gauches, les trop petits, les trop grands, les mal proportionnés, les asymétriques, les oublieux et les idiots, les lents d’esprits, les bafouilleurs ; car en quoi ces infirmités aux conséquences mesurables, et par conséquent prouvables, différent-elles essentiellement de la surdité ou de la cécité ? Sans doute sont-elles, je l’accorde, moins graves ; mais alors, si nous avons certes droit à moins, nous n’avons nullement droit à Rien.

Amusé désormais, mais non sans une arrière-note de sérieux qui allait croissant, je me mis à étendre en esprit toutes les dispositions existant dans mon quartier en faveur des handicapés déjà reconnus, afin d’inclure ceux dont l’expérience souffrante n’avaient pas encore été reconnue par le droit. D’ailleurs, la frontière stricte que trace notre définition verticale et rigide du concept de « handicap » n’est-elle pas une de ces limites arbitraires, héritées du passé, dont nous ne nous sommes pas encore libérés ? A cette binarité qui sépare violemment valides et handicapés, ne conviendrait-il pas de substituer une vision en archipel, en constellations multiples et plurielles de situations individuelles à évaluer au cas par cas, afin de reconnaître et de mesurer le handicap de chacun ? Ainsi seulement pourra-t-on aménager et indemniser tout un chacun à la juste mesure de ce dont la Nature l’a indûment privé, afin de corriger ces milliers, ces millions, ces milliards d’injustices naturelles infligées au hasard, dès le berceau. Nous devrions tous commencer notre vie dans les mêmes conditions ; or, la Nature étant injuste, ce n’est pas le cas ; donc, il appartient à Babel de corriger cette inégalité des chances – elle y est d’autant plus tenue que, au fond, c’est elle, qui, en inventant une norme soi-disant « naturelle » de ce qu’il faudrait être, ou du moins en ne nous ayant pas encore libérés de ce stéréotype hérité du passé, nous inflige à tous une sensation de manque, d’incomplétude, d’infériorité, une douleur de ne pas être cet idéal fantasmé et inaccessible – une douleur qui n’a pas lieu d’être.

Descendant du train et me dirigeant vers le dernier point de contrôle que j’aurais à franchir, je dus m’arracher à mes envolées pour me concentrer un tant soit peu sur mes difficiles déplacements au sein d’une foule nombreuse et pressée, tout en passant nerveusement en revue les gélules que j’avais ingérées : cette fois, il n’en manqua pas. L’enceinte franchie, je me demandai à quoi je pensai, avant cet interlude médico-administratif ; et je restai quelques secondes incrédule, une fois que je me fus souvenu de ma petite indignation ; enfin, devant la stupidité de pensées d’abord plaisantines, mais dont je dus bien m’admettre à moi-même qu’elles avaient fini par me convaincre, je me fendis d’un sourire solitaire. C’est qu’il est si facile de ne pas voir le problème là où il est, et plus facile encore de se l’ôter des mains pour l’afficher au tableau sans fin des injustices subies sans recours ; alors, dans le brouillage des limites, dans le tourbillon de la lutte pour le statut d’injustement lésé, l’on finit par en oublier les malchanceux taiseux – car ce n’est pas tant la douleur qui, à Babel, confère considération et honneur ; mais bien plutôt le cri de celui qui dit souffrir, et sait se faire entendre. Mais, plus grave – je dirais même criminel –, par cette course rémunérée à la pose, l’on prive l’Homme de la seule chance qui lui est offerte d’échapper à tel ou tel manque, à cette chose dont la matière ne l’aurait pas doté, à ces forces dont son esprit ou son cœur serait dépourvu : on le prive de l’affrontement du destin avec les armes qu’il a et, parmi elles, on le prive par-dessus tout de ce qui fait sa grandeur, en portant au plus haut cet élan vital qui, partout dans l’Univers, lutte contre la chute inéluctable de tout, dans le froid éternel ; ce nœud de la valeur de tout être, la volonté.

Comme tu l’auras senti, cette lettre m’aura permis d’évacuer toutes ces choses qui me remuèrent l’esprit et, un peu, les tripes, lors de cette heure où je passai de la frustration à l’enthousiasme revendicatif et niais, avant de connaître une émotion étonnante car plus souvent invoquée que vécue, et si rare dans ce maelström fourmillant, qui sépare d’autant plus les hommes qu’il les prétend – et, peu à peu, les rend – tous équivalents : ce sentiment que, tous, ils sont mes semblables.

Porte-toi bien, et embrasse tout le monde pour moi.

Lettre sur un « Fight Club »

Cher frère,

Tu m’auras filé un sacré cafard… je pensais qu’on aurait déjà plus. Enfin du coup plus de gamberge, c’est acté je suis sur le prochain chantier, j’ai même déjà déménagé. Croise les doigts pour moi que ça suffise.

Remarque, pour le moment je suis pas mécontent, puisqu’enfin on a décarré. Je commençais à plus me l’encadrer, le quartier du chantier qu’on vient de terminer. Sacrée veine en plus, on a fait ça par les airs ! C’est qu’on allait loin, et que c’était jour de gros bazar sur l’itinéraire par la route, parce que d’ordinaire ça coûte trop cher pour les pue-la-sueur, de voler. Hé oui frangin, j’ai volé ! Et tout un demi-tour de Babel, s’il te plaît ! Sans vouloir me la raconter : on peut mourir, après un truc pareil.

Alors on ne s’est jamais trop éloignés, donc pas de vue de l’ensemble bien sûr. Mais longer ça, cette Ville tellement grande qu’elle a ni haut ni bas, un dieu frangin, un dieu de métal et de béton ! Quatre heures on a mis, pour contourner ce machin pas possible ! C’est tout un pays, tout un pays de pays ! Devant toi, une rangée de gigantesques immeubles au bord, qui font le mur de la Ville, hauts comme deux niveaux (rappelle-toi que cette ville c’est une spirale autour d’une montagne, mais ça s’enroule tellement lentement que ça devient presque horizontal, alors la Ville ressemble à une pièce montée de mariage chic, avec posé en haut un gros gâteau blanc : la Ville Haute, et puis une colossale bougie, une immense tour de sucre glace qu’on appelle le Paradis). Et d’un coup ce mur peuplé disparaît, et tu as un gouffre, une baie taillée dans la Ville, avec des centaines de rampes à décollage qui grouillent, et de partout des machines volantes, pire qu’une ruche ! Et quand le gouffre-aéroport se referme, tu as tout autre chose ! Une route extérieure accrochée à la Ville, couverte de leurs charriots sans bêtes, collée à un gros bâtiment sans fenêtres et plein de cheminées, avec partout des canalisations. Et après un grand mur de cliniques et de banques, avec derrière une avenue marchande, une vraie fourmilière, t’en perçois le bruit même par-dessus le barouf du moteur. Et trop de choses encore, que j’espère ne pas oublier avant de te revoir, pour pouvoir te raconter.

Mais c’est pas pour le joyeux voyage que je suis bien content de notre petit déménagement : c’est surtout que, là où on était, ça commençait à craindre, et sévère.

A la base c’était un quartier vilain, mais banal, mort presque. Sauf que, va savoir pourquoi, il est venu à certains l’envie de se tambarder en public, comme ça, vraiment juste pour le sport, dans la rue. Alors la mode se lance, et vois-tu c’est pas un quartier où on voit beaucoup la maréchaussée, juste de temps en temps, pour les trucs urgents. Donc ça s’installe, et bien vite y’a toute une jungle de parieurs qui pousse, bien arrosée par le sang giclé sur le béton, avec des arbitres, et des caïds qui se sont ramenés garder la caisse (en prenant cela va sans dire leur commission, parce que tout travail mérite salaire). Ça a tellement enflé qu’il a fallu passer la vitesse supérieure : alors en une nuit, ils ont monté une arène dans un des squares, avec des gradins en bois, et ils se sont mis à faire payer l’entrée. On m’a proposé d’être de l’équipe de construction, mais je voulais pas y tremper. Vu comment c’était payé et que finalement ça gêne pas les autorités, j’ai été bien nave. Parce que quand on a fini par envoyer un peu de flicaille, c’était juste histoire de coller des amendes et signer des papelards, pour faire gonfler les comptes de l’intendant local : c’était du bien rodé, même pas besoin de faire semblant de s’accrocher. Ils se sont vite mis d’accord sur deux-trois arrestations par mois, pour ponctionner, et avoir de quoi donner à manger aux journaleux qui viendraient fouiner.

Faut croire que dans le coin ça rêvait en secret de se palucher devant des types en train de se castagner, car tout ce beau turbin a fait se radiner tellement de pékins qu’en moins d’un mois ils ont rajouté une autre arène, plus grande, avec par terre du sable pour absorber le sang. Et combat toute la nuit, tous les soirs. Une de ces beugleries ! Et nous qui créchions la rue d’à côté ! Heureusement, très vite y’en a un qui a eu l’idée de se bourrer les oreilles de cire, et ça faisait l’affaire. Pour une ville « bienveillante » ils aiment quand même beaucoup la violence. Ils la laissent faire en tout cas, et ils payent pour regarder. Et crois-moi qu’assez vite y’a eu des huiles qui se ramenaient, en tout cas des demi-huiles, toute une floppée d’échalas blindés et de pétasses émoustillées… Qui s’ennuie, va à la saloperie. Lundi : bordel, mardi : plantes qui font rêver de travers, mercredi : pauvres couillons en train de se tambarder, etcétéra. Ils avaient leurs loges fourrées panthère des neiges avec petit salon, petits fours, petites poules des deux sexes, petits champignons des Aurès pour vivre plus fort les fractures ouvertes et les comas des autres.

Chacun ses goûts.

Là quand on est enfin partis c’est tout un immeuble qu’ils avaient racheté. Ils vont péter les quatre premiers planchers pour faire une grande salle à castagne, avec gradins en dur, loges chauffées et même avec piscine dans les loges, chauffée aussi. Au sous-sol les vestiaires pour les bêtes, et leur infirmerie. Aux étages du dessus ils feront sûrement une grosse maison de passe, avec salons à défonce et compagnie. Après faut voir, y’a des questions de territoires sûrement…affaires de pègre comme chez nous, mais en colossal, comme toujours ici. Et en presque permis, au fond, d’ailleurs si ça marche fort ils se débrouilleront pour le faire autoriser par un procès, juste dans ce quartier, avec les contrats qu’il faudra : ici c’est toujours pareil, il suffit de faire signer le dindon de la farce avant de l’embrocher, et au final, ça finit toujours par passer.

Déjà avant qu’on décarre, j’ai vu assez de saletés s’organiser. Des coups de pression contre un orphelinat du niveau d’en-dessous : d’après un collègue, ça va organiser des combats d’enfants, en privé, avec, en prime et moyennant finance, la possibilité de se tamponner le vainqueur ou, suivant les délires de chacun, ce qu’il reste du vaincu. Ça sera jamais du légal et du public je pense ça, mais pour tout te dire j’en suis pas sûr, vu que dans les quartiers les plus avancés, avec un contrat signé on peut faire la même chose à un enfant qu’à un adulte, puisqu’au fond on est tous des humains, pas de différence… Et puis ici tout ce qui n’est pas légal le sera : rappelle-toi des deux parents chouraveurs de la dernière fois. Surtout que bon, un orphelin d’un niveau aussi bas, avant de le voir se défendre au tribunal… Pas sûr qu’il le sache seulement, qu’en théorie il le pourrait (c’est pas plus mal, le faux espoir c’est ce qu’il y a de pire quand t’es au fond du trou).

T’as pas bien le droit de parler comme ça par ici, mais je te le dis : ils sont contre nature, les pékins qui se paient ça. Des vrais dégénérés, des tumeurs à pattes de grenouille et à queue de rat, des sacs à ignobleries. Et le pire frangin, c’est que mon petit doigt me dit que c’est tout sauf pas permis de penser qu’un jour, un type d’en haut, de tout tout en haut, s’en viendra exploiter ce merdier, utiliser ce nid à horreurs local dans une grosse machinerie, pour faire autoriser je sais pas quoi. Ici tous les désordres, tout ce qui casse le normal, pour les cadors c’est comme une gamine paumée pour un mac : une occasion à ne jamais manquer. Alors après le pourquoi du comment, je sais pas ce que ça sera, c’est trop pour ma cervelle : mais ma tripe le sait.

Je te le dis, vivement rentrer au pays.

Deuxième lettre sur un conflit de générations

[A l’attention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite d’une autre, déjà publiée, où le correspondant traite du même sujet. S’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir lue la première pour comprendre la présente, nous le recommandons toutefois ; cliquez pour cela ici.]

Cher ami,

Je vous écris aujourd’hui afin de revenir sur ce que je vous évoquai dans une lettre, il y a environ trois mois, à propos de cette femme portée à s’abandonner – à la confession –, et de son conflit avec sa fille, conflit recouvrant d’après elle un affrontement presque général de leurs générations respectives – le savoureux de la querelle venant à mon goût du paradoxe selon lequel la nouvelle génération, en ne suivant pas son aînée, se ferait d’après cette dernière la servante du passé.    

Fréquentant depuis sa mère que j’ai apparemment satisfaite par mon amitié, j’eus l’occasion de recroiser hier cette jeune femme, dont je dois dire qu’elle me fit grande impression.

Mon amie donnait réception, ce soir-là comme souvent, à une compagnie à forte dominante journalistique ; aussi ne m’y rendis-je qu’après m’être discrètement assuré de la présence de l’être que je me piquais de jauger. Une fois introduit par la maîtresse des lieux – que je dus tenir à distance afin d’éviter de donner un tour public à notre amitié, et cela sans la froisser –, j’entrai dans une vaste salle aux multiples tables et guéridons, débordant tous de mets et de boissons variés ; une baie vitrée semi-circulaire à l’armature d’argent ouvrait largement la pièce sur le désert, plongé lui dans un noir de pétrole. J’identifiai aisément la jeune femme à son air emprunté et ennuyé : elle marqua un premier point dans mon estime par son mépris, guère dissimulé, envers la valetaille paperassière qui s’ébattait dans la pièce d’un air important, trop imbus de leur pureté morale pour ne serait-ce qu’entrevoir la bassesse de leur intelligence. Je me présentai nonchalamment à elle, et éveillai sa curiosité en parvenant à placer un sous-entendu à l’égard de « l’intérêt » de la soirée – exploit d’assez haute volée dans la langue du cru, si plate et univoque ; ceci soit dit sans vouloir me vanter. A ma grande surprise, non seulement elle devina en quelques phrases ma langue maternelle à mon seul accent dans son propre idiome, mais elle se mit à la parler avec aisance ; et, si son vocabulaire manquait parfois de distinction, elle compensait ce léger mauvais goût par une verve fraîche et fleurie qui ne me laissa pas indifférent. Nous nous isolâmes dans un de salons latéraux, et je parvins à l’amener vers le sujet de la dispute avec sa mère, jouant – assez bien, je crois – le rôle de l’ingénu :

« Je me dois de vous avouer ma perplexité, car Babel n’étant que progrès, changement et avancée, je ne compris guère ce soir-là que votre mère s’offusquât de votre opposition, de vos critiques à son égard.

– Croyez-moi, sa génération n’a rien de l’avancée et du changement, bien au contraire. On n’a jamais vu autant de conformisme, de moutonnerie, et surtout de paresse, de fainéantise bouffie ! Regardez-les, avec leurs envolées vides sur l’ouverture, alors qu’ils ne sont ouverts qu’à ceux qui veulent être comme eux, donc à eux-mêmes…bravo à eux ! Ils n’imaginent même pas qu’on puisse simplement, sans ignorance, pauvreté ou contrainte, ne pas vouloir être comme eux… Vous-même, je suis sûre qu’il vous faut vous modeler pour leur plaire, pour leur apporter la juste dose d’exotisme qu’ils acceptent, celui du réfugié fasciné par eux, et sans culture propre en dehors de son folklore divertissant.

– Disons qu’à Babel, je fais comme les Babéliens.

– Oh, ne leur dites pas ça ! D’ailleurs vous savez sans doute que dans notre langue il n’y a pas de ‘‘Babéliens’’, seulement des ‘’habitants de Babel’’. Car pour eux, le monde entier est juste une Babel qui s’ignore, peuplé de Babéliens pas encore éclairés ! »

Ce fut assez déroutant, de trouver dans la fille de ma si conformiste amie une femme aussi intelligente et attrayante : mais il est des incommodités dont on s’accommode sans mal. Son regard était d’une franchise peu commune lorsqu’il me fixait, et prenait une teinte de rêve et de douleur en se posant sur la fenêtre, et le noir d’encre qui dehors s’étendait. J’hésitai sur la conduite à adopter, puis lui fis part de mes observations sur ma voisine lors de mon voyage en train commun (je vous l’ai elle aussi décrite dans ma lettre d’il y a trois mois) ; je n’imaginais pas aller à ce point dans le sens de son indignation.

« Mais oui, exactement, c’est exactement ça qu’ils veulent qu’on soit ! Des petits rouages, non, même pas, juste l’huile qui graisse les rouages, être un rouage c’est déjà trop exister ! Ne toucher à rien, ne rien faire de concret, de réel, ne faire qu’entretenir la machine, leur machine. Et encore, là encore je n’y suis pas, et c’est cela qui m’exaspère, parce qu’il ne s’agit même pas de leur machine, mais de celle de leurs parents, et eux déjà sont une génération entière de conservateurs de musée ! Et qui conservent mal, en plus. On est à Babel, la ville de la conquête et de l’innovation, de l’ambition faite chair et pierre, et on nous demande de stagner. Et gentiment, s’il vous plaît ! Et si l’on s’avise de refuser, on « trahit les valeurs », comme ils disent dans cette langue vide. Mais je croyais que justement c’était ça Babel, avancer, remettre chaque jour en question les valeurs héritées ! Alors oui, mais visiblement ça ne marche pas pour les leurs, de valeurs…

« Votre voisine, c’était le modèle bas de gamme de leur rêve pour nous. Idéalement, il faudrait se faire communiquant ou intermédiaire d’opérations de rachat, pour le compte des guildes issues des quartiers qui ont pris le relais comme locomotives de la Ville. Vendre plutôt que créer, pour ne pas avoir à trop faire d’effort, et surtout pour ne rien bousculer. Et vivre, nous ‘’épanouir’’ comme ils disent, par nos loisirs : mais là encore ne rien bousculer, et passer nos soirées à écouter les styles de mélodie inventés à leur époque, nous enthousiasmer pour les courants décoratifs nés à leur époque, visiter pendant nos vacances les zones touristiques aménagées à leur époque. Et en plus, et surtout, remercier nos parents d’être et d’avoir été si coulants, de ne pas trop nous en avoir demandés, parce que l’exigence c’est violent. Mais c’est pour eux que ça aurait surtout été violent d’être exigeants ; et ils sont trop fatigués pour ça. La question, quand je vois ce qu’ils nous laissent, c’est de savoir de quoi ils peuvent bien être fatigués. »

Je l’écoutais et l’observais en silence, davantage perplexe à chacune de ses paroles. Etait-ce vraiment une révolte contre Babel et sa promesse de progrès ? Cela pouvait fort bien être, tout au contraire, une révolte pour Babel, contre les générations qui dans ces quartiers ont arrêté la Ville, qui est en son âme même mouvement permanent… Amusée par mon silence, avec son aplomb surprenant, elle me souriait en coin – ce même sourire dont je gratifie souvent les niaises homélies de sa mère…

Je vous mentionnai, dans ma première lettre sur ce conflit de générations, le sort de nos parents, endormis dans leurs privilèges et leur confort comme ceux de cette jeune femme, et qui finirent par se laisser mener sans mot dire à l’échafaud. A ma grande surprise, et alors qu’il ne fait aucun doute que l’édifice de raffinement artistique que nos propres prédécesseurs bâtirent dans leur décadence est sans commune mesure avec le médiocre trompe-l’œil moral de la génération de mon amie, il se pourrait que, pour ce qui est de la valeur des respectives descendances de ces deux générations de décadents, la comparaison ne tourne pas à l’avantage de notre contrée… Retournement que je ne saurais expliquer, comme si la médiocrité la plus crasse, passant un certain seuil, engendrait un mécanisme violent de ressort…

Voilà un beau problème historique à observer pour occuper mon oisiveté : les vingt prochaines années seront sans doute bien moins soporifiques que celles qui viennent de s’écouler. En attendant, face à ce sourire qui se met à ourler ses fossettes d’une manière que je ne puis déchiffrer, il me reste à déterminer s’il est une aventure possible – et si je saurai l’oser.

Première lettre sur un conflit de générations

Cher ami,

J’ai été témoin le mois dernier d’une scène étrange, lors d’une soirée dans les quartiers occidentaux de la Ville – fort ennuyeuse au demeurant.

Tout bien considéré, rien qui m’eût dû étonner outre mesure : un banal conflit générationnel, une dispute entre mère et fille. En cette Ville bâtie explicitement pour aller exclusivement de l’avant, quoi de plus normal, de plus nécessaire, de plus constamment urgent ? Néanmoins la mère – devenue depuis une mienne amie –, pourtant toujours à l’avant-garde de toute dissidence à l’encontre du passé, m’apparut profondément meurtrie d’en voir une se manifester entre elle et sa progéniture.

J’ignore largement l’objet de la querelle ce soir-là, faute d’y avoir prêté attention. Recomposant la diatribe de la fille d’après les confessions de la mère, il semblerait que la première ait reproché à la génération de la seconde l’ensemble de son œuvre, qui serait une manière de trahison hypocrite car, loin de perpétuer comme elle le prétend la geste émancipatrice et créatrice de ses devancières, cette génération se serait complaisamment confite dans la satisfaction de soi et le confort, laissant en héritage non pas la dissidence et l’insolence, mais bien plutôt un vide nu, replet, rengorgé de contentement. Quoiqu’il en fût, cela s’acheva dans le bruit et la fureur des éventails froissés, des portes claquées, et du départ brutal de la jeune femme, ivre de son ire – et si belle – entre ses longues mèches déliées ; elle ne regagna même pas ses appartements, et partit se réfugier chez son père – pourtant, aux dires de mon amie, pas davantage au diapason des lubies de cette jeunesse ingrate. Suffisamment ennuyé déjà par la compagnie des journalistes ignares qui m’assaillaient de questions au sujet du récent rebondissement politique dans notre pays – questions dont je ne saurai vous dire si elles étaient dépourvues de pudeur davantage qu’elles ne foisonnaient d’imbécillité –, je m’offris de raccompagner la génitrice (ou du moins la mère) désavouée, qu’à vrai dire je connaissais jusqu’alors fort peu, l’ayant bien davantage regardée qu’écoutée.

Je la guidai vers le petit aérodrome privé de nos hôtes, et la saisis par la taille pour l’aider à se hisser à bord du planeur que je louais à la semaine ; puis nous nous élevâmes dans l’air de la nuit, doucement bercés par la main experte de mon aéronaute renommé.

Mais quelques mots sur cet engin étonnant, que je regrette fort depuis la livraison de mon ballon. Babel – cet enchevêtrement enroulé autour d’un haut piton – fourmille de grandes artères, de parois abruptes et imposantes, de gorges de béton, mais aussi de forêts de cheminées, de plaines d’aérateurs, de myriades de ventaux en tous genres : de là un formidable royaume de courants aériens, du plus puissant au plus diffus, du plus parfaitement horizontal au plus brutalement plongeant, du plus régulier au plus capricieux ; cosmos aérien merveilleux et périlleux, que seuls les plus adroits osent braver sans moteur, pour voler grâce à ces vents plutôt que malgré eux. Sensation indéfinissable que de proprement se laisser porter – et ce silence !

Hardi et devinant mes intentions, mon pilote prit rapidement le large, nous lovant dans le courant le plus externe de ce maëlstrom d’air bétonné. Peu de choses en ce monde coupent autant le souffle que de longer Babel en vol, à un mille ou deux. Dans ces nuits sans étoiles que tissent autour d’elle la Ville et ses machines, elle trône telle une reine d’obsidienne et d’or, au beau milieu du néant, écrasante de gigantisme et de vie, massive tel un dieu ancien, et douce, par toutes ces lumières où son âme luit. Tout Babel tient dans une lumière allumée dans la nuit noire, dans l’ingéniosité humaine seule face à un monde vidé.

Vous déduirez aisément l’effet d’un tel spectacle sur une femme blessée, et maintenue serrée contre moi par l’habitacle exigu.

Nous allâmes devisant et riant et, assez rapidement, lui vint l’envie de se confier ; en moins d’une demi-heure nous fûmes posés, sur l’aéroport d’un hôtel de ma connaissance. Après que j’eus contractuellement profité d’une compensation de sa part, et l’eus tout aussi contractuellement assurée d’une stricte confidentialité quant à ce qu’elle me dirait pendant l’heure de confidences convenue, nous en vînmes au récit de la fracture qui allait s’accroissant entre elle et sa descendance.

Elle ne comprenait tout simplement pas sa fille, m’avoua-t-elle dans un soupir. « En fait, ajouta-t-elle dans leur langue infecte, il y a de plus en plus de jeunes des quartiers de l’Ouest qui sont comme si ils voulaient revenir en arrière dans le passé, tout détruire, tout ce que leurs parents ont fait », et ce à la plus grand stupéfaction de leurs parents justement – ou de leurs tuteurs, à tout le moins. Ils leur avaient pourtant donné à la fois la liberté, et des valeurs pour les guider !

Cette quinquagénaire, à la fois constamment fatiguée et raisonnablement énergique une fois motivée, est intéressante en ce qu’elle est on ne peut plus ordinaire, sa médiocrité faisant d’elle un docile reflet de sa génération : si Babel est dans l’Histoire un escalier comme elle l’est autour de son rocher, disons que mon amie se tient sur la marche des journalistes – elle appartient d’ailleurs à cette déplorable espèce. Non en ce que sa génération en aurait suppurés davantage que les autres, mais en ce que c’est elle qui les a institués comme ses guides moraux. Mon amie porte ainsi ce surplis de légitimité octroyée à sa caste par son époque : inévitable pour elle de souffrir alors que s’approche l’heure de céder la mitre ; de là provient sans doute son regard perpétuel non de chien battu, mais de chien sur le point de l’être. Encore bien conservée et élastique toutefois, cela va de soi – à Babel, les onguents de beauté et la gymnastique d’entretien ont été portés à un degré de sophistication et d’efficacité inimaginable pour nos contrées : l’on y a gagné vingt ans d’attractivité.

Quant à sa fille, elle s’opposerait donc de plus en plus à elle ; et, à travers elles, s’opposeraient chaque jour davantage leurs générations respectives. « Au moins, se rassure-t-elle, ma fille ne fait pas du tout partie des plus radicalisés ». Moyennant rétribution de la prolongation – rétribution assez élevée je dois dire ; elle était bouleversée –, elle prit un détour par la mésaventure semblable d’un collègue du père de sa fille. Cet homme « on ne peut plus ouvert et avancé », avocat pionnier des implications culinaires du droit au bonheur, avait eu le malheur insigne de voir son fils partir vivre dans un des quartiers de l’extrême Est, parmi une communauté tard venue à Babel, très dynamique mais encore, d’après mon amie, arriérée quant à ses mœurs et ses superstitions. Malgré de remarquables performances économiques et même scientifiques, elle resterait malheureusement engluée dans ce qu’il y a de plus rétrograde et immobiliste : culte familial des ancêtres, déférence envers l’âge inscrite jusque dans le langage, respect sourcilleux et ombrageux de leur pays d’origine. Ce choix était ainsi un rejet intégral et absolu des valeurs de son père ; pire : pour un individu élevé dans des valeurs avancées, il s’agissait ni plus ni moins que d’un authentique « retour en arrière ». Or, si chacun a sa place à Babel, tous se doivent cependant d’aller de l’avant.

Comme ce père par son fils, mon amie avait l’impression de se voir reprocher par sa fille tout sa vie. Oui, elle avait travaillé, et ressortait ensuite le soir pour s’engager : car oui, elle voulait un monde meilleur pour sa fille, qui le lui reprochait ! Car c’est cela qu’elle lui avait jeté à la figure comme un gant, en plein milieu du salon peuplé et feutré, ces engagements humanitaires qui l’accaparaient, pendant qu’une nounou la gardait – son mari d’alors travaillait à tisser le réseau nécessaire à la carrière artistique qu’il projetait et, s’il était de temps à autre présent au domicile familial pour travailler à son œuvre, à l’accoutumée il était lui aussi de sortie. Se rendait-elle compte, son ingrate de fille, de la chance qu’elle avait ? Oui, elle avait été dans son enfance élevée par une nounou : mais une différente par an, ce qui l’avait rendue quintilingue, oui, et à six ans seulement ! Et elle se plaignait ! Elle avait une mère exemplaire et les langues étrangères qui ouvrent l’esprit, et elle se plaignant, la nantie !

Si je ne m’étonne plus guère du paradoxe de l’usage croissant de domestiques dans ce monde fièrement anti-hiérarchique, je tentai naïvement de lui faire entendre que, peut-être, garder la même nourrice eût donné à sa fille une certaine continuité affective – vous vous souviendrez comme moi de la douceur des relations avec nos gouvernantes, compensant plutôt bien la froideur de nos aristocratiques parents. « Mais l’ouverture ! Apprendre à accepter l’autre, ne pas rester dans l’entre-soi, c’est ça que je voulais pour elle ! Pas ces vieilles familles toute fermées, pleines d’emprise sur les plus faibles, et si étouffantes ! » Un peu au bout sinon de mes moyens, du moins de mes envies, je préférai éviter une seconde prolongation, et ne la relançai pas.

« Et on dirait qu’elle veut arrêter l’évolution. On dirait qu’ils veulent tous revenir en arrière, revenir dans le passé ! On leur a montré la bonne direction, et nous on a écouté nos parents, pour évoluer justement, avancer, aller vers plus de liberté, et eux non, ils refusent ces leçons, ils veulent obéir au passé ! »

Il me faut admettre qu’elle parvint par ces mots à me plonger dans la perplexité : il y avait fort longtemps que Babel ne m’avais plus surpris ainsi. Dans ces moments, malheureusement de plus en plus rares, Dieu sait combien me divertit cette ville ; elle a vraiment en elle ce je-ne-sais-quoi d’unique : désobéir à ses parents et à ses grands-parents, aux générations qui nous ont élevé, cela serait donc obéir au passé, tandis que les suivre, c’est désobéir. C’est ce qu’ils appellent « déconstruire les évidences » : jugez de leur réussite en ce domaine ! Qu’est-ce qu’une société de confort n’inventerait point pour s’ennuyer moins … Si le monde d’hier n’est plus là c’est qu’il sera là demain, nous pouvons donc le combattre même en son absence ! Ils m’attendrissent, à se ruer sur des moulins à vent pour les déchiqueter à coups d’épée – même s’il y a dans ce faux combat beaucoup de lâche commodité, car un vrai combat n’irait ni sans efforts, ni sans risques.

« C’est une autre culture », comme dit ici une comédie.

Quant à moi, cette génération neuve et soi-disant égarée, je ne sais pas bien quoi en penser : je ne la côtoie pas, ou à tout le moins pas assez pour être en mesure de dégager des rares individus que je connais une dynamique profonde de leur âge entier. J’ai seulement l’impression que ceux qui parmi eux entraîneront la masse ne sont pas ceux qui ont entraîné celle de leurs parents. Il règne dans ces quartiers de l’Ouest cette odeur de fin d’époque qui baigna notre enfance, avant que nous parents ne soient renversés et exécutés.

J’étais hier dans un transport, à la suite de circonstances rocambolesques dont j’eus pu me divertir, si elles ne m’avaient contraint à un pénible voyage avec le commun. Voyage pénible en tous points mais, je dois le concéder, nullement inintéressant, du moins par certains de ses aspects. Notamment un, qui m’éclaira un peu sur les tourments de mon amie – que j’ai revue depuis : en ce domaine du moins, son ouverture à l’autre n’est pas que de mots. Montant à bord du wagon je repérai deux sièges vides, et m’assis contre une fenêtre à la propreté très modérée, en tâchant de penser le moins possible au siège rugueux qui maltraitait mon pantalon de soie marine. A mon grand désespoir m’arriva un voisin, ou plutôt une voisine : je vis s’assoir à ma droite une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, qui était le parfait portrait de ce qu’eût été mon amie si elle avait vu le jour dans la génération de sa fille. Habillée pour le travail, la nouvelle venue avait franchi un degré dans l’échelle de la progressive décontraction de la tenue que descendaient déjà ses mères et grand-mères : vêtue en bas du pantalon grossier de toile bleue de son adolescence, elle portait en haut une de ces vestes que porte sans doute sa mère au bureau depuis ses propres vingt-cinq ans. Elle pianotait nerveusement sur un de ces engins qui, du temps de ses parents, n’étaient pas encore portables – mais que son petit frère trouve sans doute encombrants, déjà. Trois choses me frappent : elle est collée à moi, car j’ai dû prendre un de ces trains qui, étroits et bon marché, permettent à cette génération de se déplacer entre leurs mansardes et les spacieux appartements de leurs parents, qui leur tiennent lieu d’escapade mensuelle ; elle ne travaille plus sur une enquête ou un projet humanitaire, mais sur un plan de bien-être au travail – elle doit appartenir à cette cohorte des « officiers du bonheur », nouveau clergé subalterne appelé sans doute à remplacer les pigistes – ; elle m’a l’air déjà fatiguée, alors que sans méchanceté aucune et en toute bonne foi, en trois heures de voyage elle n’aura honnêtement pas fait grand-chose.

A la suite de cette rencontre tout à fait inopinée, et à la réflexion, cette génération m’intrigue – d’où, par ailleurs, cette longue missive sur ce sujet dont j’ai imaginé qu’il vous pourrait intéresser : nous savons trop jusqu’où peuvent mener ces abîmes entre générations. J’essaierai de rencontrer un jour la fille de mon amie, voir si elle a elle aussi cet air fatigué – ce dont le vague souvenir que j’ai d’elle me fait douter.

Lettre sur la force du fait accompli

Cher frère,

J’espère que par chez nous tout va bien. Ici le chantier est presque terminé, dans trois-quatre semaines je vais devoir décider de rester ou de ramasser mes billes et rentrer. J’ai déjà ma place assurée sur le prochain d’après le contremaître (une clinique d’enfantements non-humains dernier cri, ça devrait payer gras). Dis-moi où on en est niveau finances, que je sache quoi dire quand on me demandera.

Un bien joli barnum ce chantier, surtout une fois qu’on sait pourquoi diable on s’envoie tout ça. Après je suis payé, rien à redire, mais enfin, sacré foin pour trois fois rien. Planté à plein flanc de falaise, enfin à flanc d’immeuble, d’ailleurs ça a dû coûter cher d’indemniser les propriétaires des fenêtres donnant sur le dehors de la Ville (un grand luxe). Perchée donc là notre serre, sur un nid de colossaux madriers en acier, si géant que de loin les poutres larges d’un mètre sont dans ce bazar de métal comme les simples brindilles d’une cahute de moineau. Dessus ce gros roncier de fer, une grande dalle, assez pour un petit village, avec autour des murs de verre aux colombages de métal, très hauts, qui se courbent passés les cent mètres pour se recoller à la Ville qui a retrouvé sa pente après la portion de falaise. Et dans ce gros ver carré vitré, collé contre la ville-montagne, tous les cinq mètres un sol organique reconstitué, avec greffés dessus encore plus de tuyaux que ce qu’on peut avoir d’intestins et de boyaux. Et tout ça pour, accroche-toi bien, de la patate des Mascareignes. Un spécimen très tendre, et surtout bleu, donc très pratique pour composer les jolies assiettes des restaus comme il faut. Je sais pas bien qui en mange, personne sûrement en dessous de la Ville Haute et des quelques niveaux juste avant. Mais ça en fait déjà du monde, dans cette ville peuplée comme vingt pays, surtout que c’est pour ceux qui payent pas que pour avoir, mais aussi pour montrer qu’ils ont. Enfin. Et tu t’imagines même pas les canalisations qu’il a fallu s’envoyer : c’est qu’il faut chauffer fort tout le morceau pour que les duchesses patates poussent bien comme elles font chez elles, sous les Tropiques. Je serais pas étonné de coupures dans le quartier une fois l’engin démarré. Connaissant la cervelle du patron, il a dû déjà prévoir le coup, et proposer deux-trois petites centrales pour compenser. Un sacré taupier notre sachem, crois-moi, et qui connaît la musique : dans ce bazar monstre, il faut toujours exploiter tout ce que tu connais, et tout de suite.

Mais assez parlé de choses sérieuses, il faut que je t’en raconte une bonne, un de celles qui n’arrivent qu’ici. En bref, les hauts quartiers de Babel manquent de marmots (histoire de flemme surtout je pense, pour les galipettes et pour la grossesse). Sauf que certains des plus-assez-en-forme-pour-en-faire font partie des encore-assez-en-forme-pour-en-vouloir, et parmi la floppée de solutions ici dans ces occurrences, il y a l’adoption. Or je t’ai déjà dit combien ici ça adore l’exotique : alors l’un des nec plus ultra de la mode, c’est l’adoption à l’étranger. Mais bon l’homme ne se refait pas, alors disons que parfois, l’enfant n’est pas vraiment orphelin, et que parfois même les parents bien vivants ne sont pas vraiment d’accord non plus pour le laisser adopter. Alors un temps ça passe sans bruit, mais un jour des parents carottés de leur engeance s’avisent d’en informer leur communauté ici et, manque de pot pour les indélicats du jour, c’était tout sauf de la plèbe. Petite parenthèse sur la tribu en question : pas nombreux mais diablement malins, ils ont misé sur l’aura de magie de leur coin d’origine : et les voilà bombardés tireurs de cartes des bourgeoises ennuyées. Et là, pas fous : pas de flambe, et des investissements bien pesés, en utilisant les relations et les conseils des maris des greluches dont il se foutaient (et, dit-on, qu’ils foutaient). Alors les voilà et bien introduits, et le derrière bien assis. Pas une communauté puissante dans l’absolu, pas une de celles qui font basculer les grands procès : mais il était grand temps pour eux de lancer une petite offensive, avec les bons alliés, histoire de montrer les muscles. Alors ils mettent dans le coup une paire de pontes des tribunaux, plus des élevages d’orphelins des quartiers du bas, et deux-trois gros parieurs de procès d’en haut : avec tout ça contre une pauvre paire de pékins pas préparés, ils arrachent sans problème un arrêt qui interdit « l’adoption de tout orphelin non prouvé » (ni une ni deux, cinq pour cent de marché en plus pour les experts en identification de parenté, ce qui fait dire à mon petit doigt qu’eux aussi ont dû participer).

Tout de même, un brin rétrograde leur mayonnaise je trouve, car après tout, si un marmot avec darons veut se faire adopter quand même c’est bien sa liberté non ? Ou alors il est leur propriété tant qu’ils ont pas canné ? Remarque ça me va, j’ai rien contre, mais bon, c’est pas toujours tout bien aligné dans leur tête.

Enfin bref, voilà donc une nouvelle règle, et fédérale s’il te plaît (ça veut dire pour tout Babel, pas juste tel ou tel coin). Sauf qu’ici, j’ai l’impression que rien n’est jamais d’équerre pour longtemps. C’est même comme s’ils pouvaient rien encaisser qui soit réglo sans l’envoyer voler illico, pour refaire une autre règle, et de nouveau elle aussi l’envoyer valser…

J’arrive à mon affaire.

Qu’est-ce que j’entends hier ? Un petit couple gentillet a décidé que bon, tant pis, ils avaient envie, et ils sont tout simplement allés adopter quand même, dans un pays loin d’ici à l’est, un enfant non seulement pas orphelin homologué, mais pas orphelin du tout, comme l’ont tout de suite vu des journaleux partis plus tard vérifier : papa, maman, mamie aussi à la maison, deux frères, et en bonus une petite sœur en chemin. Deux belles fleurs de nave me diras-tu sans doute, qui s’en vont prendre le procès de leurs aïeux. Que nenni frangin : des visionnaires ! Et des plus matois !

Car que font-ils au retour de, pardon, leur barbotage en règle d’un autrui marmot ? Ils demandent, tiens-toi bien, une allocation de leur quartier pour le gamin ! Mais attends, mieux, bien mieux encore : l’allocation en question de leur quartier, c’est pour la… grossesse ! Ils réclament ni plus ni moins que le biffeton de la lapine dont ils ont carotté le lapereau ! (Carotté ou acheté, tu me diras, j’étais pas là, et on trouve toujours assez pauvre pour vendre n’importe quoi) Alors, pour leur allocation de grossesse, on leur demande, bien sûr, le papelard de la grossesse, et bien sûr eux ils n’en ont pas puisque pas de grossesse pour eux : et là il ne mentent pas, ils font pas faire un faux, oh non, ils leur racontent tout ! Tout, même le coup de l’orphelin pas prouvé ! C’est pas comme chez nous, « ni vu ni connu je t’embrouille », c’est « vu et connu, je te préviens que je t’embrouille » !

Ni une ni deux on leur refuse leur alloc’ (mais sans rien leur dire alors que bon, c’est pas comme s’ils avaient fait un truc interdit) et là frangin étage de plus dans le divin culot, dans l’estomac invincible, dans le menton matador : ils portent plainte contre le sous-traitant en charge de l’attribution, pour leur avoir refusé leur allocation ! Parce que vois-tu, c’est pas égalitaire, de pas leur en donner une à eux aussi, sous prétexte que c’est pas eux qui ont pondu : ils sont une famille comme les autres, donc ils doivent avoir les mêmes droits que les autres.

Alors moi, le jour où un collègue qui vient de chez nous m’instruit de cette superbe carabistouille, au début je l’envoie paître, pas crédible son machin ! « Eh bien, qu’il me dit, demain viens avec moi, procès à neuf heures au tribunal juste à côté du chantier, c’est comme ça que je l’ai su ». Le lendemain jour de relâche et drache de mes grands dieux, alors je me laisse embarquer : quitte à s’ennuyer, autant le faire au sec et au chaud.

Je te raconte pas le tableau ! Mieux que les combats de coqs les procès ici ! C’est pas monotone comme chez nous, un simple rabâchage des lois qu’on connaît tous bien, à force.

Parce que là, tu t’imagines qu’on va leur dire que c’est marre, non seulement ils kidnappent mais en plus ils demandent non pas qu’on autorise mais qu’on finance, à ce niveau-là c’est demander le beurre et l’argent du beurre, les miches de la crémière, le sourire du laitier, et en prime un remboursement de la capote par le cocufié ! Et bien non, deuxième que nenni !

Arme ton violon, ça sort la soupe à la larmiche. Parce que vois-tu frangin, cet enfant il est là n’est-ce pas, il a sa chambre, son petit doudou, ses petits parents-chouraveurs qui l’aiment vois-tu, et lui aussi il les aime, la preuve il l’a dit ! et même que les experts ils sont d’accord ! Alors, on ne va pas refuser la réalité ! Grand roi des mots ici, la « réalité », mieux : la « vie » ! Un jour je t’en irai me tambarder un pékin au hasard pour me défouler, puis je dirai « c’est la réalité, c’est la vie ! maintenant que ça y est et qu’il a déjà plus ses dents et que c’est la vie, pourquoi diable m’envoyer en tôle, qu’est-ce que ça va changer à la réalité ? »

Parce que ça marche ! Oui, a dû penser l’arbitre, oui c’est vrai qu’il est là ce petit, et ses parents l’aiment vu qu’ils pleurnichent pour un petit biffeton pour l’élever, même si bon vu le voyage qu’ils se sont payé pour s’en aller « l’adopter » ils doivent pas vraiment manquer, mais après tout c’est leur droit, leur droit de famille qui existe dans la réalité ! Alors petit un, maintenant même si tu adoptes tu as l’allocation de grossesse, et petit deux, eh bien une fois que tu l’as adopté c’est pardonné de barboter le marmot d’autrui, du moment que le gamin est certifié content (et devine qui paie le certifiant…)

Pour tout te dire je caresse un peu des projets d’oufissimes truanderies dans le genre, pas à la violence je n’aime pas ça, mais tout dans le feutré, le légal même. Ça irait plus vite que de trimer, je te le dis. En plus on sort d’une guerre au pays : je suis d’office assuré d’une vague de larmicheries. Je songeais à jouer par exemple, pour brasser beaucoup d’argent, et me faire d’un côté une dette ici, en vous envoyant de l’autre tout le palpable, et puis après dire que la réalité c’est que je peux pas payer, et donc qu’il faut tout effacer. Alors c’est certain faut pas taxer un requin, ici aussi c’est un mauvais choix de carrière. Mais une petite banque ou même une petite vieille : et une fois que je dois tellement que je deviens un mort-vivant, je demande qu’elle m’efface l’ardoise la bourgeoise (bourgeoise pas en vrai, trop bien conseillées ces donzelles-là : mais bourgeoise par rapport à moi, le surendetté réfugié, comme je me présenterai).

J’ai bien un peu de remords, je pense à maman, qui aurait dit que ça ne se fait pas, et c’est vrai. Mais bon, si ici ça se fait ? Mieux, je t’ai dit, frouiller c’est encouragé, applaudi ! Regarde les deux parents-chouraveurs, on en fait « des défenseurs des droits des familles, de toutes les familles » ! Pas aisé de rester réglo dans ces conditions. Ça ronge, de se décarcasser, de trimer, et de voir que c’est la frouille qui est favorisée, et officiellement : c’est pas comme chez nous que les malins sont trop malins, c’est que ici les malins sont les héros ! Et c’est justice : si le but c’est de toujours changer les règles, alors c’est bien naturel de dorloter ceux qui les cassent.

En tout cas franche rigolade au tribunal, on a failli se faire éjecter par les agents de sécurité. Mais quand même, je me languis le retour. Dis-moi vite où ça en est, nos comptes.