Deuxième lettre sur l’inclusion des vulnérables

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre « Première lettre sur l’inclusion des vulnérables », dont nous recommandons la lecture en amont de celle-ci – même si cette lecture n’est pas strictement nécessaire à la compréhension de la présente lettre]

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission: évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier rapport, je m’étais attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de mon second rapport, que vous trouverez ci-joint, et qui s’attache quant à lui aux vulnérabilités dites moyennes : chômage et addictions. Je me permets de rappeler que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités moyennes, la solution a tenu essentiellement à une redéfinition de la perception sociale des individus en étant victimes, redéfinition qui a permis une réorganisation organisationnelle qui n’a pas nécessité d’innovation technique réelle. Cette redéfinition est passée par un travail collectif de déconstruction réflexive des stigmates sociaux imposés aux individus touchés par ces vulnérabilités et empêchant leur inclusion adéquate au système économique babélien.

Je traiterai dans un premier temps du cas des individus frappés par ce que nous appellerions « chômage », et dans un second temps de celui des victimes d’addictions.

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Au sens précis, notre première catégorie de vulnérables moyens regroupe les individus ayant perdu un accès suffisamment régulier à des contrats de travail pour leur permettre de se nourrir, vêtir et, surtout, loger aisément. 

Le système économique babélien étant hautement efficient, et contrairement au cas du chômage structurel de pays moins avancés, le problème relève ici non pas d’un nombre insuffisant d’emplois, mais d’une inadéquation de la main-d’œuvre aux nécessités économiques. Ainsi, la principale cause actuelle d’entrée dans une « situation d’inaccès récurrent à l’emploi » est (d’après les statistiques officielles compilées à partir des données communiquées par les plus grandes guildes) l’illettrisme : en effet, le processus actuel de développement massif de l’usage de machines automates dans l’industrie et la culture en serre réduit fortement les emplois manufacturiers et agricoles, et nécessite ainsi un déplacement rapide de la main-d’œuvre vers les services : or, dans le secteur tertiaire, il est moins souvent possible d’employer des personnes non alphabétisées (et, par ailleurs, l’automatisation de l’industrie et de la culture en serre entraîne une hausse de la nécessité d’alphabétisation des travailleurs de ces secteurs). Il convient de noter que ce déficit des compétences nécessaires ne se limite pas à l’illettrisme : ce dernier n’est que l’inadéquation de compétences la plus répandue dans l’état présent du système économique (les autres causes d’absence ou de manque de compétences efficientes sont détaillées dans mon rapport).

La catégorie dont il est ici question et que que nous nommerions celle des « chômeurs » doit donc être entendue comme regroupant les individus dépourvus de compétences efficientes dans l’état actuel du système économique – ou, du moins, ceux dont l’efficience agrégée des compétences n’est pas suffisante.

Or, un travail réflexif a permis aux cabinets conseillant le système de gouvernance de mettre en évidence le fait que cette inadéquation correspond à une absence de lien unissant une capacité individuelle à un besoin collectif : elle peut donc être vue comme une liberté. L’incompétence devient ainsi une opportunité, en ce qu’elle offre aux individus une extrême mobilité, loin de l’attachement à une activité spécifique que constitue tout ensemble défini de compétences. Une fois ce travail effectué, lui a succédé une lourde campagne de communication déployée au niveau de la Ville entière, et dont la tâche a consisté en la déconstruction du vieux stigmate infligé au « vagabond », au « chômeur », etc. (campagne de communication qui figure d’ailleurs parmi les plus massives de l’histoire de la Ville).

Cette redéfinition cognitive et sa diffusion à l’ensemble de Babel a permis une réorganisation économique profonde de celle-ci, réorganisation dont le principal résultat a été de faire passer notre première catégorie de vulnérables moyens de la situation de facteurs productifs inemployés à celle de vecteurs de changement (rôle social plus utile à l’économie babélienne que celui de simple producteur). En effet, et sans leur interdire de chercher en parallèle à développer des compétences efficientes leur permettant un retour dans le marché du travail courant, ces « chômeurs », en échange d’une garantie de la part du système de gouvernance leur permettant notamment d’être logés, sont désormais inscrits dans de puissantes plateformes qui, à l’échelle de chaque quartier voire de plusieurs, permet à tout un chacun d’embaucher un individu pour une activité limitée, y compris réduite à une heure de travail où à une simple livraison ; dans la totalité des cas, il s’agit de tâches trop simples pour justifier l’intervention d’un travailleur « classique », qui serait bien trop coûteux.

De lourde masse inertielle, les individus en question deviennent ainsi une sorte de réserve mobile de main-d’œuvre fluide, employable presque instantanément et pour un large éventail de services. Ainsi, dans le domaine de la livraison, leur apport a permis de mettre fin à l’emploi de livreurs attitrés, trop souvent inoccupés : la livraison est désormais une tâches effectuées parmi d’autres, la main-d’œuvre enregistrée sur ces plateformes y étant ainsi intégrée lors des pics d’activité, pour être ensuite redéployée vers d’autre tâches aux moments de la journée où la demande moins forte dans ce secteur.

Cette nouvelle forme de services, et la redéfinition cognitive qui l’a rendu possible, nous enseignent ainsi que, si elle augmente l’efficience de l’individu, la qualification limite également ses possibilités en l’orientant vers un type de tâches prédéfini, rigidifiant ainsi le marché du travail : un individu sans compétences définies est infiniment plus libre, adaptable, agile. Ainsi, il semble pertinent d’examiner l’hypothèse selon laquelle il serait judicieux que notre prochain plan de productivité interministériel pluriannuel intègre l’objectif du maintien d’une main-d’œuvre non qualifiée, et donc pilotable avec finesse et fluidité. Cette redéfinition sociale du rôle du dit « incompétent » permet en effet bien plus que d’éviter l’inactivité d’une partie de la population non infantile : elle permet d’en faire un facteur majeur de fluidité, d’optimisation et de diversification économique.

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Une démarche analogue fut conduite au sujet des individus qui, souffrant d’addictions (à des stupéfiants ou au jeu, au sexe, etc.) sans que celles-ci n’aient affecté leur santé au point de les faire passer dans la catégorie des vulnérables lourds, devaient jusque-là subir un stigmate social qui, en leur attribuant a priori une inutilité sociale et économique, les condamnait à cette même inutilité (à leur préjudice comme à celui de la société).

Une mission fut là aussi diligentée afin de transformer ce stigmate en opportunité, de faire une force de cette différence ; en l’espèce, le moyen trouvé a été de créer une synergie entre guérison personnelle et utilité sociale. Ce processus étant bien moins avancé que le précédent et encore non systématisé, nous nous contenterons de présenter ici le plus répandu de ces dispositifs, mais surtout d’insister sur le principe directeur des expérimentations en cours (détaillées avec leur état d’avancement dans le rapport ci-joint) : la redéfinition du stigmate en opportunité.

Le dispositif abouti prévoit que, sous contrôle médical et psychologique, il soit assigné à un individu souffrant d’addiction mais en voie de guérison un tuteur, qui lui fournira un appui logistique et juridique afin de lui épargner le stress des contraintes matérielles, mais surtout des multiples contrats nécessaires à la vie babélienne (logement, eau, énergie, transport, relations sexuelles voire amicales dans certains quartiers, etc.), ainsi qu’un accompagnement affectif (avec notamment un nombre hebdomadaire minimal d’heures de disponibilité aux conversations intimes). En échange de cette participation bénévole à sa guérison, le patient fournira à son tuteur des services personnels précisément spécifiés et librement négociés, sous la supervision de la structure d’accueil (à laquelle le tuteur se doit par ailleurs de verser une indemnité, pour couvrir les frais de cette supervision). La liberté contractuelle étant une valeur fondamentale de Babel, et sous réserve d’approbation de la part de la supervision médicale et psychologique, tout type de service est possible.

Ce dispositif permet ainsi d’aider à la fois à la guérison et à son financement, mais aussi de rendre accessibles certains services non plus en versant une somme souvent élevée, mais en aidant l’individu qui vous fournira le service en question (à condition d’accepter un engagement de moyen terme au minimum, sauf bien entendu si l’on est disposé à payer les pénalités afférentes). Une extension de cette forme de contrat de tutorat est d’ailleurs envisagée vers d’autre publics, par exemple des immigrants récents ayant besoin d’une période d’adaptation (ainsi que d’un logement) en attendant d’avoir assuré leur autonomie.

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Comme dans le cas des vulnérables lourds, en plus de l’augmentation de leur bonheur (ici avant tout par la déconstruction du stigmate) et de leur participation au tissu économique (ici, dans le secteur tertiaire), l’inclusion des vulnérables moyens a permis le démantèlement des systèmes d’indemnités créés dans certains quartiers (systèmes bien moins nombreux et importants que dans le cadre des vulnérables lourds, mais non négligeables).

La spécificité de l’inclusion des vulnérables moyens tient d’une part à la principale méthode utilisée (une redéfinition des perceptions à leur égard), d’autre part à ses effets économiques secondaires, dont l’ampleur a peut-être dépassé celle de l’effet principal recherché : d’une part la fluidification de l’économie permise par la constitution d’une réserve de main-d’œuvre mobile a profondément redéfini les rapports économiques, notamment dans la sphère des services ; d’autre part la nouvelle forme de contrat de tutorat « aide à la guérison contre services » a permis une diffusion de la consommation de services trop coûteux pour être largement consommés via l’achat classique, diffusion couplée à un déchargement des structures médicales et, à terme, sociales (ainsi, en cas d’extension de ce type de contrat de tutorat aux immigrants, les centres d’accueil imposés dans certains quartiers au nom du droit à l’intégration pourront être remplacés par des tuteurs individuels qui, eux, ne constitueront pas un coût collectif).

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Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé «Inclusion économique des vulnérables moyens, redéfinition cognitive et nouvelles formes contractuelles : le système babélien».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.

Lettre sur une soirée qui a mal tourné

J’ai bien eu raison d’aborder la dernière fois mon idiotie : clairement, le mal va croissant.

Non, on n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Et, cette fois non plus, ce n’était pourtant pas bien compliqué de s’assurer que les choses puissent bien se passer.

Avec l’ami que j’étais allé voir lors du périple que je te narrai la dernière fois, nous étions depuis trop longtemps sevrés de relations, disons, galantes. Nous vivons tous deux dans des quartiers plus avancés que la moyenne (exception faite, bien entendu, de la Ville Haute et du Paradis), où la libéralisation de la séduction et de la sexualité est déjà vieille de plusieurs décennies. Or, et c’est à Babel une règle évidente bien que tue, à chaque reflux des contraintes morales sous l’action de la lune des libérations qui, cycle après cycle, révèle à nos yeux émerveillés un pan nouveau de notre existence, succède un flux, une floraison de profits et de normes sur la plaine déboisée de ses lois, et semée pendant la pleine anarchie de contentieux à régler et de frustrations à soulager – l’un et l’autre moyennant finance, cela va sans dire. L’euphorie du bris des chaînes laisse sa place à une conscience essoufflée, alourdie des nouvelles frasques permises : et si on les autorise dans le cadre des normes nouvelles, le bain moral se raidit toutefois, comme par compensation.

Aussi est-il fréquent, pour la jeunesse babélienne lambda, de gagner régulièrement des quartiers libéralisés sexuellement depuis peu, afin de pouvoir profiter de leurs quelques années de liberté réelle. Liberté non pas normative, car les normes, lorsqu’elles sont de celles qui se généralisent, le font à Babel extrêmement vite – à mes dépens, comme tu le verras. Mais, l’être humain étant malgré tout un peu lent à la détente, surtout dans les classes qui ne sont pas chaque jour conseillées par leur avocat, disons que l’on parvient à vivre un certain temps insoucieux déjà de la vieille morale, et inconscients encore de l’empire nouveau du tribunal.

Nous nous rendîmes donc, il y a quatre jours, une dizaine de niveaux plus bas, à l’à-pic exact de mon quartier ; nous nous installâmes ensuite en haut d’un escalier, épaule contre épaule, nos regards perdus dans la nuit, vers le désert dont nous savions qu’il était là, infini et muet, derrière l’éternel mur de fumées que nous révélait la lumière de la Ville, et qu’agitait de volutes crasseux un de ces vents originaux qui, s’enroulant autour de Babel, en touillent doucement la gangue de vapeurs noires. En silence, nous ingurgitâmes au pas de charge la quantité de liqueur bon marché nécessaire à l’ivresse ; puis nous nous mîmes en quête de quelque salle de danse à écumer – et, quitte à filer cette métaphore bien peu galante, à la manière de pêcheurs partis au grand large, nous envisagions de rentrer bredouille avec bien moins de philosophie que s’il ne s’était agi que d’une petite partie au bas de chez nous. Brassés dans une marée ivre de jeunes gens issus de tout un pan de la Ville qui, pour quelques années, convergera dans ce quartier pour se, disons, socialiser, nous finîmes par repérer un écueil à l’abord si ce n’est avenant, du moins acceptable.

Nous payâmes le prix d’entrée, salé comme de l’eau de mer (désolé), puis franchîmes la seconde porte ; presque instantanément, nous fûmes happés, séparés, tourneboulés par le maelström de musique, de sueur, d’ivresse et d’abandon qui rugissait alors dans la vaste salle, plongée dans une obscurité rayée de lumières colorées, et déchirée par moments de grands éclairs blancs.

J’ai souvenir d’un chant enjôleur et vainqueur, que poussait vers le triomphe un rythme aux muscles gonflés, scandé par des notes en oriflammes mauves, effilées, criardes et prégnantes. Puis vinrent une plainte, languide et triste, entrecoupée d’une guerre de cymbales défigurées et de tambours à gros calibres ; une lamentation amoureuse assez ridicule, dont la langueur atteignait à la caricature, guimauve musicale arrosée d’évocations grasses ; et un drôle de chahut agité, un trille de basses aiguës aux accents de comptine, un charivari désordonné de cours de récréation, mais avec des voix suggestives, et des paroles dépassant de loin la suggestion. Je me souviens aussi d’un morceau étonnant, tout fluorescent d’enfance, avec comme des cloches adoucies qui annonceraient un gâteau d’anniversaire, en arrière-fond une petite fille qui pépie, et tout à coup une femme qui chante, fait vibrer les murs, le sol et nos corps de son appel à une sorte d’arrivée, ou de retour. Et cet air sourd, murmuré en regardant d’en bas, et zébrés de sons artificiels, comme si la musique nous revenait de miroirs déformants, éclatée en longues plages comme par un tain concave, ou bien resserrée en arcs électriques, telle un corps réduit au filament par une glace convexe ; des basses au son de bronze mou rythmaient comme une démarche de modèle, de dieu du moment ou de déesse de la nuit, avec un début de sourire en coin, d’œil plissé ; et ces voix cuivrées au fer blanc, réverbérées comme si elles-mêmes étaient l’écho, le soupir lointain d’un monde d’or, de brillant et de gloire qui semble nous tendre la main, tenir en une simple oscillation coordonnée de nos corps, ne serait-ce que quelques minutes, avec l’être de nos rêves qu’évidemment nous séduirons, démontrant ainsi notre génialité.

Génialité ou non – et ma stupidité désormais confirmée invite plutôt à la seconde option –, je finis enlacé et entremêlé avec une jeune femme dont ma mémoire me raconte qu’elle était, du moins physiquement, tout à fait ce qu’il me fallait. L’alcool multiplié par la fatigue aidant, et après des heures d’un déhanché de plus en plus approximatif et de minauderies chaque fois moins cohérentes, je finis par convaincre ma splendide et sublime partenaire que nous gagnassions ensemble un hôtel, si ce n’est son domicile. Cette seconde option choisie de par sa proximité, nous y courûmes presque et, une fois lu et vérifié le contrat sexuel qu’elle avait sorti de sa table de nuit, je le signai après elle, et passai ensuite au remplissage de mes toutes fraîches obligations contractuelles.

Or, il s’avère que le moyen de contraception mécanique dont nous étions convenus, disons, pareil à une digue submergée sous une exceptionnelle marée, se rompit ; or je l’avais sorti de ma poche, et en avait endossé par contrat la responsabilité. D’abord oublieux du versant normatif, et soucieux surtout d’une éventuelle paternité à vrai dire peu désirée, je commençai par être stupide de nouveau, et me débarrassai du contenant défectueux comme d’un porte-malheur : voilà qui me privait de toute expertise, au cas où le responsable soit tout simplement la mauvaise conception, et donc le fabriquant ; bien joué. Inconscient de ma situation donc, je lui demandai, timidement mais un peu brusquement, si elle accepterait de prendre un contraceptif hormonal d’urgence, prévu justement pour ce genre de situation, et qui assurerait que la fécondation n’aurait pas lieu.

J’aurais dû utiliser l’un des siens, d’autant qu’elle me l’avait proposé  !

Tout à fait naturellement car c’est son droit (et d’ailleurs n’avais-je pas moi-même pris le temps de lire et de relire le contrat qu’elle me proposait?), elle y consentit à la condition que je signasse une promesse de prise en charge des éventuels coûts physiologiques et psychologiques du contraceptif d’urgence – que, bien entendu, il me reviendrait par ailleurs de payer.

Désormais on ne peut plus dégrisée, elle eut l’amabilité de m’arranger son petit canapé, pour que je pusse y passer les quelques heures nous séparant encore de l’ouverture des échoppes d’apothicaire – heures dont la poignée de dialogues courtois, puis le silence endormi, furent d’une netteté morne toute administrative, sans affection ni acrimonie. Nul sentiment à éteindre ; une simple impulsion, qui plus est bien davantage recherchée que trouvée, et vite douchée par cette autre impulsion, bien plus impérieuse une fois le désir assouvi, qu’est la peur, froide et sourde, des conséquences.

Nous allâmes donc au matin acheter le contraceptif, dont je choisis le plus cher parmi ceux que je pouvais raisonnablement me payer ; et, après contrôle de l’apothicaire qui s’assura qu’elle l’avait bien ingéré et le notifia par écrit, je repartis avec en poche mon exemplaire de notre nouveau contrat en vertu duquel, en échange de sa prise certifiée du contraceptif à ma charge afin de réparer mon manquement à la clause contraceptive de notre contrat précédent, je m’engageais à l’indemniser des effets que pourrait avoir sur elle le contraceptif – effets qui seraient évalués par un médecin et un psychologue certifiés.

Ces contraceptifs étant plutôt sans conséquence à court terme – le seul qui sera évalué –, je ne risque à vrai dire pas grand-chose. Mais, entre cette angoisse on ne peut plus évitable, mon opportunité si peu exploitée et la brutale chute au beau milieu de ma galanterie longtemps rêvée, tu conviendras que je n’avais pas tort de rappeler ce que peut coûter l’étourderie, surtout dans cette Ville qui accouple si bien l’incertain et le calculé.

Lettre sur la fin de la monnaie matérielle

Ma chère petite,

Tu es bien gentille de continuer à prendre de mes nouvelles après toutes ces années, et même ces décennies ! Ici on dirait que c’est têtu et tout à fait injustifié, de s’inquiéter pour quelqu’un qu’on n’a plus vu de trente ans, juste parce que c’est notre sang. Remarque, je ne m’en plains pas !

Je m’en plains encore moins ce mois-ci qui a été assez triste, pour tout te dire. Rien de grave, rassure-toi. Ce n’est même presque rien mais, en même temps, et alors qu’ici j’en ai connu des évolutions, et même des révolutions, le dernier changement en train de parcourir Babel, et qui ce mois-ci est passé par mon quartier, j’ai un peu de mal à le digérer. Je vieillis, sans doute.

Vois-tu, je demande parfois au fils des voisins, un gentil garçon de quinze ans maintenant, de me donner un petit coup de main à la maison, pour les travaux trop lourds pour mes vieux os, mais qui ne valent pas la peine d’appeler un professionnel (monter ou déplacer un meuble, changer une lampe plafonnière, etcétéra). Et, souvent, je lui donnais un petit quelque chose pour lui, quand il avait passé un bon moment à m’aider. Il ne le reconnaîtrait pas à son âge, je pense, mais on a fini par pas mal s’apprécier : de la compagnie pour moi, un peu d’air pour lui car moi je ne l’embête pas avec des questions dont il ne veut pas, et puis un petit quelque chose qu’il a mérité, qu’il ne doit pas à ses parents (et eux sont contents de le voir se bouger un peu, comme on dit chez nous, et puis aussi de ces rapports de voisinage un peu à l’ancienne, même si en bonnes gens de Babel ils ne l’avoueront jamais).

Quand ce qu’il avait à faire le permettait et que je le voyais d’humeur causante, j’apportais mon fauteuil près de lui, et on bavardait. Il a encore une expression maladroite d’adolescent, qui parle trop vite et sans vraiment articuler ; mais il a progressé, à devoir se faire comprendre d’une ancienne comme moi. Il est très curieux, et souvent il a été le premier à me parler d’inventions ou de procès dont je n’entendrais personne d’autre s’inquiéter avec plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

Ce fut lui qui m’apprit l’ouverture de ce procès, intenté au système de gouvernance de la Ville au sujet des pièces et des billets de monnaie. Le fils du plaignant, pauvre enfant, était mort d’une balle perdue, à cause d’un règlement de comptes de trafiquants de je ne sais quoi ; et son père reprochait à la Ville de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir contre ces trafics illégaux, et en particulier de ne pas établir un système de paiement dématérialisé, donc passant par des machines officielles, donc entièrement traçable, et qui rendrait donc impossible toute transaction illégale. D’après mon jeune ami, il était sûr pour tout le monde que le système de gouvernance serait obligé par le tribunal à mettre en place ce système dématérialisé, puis à interdire l’argent liquide (tu comprendras que je ne me suis pas surprise quand on m’a dit que la guilde en pointe des recherches dans la monnaie dématérialisée contribuait généreusement aux frais de procès du père de ce pauvre garçon ; après tout, si ça l’aide à obtenir justice…)

Mon jeune ami était tout à fait emballé : quoi de plus vieillot, dans cette ville si avancée, que cette monnaie matérielle, ce genre de troc à peine civilisé en fait, avec même des pièces, comme dans un pays arriéré. Et ça serait tellement pratique, d’échanger tout son bric-à-brac de pièces et de billets contre un simple émetteur-récepteur, contre une simple boîte plus petite qu’une main. Et puis, c’est vrai que si tout était tracé, on ne voyait pas bien comment les transactions interdites allaient pouvoir continuer. De toutes les manières, un second procès, lancé par une mère qui avait vu son fils attraper une maladie en portant à sa bouche une pièce de monnaie, allait bientôt obliger encore plus le système de gouvernance de Babel à mettre fin à l’argent liquide puisque, d’après toutes les études, en passant de main en main, les pièces et les billets transmettaient une foule de maladies : une raison de plus pour passer à une nouvelle technique, plus sûre et plus avancée.

Comme tu le sais, je suis partie à Babel pour échapper au village, où tout le monde savait tout sur ce que tout le monde faisait. Je n’étais donc pas très partante pour ce nouveau système où le but était de tout tracer, même si c’est sûr que c’est important, de lutter contre ces trafics. Lorsque je parlai à mon jeune ami des risques d’être tous espionnés, il me sourit, et me dit de ne pas m’inquiéter : c’était pour des bonnes raisons, et les bonnes causes entraînent des bonnes conséquences, c’est la simple logique. Son beau sourire, la splendide verdeur de cette foi en l’avenir, la peur aussi d’être une vieille rabat-joie, me firent lui donner raison, et lui sourire moi aussi. Après tout, la vie continue, depuis toujours et quoi qu’il arrive.

Seulement, depuis que ce beau système, si pratique c’est vrai, est installé dans mon quartier, il n’est plus possible pour moi de lui donner son petit argent de poche quand il vient m’aider (remarque, là aussi c’est la simple logique : maintenant que l’argent n’est plus dans nos poches, il n’y a plus d’argent de poche). C’est qu’à présent, pour pouvoir transférer de l’argent, il faut un motif, notamment un contrat (de vente, de location, d’embauche, etcétéra). Et, vu son âge et les normes de notre quartier, je n’ai pas le droit de l’employer. J’ai proposé de faire le contrat au nom d’un de ses parents pour qu’ensuite il lui transmette l’argent (les parents ont droit au transfert d’un certain montant à chaque enfant par jour sans avoir à formuler de motif, en cas de cohabitation certifiée), mais nous avons fini par être d’accord sur le fait que c’était un peu risqué cette histoire de faux contrat, et pour pas grand-chose.

Alors, forcément, j’ai arrêté de l’appeler pour les plus grosses tâches que je lui donnais, et petit à petit, je l’ai de moins en moins appelé. Il a protesté, car ça reste un bon petit gars, je te l’assure, vraiment pas égoïste, surtout vu là où il a grandi ; mais je n’allais pas lui voler des heures et des heures, à son âge où la vie est si belle ! Il vient encore de temps en temps me régler des bricoles mais, depuis qu’on y a pensé sous cet angle, cette histoire de travail illégal (car, du point de vue des normes, c’est ça que je fais : je fais travailler illégalement un enfant) nous met mal à l’aise, ses parents et moi. Ça les gêne surtout eux, d’ailleurs, mais c’est normal : ils ont grandi ici, alors pour eux la norme c’est très important, même si elle change sans arrêt, parce qu’à Babel elle est bien plus présente que dans nos campagnes, où à part pour les crimes et les impôts, la police ne vient jamais fourrer son nez : ici, ils en sont quand même arrivés à créer un système pour suivre infailliblement le moindre petit centime ! On continuera sans doute jusqu’à ce que leur fils soit grand, puisque l’habitude est prise ; mais, aujourd’hui, jamais on ne pourrait la prendre, cette habitude.

J’y songeais l’autre soir, en regardant le soleil se coucher doucement (nous sommes au plein milieu des deux mois de l’année où je peux le voir descendre dans le puits creusé entre le mur d’immeubles infini à ma droite et, bien loin, une gigantesque tour d’acier qui s’en détache, comme un piton rocheux en avant d’une falaise océanique : et je le vois tomber, faiblir lentement, s’engouffrer dans cette mâchoire d’ombre, de métal et de béton armé). Je sens parfois que Babel va mourir, ou, plutôt, tomber dans la folie, et retourner contre elle cette puissance surhumaine qu’elle a accumulée. Le soleil va mourir, lui aussi, et, au dernier moment, il lance un dernier rayon dans l’atmosphère saturée de fumées : et cela forme un drôle d’arc-en-ciel, ocre et taché de suie. Mais cela est beau, et je ne regrette jamais de venir avec mon fauteuil jusque sur le palier, pour profiter du spectacle, seule mais heureuse (je ne peux pas le voir depuis chez moi, puisque toutes mes fenêtres donnent sur le puits d’aération, que l’agence appelle « cour intérieure » même s’il n’y a rien d’autre au sol que quelques mètres carrés de béton couverts de poussière et, surtout, sans porte d’accès ; c’est juste comme une large cheminée, avec une foule de lucarnes, de grilles d’aération, et un peu de lumière).

Il est venu hier soir jeter un œil à mon évier qui fuyait, et l’a réparé lui-même (il s’est dégourdi, à force). Depuis deux ou trois mois, ses épaules ont commencé à s’élargir, ses jambes ont fini de s’allonger : à seize ans, il entame le dernier tournant avant l’âge d’homme. Dans ce monde si incertain, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter de ce qui adviendra de lui, si innocent. Même s’il était un peu gêné, il a bavardé avec moi d’un procès qu’il n’aurait jamais osé mentionner à ses parents : un homme, persuadé que son compagnon ne respectait pas l’obligation de fidélité qu’il lui devait par contrat (au moins cette année-ci), avait demandé l’accès aux données de paiement de ce dernier, pour y chercher d’éventuelles preuves. On lui avait refusé l’accès direct, mais le tribunal avait chargé l’opérateur, sous sa supervision bien entendu, de vérifier s’il n’y avait pas de dépenses suspectes : s’il s’en trouvait, l’accusé devrait s’en expliquer au procès.

J’eus un sourire fin, un vrai sourire de vieille personne : dame ! si dans la Ville de la liberté l’adultère devient impossible, c’est bel et bien que ce monde marche sur la tête.

Je vous embrasse fort, toi et les tiens.

P.S. : Ce qui m’attriste, sans me surprendre vraiment, c’est que les réseaux criminels se sont parfaitement adaptés à la fin de la monnaie liquide, par un mélange de retour aux métaux précieux et d’infiltration du système de paiement dématérialisé.

Lettre sur le contrat de relation sexuelle consentante et bénévole

Chère cousine,

Pardonne-moi du temps que j’ai mis à te répondre ; comprendre la matière dont tu voulais que je t’informe m’a pris de longues semaines et, pour tout t’avouer, il m’a ensuite fallu plusieurs jours pour assimiler ce redoutable bloc d’inexorable ambiguïté.

Ces « contrats de relation sexuelle consentante et bénévole » dont je t’avais parlé et qui t’avait tant intriguée sont à la fois incompréhensibles pour moi, et d’une évidence désarmante. Leur généalogie est pour sa part d’une limpidité pleine et entière, et tout à fait publique : il n’est pas une école de droit qui puisse se permettre de ne pas l’enseigner dans les moindres détails.

Il y a cinq années, une série d’affaires de viols sus et tus avait éclaté dans les hautes sphères culturelles de Babel. (Pour tout te dire, l’on m’a aussi raconté que, quelques mois seulement après ces récits d’outrage, et alors que ces révélations occupaient encore largement le débat public, une affaire d’une toute autre échelle et d’une hideur autrement plus épaisse passa pour sa part presque absolument inaperçue. Nul ne parla ainsi de comment des bandes claniques avaient, des années et même des décennies durant, violé et exploité non pas des dizaines, mais des centaines, si ce n’est des milliers de jeunes femmes, et même de jeunes filles. Ils appâtaient des adolescentes en usant de celles déjà en leur pouvoir, puis leur offraient drogues et spiritueux avant d’en réclamer soudainement le prix, les acculant ainsi à une dette inavouable. Puis ils les violaient, parfois en groupe, et les prostituaient pour prétendument rembourser leurs dettes : mais une fois happées, elles voyaient leur père menacé de mort, leur mère de viol, leur petite sœur de prostitution elle aussi ; elles étaient piégées à vie, ou du moins jusqu’à expiration de la valeur mercantile de leur corps. Je m’arrêterai là, et t’épargnerai les témoignages dont j’ai pu lire le récit. Ce drame massif n’eut aucun écho social : s’il est tristement logique qu’un fléau frappant les bas quartiers passe inaperçu des débats officiels, je ne puis m’empêcher de penser que, partant de cette si différente affaire de viols organisés, l’on eût abouti à un tout autre horizon de normes et de mœurs que celui dont je vais t’exposer l’advenue.)

Les révélations de relations sexuelles imposées à diverses personnalités féminines du grand monde culturel – qui pour obtenir un rôle, qui pour ne pas vexer un ponte, qui pour voir sa pièce jouée : tu saisiras aisément la logique à l’œuvre – avaient pour leur part obtenu une très large publicité, et avaient été discutées des mois durant. Dans ce contexte, un duo d’avocats inconnus se disposèrent un soir à donner un tour plus intime à leur relation jusque-là strictement professionnelle, et eurent l’idée de signifier et certifier leur consentement mutuel à une relation sexuelle par un contrat, en bonne et due forme.

Une fois dégrisés de leurs envies peu propices à la réflexion, ils réalisèrent l’incomplétude du document : en effet, une fois celui-ci paraphé, qui aurait pu être assuré du consentement de chacun à toutes les pratiques auxquelles ils recoururent ? Ainsi naquit la deuxième clause des contrats actuels, celle des pratiques préalablement consenties – à laquelle s’ajouterait rapidement l’alinéa des pratiques préalablement garanties.

Quelques jours après – et, selon la rumeur, en raison d’un problème imprévu engendré lors de leur premier abandon –, ils s’attaquèrent à l’épineuse question de la contraception ; épineuse, car les modalités disponibles sont aussi nombreuses que les conséquences possibles sont lourdes (j’abrégerai d’ailleurs, et m’en tiendrai au plus courant). L’on distingue désormais classiquement le volet de la garantie de la non-contamination par une maladie sexuellement transmissible, et celui de l’assurance d’un évitement de toute fécondation – dans le cas bien sûr où la relation en question rend la fécondation possible mais où celle-ci n’est pas désirée (en cas de désir d’enfant, les contrats sont différents, mais là encore je préfère abréger et y revenir si tu le désires dans un autre courrier). Pour ce qui est du premier ordre de problèmes, et pour simplifier, les partenaires s’engagent soit à ne pas être porteur d’un certain nombre de maladies dûment listées dans le contrat, soit à user d’un dispositif bloquant les contaminations sexuelles, officiellement homologué, et dûment spécifié par le contrat. Quant au second sujet, l’on s’engage de même : soit à être sous prise d’un contraceptif chimique, soit à user d’un contraceptif mécanique – contraceptifs toujours homologués et spécifiés.

Naturellement – car tout norme les appelle – surgirent des contentieux.

La question du consentement à l’acte et aux pratiques n’est, à proprement parler, pas encore résolue car, si la jurisprudence admet largement que dans ces matières le consentement puisse changer au cours de la relation contractualisée et rendre ainsi caduc le contrat préalable, il n’y a actuellement pas de norme reconnue dans tout Babel quant à la façon de gérer contractuellement ces fluctuations du consentement. Comme tu l’imagines, c’est au sommet de la Ville que les standards sont les plus élevés : chaque ébat y est filmé avec enregistrement sonore, permettant à tout moment à chacun des partenaires de signifier avec preuve tout ajout ou retrait de consentement par rapport au contrat signé a priori – par parole ou geste univoque. En revanche, dans les niveaux inférieurs, l’on s’en tient à la stricte lettre du contrat préalable – je te laisse deviner qui part s’amuser chez qui…

L’échec de contraception s’est lui aussi révélé être une source de contentieux ardus à démêler ; cependant, la plupart d’entre eux ont désormais des solutions bien définies. Par exemple, en cas d’échec d’un moyen contraceptif masculin (mécanique comme chimique), le porteur est présumé fautif, sauf preuve de malfaçon : aussi doit-il conserver l’objet pour le faire expertiser. S’il est démontré coupable, le plus courant est un dédommagement financier des conséquences psychiques et physiques de l’avortement ; mais il est bien d’autres modalités qu’il est possible de choisir au moment de la rédaction et de la signature du contrat – modalités globalement équivalentes à celles du cas symétrique que je vais maintenant évoquer. En cas de fécondation d’une femme ayant contractuellement garanti user d’un contraceptif (là encore, mécanique comme chimique), il y a plusieurs issues possibles, suivant les clauses accordées et le ou la responsable de la fécondation indue : en cas de manquement de la part de la fécondatrice (elle aussi présumée fautive sauf preuve du contraire), parfois il est convenu qu’elle est obligée d’avorter, parfois que le fécondateur involontaire lésé sera déchargé irrémédiablement de tout lien de parenté ; en cas de défaut prouvé du contraceptif, le plus souvent l’enfant est soit évacué, soit extrait, élevé et placé aux frais du fabricant du produit défectueux.

Je m’en tiendrai pour l’instant là, car je pense que ces grandes lignes et ces quelques exemples sont suffisants pour te faire entendre la logique à l’œuvre ; je pourrai toutefois te transmettre des normes plus spécifiques, des failles encore non comblées ou des cas de procès innovants, si cela t’intéresse davantage.

Pour ce qui est des effets de cette révolution normative en cours sur la sociabilité, la séduction et la conjugalité à Babel, les choses sont encore peu claires. Cela dépend tout d’abord des nombreux facteurs affectant ordinairement les relations sociales, et au premier lieu des facteurs économiques : une égalité de revenus permet des avocats de même niveau, et donc des contrats équilibrés et également compris de part et d’autre ; en revanche, en cas d’asymétrie significative, c’est une débauche de clauses hermétiques ou irrecevables : car quand l’autre partie l’ignore, la norme ne compte pas.

Pour ce que j’ai pu commencer d’observer, je note avant tout un calcul accru : auparavant stratégie jusqu’à l’abandon, la séduction reste désormais stratégique jusque dans le dernier transport : car l’on a toujours davantage de droits à obtenir sur l’autre, et à faire graver dans le marbre de papier du contrat. La contractualisation du privé jusque dans le plus intime m’apparaît aussi comme une nouvelle conquête par la société de zones grises encore aux mains de la relation strictement interpersonnelle, qui cède chaque jour du terrain face à la norme claire, tranchant via un tiers entre le blanc et le noir ; comme une nouvelle avancée de la convention sur le spontané. Paradoxalement, Babel, bouillonnement d’innovations et de procès, apporte chaque jour davantage d’ordre.

Ne t’inquiète pas de mon ton : si je peux sembler mélancolique, je suis avant tout perplexe – à la fois amusée et inquiète. C’est que je n’ai pas la finesse contractuelle des gens d’ici ; aussi crains-je parfois de me faire extorquer quelque chose, voire de servir de bélier involontaire à un avocat, provoquant par ignorance un procès méticuleusement préparé.

Car, puisque désormais nous enregistrons tout, l’on a en permanence, y compris au plus creux de l’intime, plusieurs interlocuteurs : notre partenaire, mais aussi son avocat, le nôtre, le futur juge et, qui sait, en cas de grand procès, Babel entière. Il a de la saveur dans le défi de cette perpétuelle quintuple pensée, dans cette communication à plusieurs codes ; de la saveur aussi dans l’usage nouveau du regard, du geste, du sourire, du soupir, pour reconquérir une nouvelle place à l’intime, à l’entre-nous loin du regard social – à condition toutefois d’avoir correctement repéré micros et caméras : autre défi.

Raffinement supérieur mêlé d’adrénaline : voilà qui remplace, tout bien considéré, fort bien le plaisir physique dont, de plus en plus, nous nous priverons.

Lettre sur le harcèlement contractualisé

Laissez-moi rentrer maman.

Jamais je ne me suis plainte de l’exil, des longues heures cloîtrées, de la solitude. J’ai tout enduré, convaincue et reconnaissante de la chance que vous m’offrez en me permettant de faire ma médecine ici, plutôt que chez nous.

Mais vous m’avez vous-mêmes appris qu’il y a des limites. Or cette simple vérité, ici c’est comme si leur langue même interdisait de le penser.

Je ne vous ai jamais parlé des horreurs que l’on fait à Babel par divertissement, dans les bas-fonds, et parfois jusque dans des bulles de cruauté que l’on crée dans les quartiers huppés, toujours pour s’amuser. Je me disais que chaque monde a ses laideurs. Seulement, ici, pour eux, au fond, il n’y a ni beau ni laid. Et il s’agit désormais de mes propres condisciples, de ma propre école.

Comme partout, et même si ces choses-là sont censées s’arrêter avec l’âge adulte (auquel beaucoup n’arrivent donc jamais), il se forme entre nos murs des meutes de hyènes ricanantes, qui s’amusent en pourchassant un solitaire : toujours un être fragile, bien entendu. Le mois dernier, un niveau a été franchi dans la perfidie. La victime avait pour faille un père déclassé, boulanger dépouillé de son commerce par un contrat piégé de crédit, et depuis enlisé dans les expédients et l’oisiveté (c’était la mère, assez haut placée depuis quelques années, qui payait les études). Va savoir pourquoi mais, s’il est ici positivement défendu de railler nombre d’infortunes, de tares et de manquements, il ne l’est pas de retourner en riant le couteau dans la plaie d’un père pauvre à la dérive, pourtant banal habitant victime d’une banale arnaque. A force de moqueries roulant sur cette plaie encore ouverte, le pire arriva : le fils sauta par la fenêtre d’un couloir, s’écrasant au sol trois niveaux plus bas (je parle de ces niveaux de la Ville qui s’enroulent lentement autour du piton sur lequel elle est construite, pas de simples étages d’un bâtiment : sa chute a dû atteindre les deux ou trois cents mètres…)

Très embarrassé, et surtout terrifié à l’idée de voir un jour un rejeton autrement apparenté suivre l’exemple de son prédécesseur heureusement plutôt mal né, le directeur a donc décidé d’un plan d’action vigoureux et, surtout (maître-mot à Babel) : « novateur ».

Une guilde a en effet récemment vu le jour qui fournit un service visant justement à éviter les harcèlements dans divers collectifs plus ou moins clos : écoles, universités, ateliers, etc. La « méthode novatrice » est simple : fournir des employés qui s’intégreront au groupe, précisément pour être harcelés eux : comme ça, aucun membre réel du groupe ne le sera. Et il semblerait que cela soit efficace, du moins à court et moyen terme : au-delà, il est encore trop tôt pour le dire.

Je ne te mens pas.

Des souffre-douleurs tarifés et homologués, oui, homologués ! à la taille bien basse, au physique bien disgracieux et fluet ! à l’habitude de tout subir !

Mais ils sont, autre maître-mot ici, « consentants ». Parce que dans leur misère, ils consentent à être maltraités, pour être moins miséreux, eux, et leurs familles peut-être…

C’est atroce maman. Ils se laissent faire. Ils sont deux, deux souffre-douleurs pour deux cents personnes… Au moins tout le monde ne participe pas. Mais de plus en plus de monde participe, puisque désormais c’est permis et que, surtout, ils l’ont voulu. Pire, en les maltraitant on leur donne du travail, on assure leur subsistance : on leur « rend service ».

Ils leur font tout, et ils se laissent faire, et même ils pleurent et ils supplient quand on le leur demande. Le visage en sang, ils versent des larmes tarifées qui dessinent deux rivières boueuses sur leur face couverte de poussière, et au milieu il leur dégouline de la morve et de la bave en torrent, mélangé au reste ça forme des grumeaux sur leurs lèvres et leur menton… et ces regards vides, vidés de tout, sans même une trace d’envie de vengeance. Et il y a un contrat pour ça, signé par ceux à qui vous donnez tant d’argent ! Pour que je devienne médecin ! Médecin, pas tortionnaire ! Et tu les verrais tous, ils sont hideux ! Tous lâches en plus, toujours à suivre en petits rangs leur grand chef, un crétin absolu, papa est très riche et peut-être intelligent, mais lui bête à manger du foin, ou plutôt, bête et méchant à faire manger du foin aux autres, pour « s’amuser ». Toujours à cracher bruyamment par terre, à être insolent avec les enseignants et méprisant avec nous, pour se prendre pour un dur alors qu’il est juste trop fainéant pour bien se tenir, et trop rentable par son père pour être viré. Sa façon de se rebeller c’est de mal se comporter, de se laisser aller, de ne pas faire d’efforts : tu parles d’un aventurier ! Et toute sa petite cour qui le vénère ! Et toi qui m’avais suggéré de chercher un… tu les verrais !

J’ai essayé de les arrêter, de leur dire que tout simplement, c’était mal ! Ils m’ont regardée comme une folle, et m’ont traitée d’attardée, de rabat-joie, de coincée, de « née-vieille », ils m’ont reproché mes préjugés, mon archaïsme, et même mon « mépris pour le travail des autres » ! Et quand je leur ai dit que c’était juste indigne, ils se sont mis à aboyer : « Qui es-tu pour dire que ce qu’ils font, que leur travail est indigne ! En plus ils empêchent du mal, de la souffrance pour des plus fragiles, parce que eux ils savent la supporter. C’est comme un boulanger : il te vend son pain parce que lui il sait le faire, et toi non. C’est comme ça qu’on progresse à Babel, qu’on s’éloigne du monde d’hier, des préjugés, de l’archaïsme : on se spécialise pour être performants. Sinon, on retourne en arrière à l’âge de pierre. »

Et pire encore, maman : ces pauvres choses elles-mêmes sont venues me demander de les « laisser travailler ». Elles étaient outrées, pleines d’aigreur, mais à mon égard ! Elles m’ont reproché de juger leur travail, de les mépriser, depuis mon « confort de privilégiée »… « Aucun choix n’est indigne, et on choisit ce qu’on peut nous, on n’a pas votre chance, alors vous n’avez pas le droit de dire que notre choix est indigne ! »

C’est comme si dans leur esprit, jusque dans leur langue, le problème n’existait tout simplement pas : contrat égale consentement, consentement égale liberté, liberté égale dignité. Si une personne a signé elle est d’accord, et chacun fait ce qu’il veut.

Ils sont fous, maman.

Non, je ne ferai pas comme eux. Ils ne sont pas fous : ils ne sont juste pas comme nous.

Je veux rentrer à la maison.