Seconde lettre sur une affaire d’espionnage

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre Première lettre sur une affaire d’espionnage, dont nous ne saurions trop recommander la lecture à ceux ne l’ayant pas encore fait] 

Chère petite sœur,

C’est incompréhensible. Totalement, réellement, littéralement incompréhensible.

Après des mois passés à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (et sans le moindre doute !), du jour au lendemain ils ont changé d’avis.

Ils sont fous en plus d’être arrogants.

Je n’y comprends toujours rien, mais je vais essayer de t’expliquer ce que j’ai compris de ce qui s’est passé, des faits. En tout cas, de ce qu’on nous a dit.

Moins d’une semaine avant le procès (qui devait être, tu t’en souviens, le moment du spectaculaire pardon de l’espion), nous nous sommes réveillés un matin, et tout avait changé.

Les journaux d’un des grands princes de la Ville (ou d’un groupe, d’une famille, je ne sais pas bien, mais en tout cas d’un camp) ont déversé brutalement des heures et des mètres de reportages sur les horreurs commises par l’Etat qui avait envoyé l’espion, à la fois chez ses voisins et contre sa propre population. Parmi cette cascade de crimes, deux ont particulièrement choqué, et ont occupé pendant des jours les conversations. Dans une des villes de ce pauvre pays, des milliers de corps ont été retrouvés et déterrés dans un terrain vague : preuve des meurtres de masse de la police politique. Et, alors que son armée envahissait un voisin pour piller ses ressources, des soldats de cet Etat criminel sont rentrés dans un hôpital, et ont abandonné sur le sol des milliers de bébés nus, pour les laisser mourir de froid.

Et personne n’a demandé pourquoi nous ne savions pas tout cela avant ! Comment peut-on, avec la puissance de Babel, découvrir du jour au lendemain qu’un pays qu’on pensait gentiment archaïque et inoffensif, presque attendrissant comme un enfant, est en réalité une prison à ciel ouvert quadrillée par une armée sanguinaire et impérialiste ?

La découverte de ces crimes a tout changé à la nature de l’espion.

Il était un simple égaré, un ignorant de naissance, qui sans doute avait pu, en vivant à Babel, découvrir la Vérité, et qui allait donc la choisir sans hésiter : il est maintenant un démon, un agent de cet Etat criminel qui tue des enfants. Et on ne le savait pas avant ! Des mois qu’on en parle, mais il a fallu attendre le dernier moment pour que des journalistes pensent à aller voir le pays dont ils nous rabattent les oreilles depuis des mois !

Même sa mission a changé désormais : et j’ai presque raison !

Ils ne vont pas jusqu’à dire que tout le système dont je te parlais la dernière fois est entièrement mauvais, depuis sa création : d’après les journalistes, puis le tribunal, cet espion a en fait détourné une innovation saine pour en faire un poison oppressif (comme son propre Etat). L’idée de ce système était de mettre les machines au service des hommes, en gravant nos besoins jusque dans le noyau de nos serviteurs mécaniques. Et lui, l’espion, il a tout renversé, et nous a obligés à obéir aux machines : mais c’est le contraire qui était visé !

Bien entendu, on ne lui a finalement pas proposé de pardon, mais pas du tout parce qu’il avait empoisonné une belle invention :  parce qu’il est le serviteur de cet Etat sanglant, et donc un ennemi de l’humanité. Il finira sa vie en prison, interrogé par des experts de science politique et d’histoire chargés d’étudier comment un tel Etat peut apparaître, et donc comment empêcher son apparition, ou, si c’est trop tard, le supprimer avec le plus d’efficacité.

Le système dont je te parlais la dernière fois, lui, sera remis à zéro, et enregistrera seulement les besoins et les désirs, et plus les comportements ou les valeurs : sa seule mission redeviendra de connecter les machines aux besoins de l’homme. Si j’ai bien compris, c’est le même « camp » qui a révélé les crimes de l’Etat inhumain qui sera chargé par le système de gouvernance de réorganiser le système des machines. L’ancienne guilde à la manœuvre, elle, a payé cher son erreur d’avoir employé si longtemps l’espion : en plus d’être privée de son invention, elle doit payer une lourde amende.

L’argent de l’amende servira d’ailleurs à financer l’expédition humanitaire qui va, bientôt, être lancée pour décapiter l’Etat criminel, pour libérer son peuple de ce régime atroce et pour, en plus, soulager ses voisins opprimés. J’ai reconnu dans le journal le directeur de la guilde de pacification chargée de cette expédition : il avait courageusement défendu la remise à zéro du gros système de machines connectées…

Tout s’agite, l’argent vole d’une main à l’autre et j’ai l’impression que nous, nous ne sommes là que pour aboyer dans le sens qu’on nous indique…

Tu n’imagines pas la vitesse et la violence de ce changement d’avis.

Il y a deux semaines, l’administration judiciaire devait rappeler tous les jours que l’espion, une fois pardonné, n’aurait pas besoin de « famille d’accueil » : et pourtant les journaux continuaient de regorger de lettres ouvertes de famille qui se déclaraient prêtes à jour ce rôle. Maintenant, il est le visage du Mal.

Je ne suis même pas contente d’avoir eu presque raison, et surtout de voir Babel admettre qu’elle a été manipulée.

Ils sont capables de tout retourner.

Ils te saturent le crâne, te le bourrent comme on gave de friandises un enfant, pour le calmer. Regarde : ils se sont fait rouler dans la farine pendant des décennies, et l’une de leurs plus grandes innovations a été détournée par l’espion d’un pays criminel et arriéré. Mais, à force de le répéter, tout cela devient : « nous avons démasqué le Mal, et nous irons le combattre jusqu’à sa source, et sauver des innocents ! »

Et ici, tout le monde gobe !

Ils sont assez intelligents pour voir toutes les incohérences de cette affaire, et ils ont assez de mémoire pour remonter à deux semaines, tout de même !

Mais ils ne veulent pas voir. Ils sont babéliens, ils sont le sommet de l’humanité : rien de ce qui peut contredire cette croyance ne sera vu, et s’il faut on oubliera des choses qu’en leur temps, on avait vues.

Je n’en peux plus.

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[NdT : pour lire un témoignage d’une de ces interventions humanitaires lancées par Babel à son apogée, on lira notre Lettre sur une intervention libératrice]

Première lettre sur une affaire d’espionnage

Chère petite sœur,

Enfin un premier répit, depuis mon arrivée. Oh, si tu savais !

Mais pas un mot à nos parents : je ne veux rien leur dire qui pourrait leur donner une raison de croire (ou de faire semblant de croire…) qu’au fond, je me plais ici.

Si tu savais comme il est jouissif de voir cette civilisation si arrogante se retrouver encore plus idiote qu’une poule devant un couteau !

Je te raconte :

Le système de gouvernance avait arrêté (on ne sait quand) un espion étranger, et a décidé il y a quelques mois de rendre publique son arrestation pour lui intenter un procès à grand spectacle. (Il y avait sans doute des raisons diplomatiques à tout cela, mais je les ignore complètement.)

Cet espion était infiltré dans les niveaux les plus élevés de la Ville Haute depuis une vingtaine d’années : il avait fait une très belle carrière dans des domaines technomagiques de pointe, jusqu’à siéger à moins de cinquante ans au conseil restreint de plusieurs grandes guildes. Il vivait donc dans une opulence inimaginable hors de Babel, quel que soit le pays (même s’il était encore bien loin des fastes du Paradis). Cette très haute situation sociale et son instruction irréprochable ne laisse aucun doute, semble-t-il, aux princes de cette Ville, qui ont décidé de lui offrir devant tout Babel (et donc devant le monde entier) un pardon spectaculaire : pardon qu’il ne peut qu’accepter, sous peine d’être expulsé. En effet : comment un être qui n’est ni ignorant, ni aveuglé par la pauvreté, pourrait-il ne pas choisir Babel ?

Toute la Ville jappe, caquète, bêle surtout, et frétille dans l’attente de ce grand moment où sa générosité et sa supériorité retourneront, sans la moindre contrainte, un espion ennemi : elle a tellement raison (n’est-ce pas !) qu’elle n’a besoin que d’être connue pour être choisie.

Depuis l’annonce de ce faux procès et de ce vrai spectacle (mais ici tous les procès sont des spectacles écrits d’avance…), plus personne ne parle d’autre chose. Moi, j’espère : j’espère que, comme moi, cet espion a haï Babel dès son premier jour ici, et qu’il est incapable d’arrêter de la haïr. D’ailleurs, il a depuis longtemps la possibilité, et sans devoir renoncer à sa vie dorée, de renier son pays, qui n’oserait sans doute jamais le frapper une fois la protection de Babel accordée : alors, pourquoi continuer, pendant presque vingt ans ?

Je ne sais pas si c’est la même chose plus haut dans la Ville, mais j’ai vraiment l’impression que la population de Babel, alors qu’elle jacasse du matin au soir sur cette opération d’espionnage, n’a rien compris à ce qu’il s’est vraiment passé. D’ailleurs, je pense que l’espionnage n’est pas le plus important, et que c’est en fait la couverture d’une autre mission.

Voici la version officielle : brillant mathématicien, l’espion a été infiltré dans un premier temps sans but précis, puis il a été envoyé vers une guilde en pointe du développement de réseaux que l’on a inventés peu de temps après son arrivée. Ces réseaux, en reliant de plus en plus d’objets à de gigantesques cerveaux artificiels, doivent permettre à ces grosses machines « intelligentes » de guider les objets auxquels elles sont connectées pour nous faciliter la vie. Et, pour cela, elles utilisent ces objets pour capter le plus d’informations possible sur nous et, grâce à une sorte de réflexion programmée, apprendre à nous connaître (nous, nos désirs, nos besoins, etc.)

Ces gros systèmes sont encore beaucoup trop chers pour le commun des mortels mais, à mon arrivée, ils étaient déjà très utilisés dans le Paradis. Aujourd’hui, presque tous les habitants de la Ville Haute s’en servent, et même dans mon école certains ont des parents qui ont pu les expérimenter.

L’hypothèse la plus commune est que la mission de cet espion était d’utiliser sa position dans la guilde fabriquant la majorité de ces machines pour collecter un maximum d’informations sur les élites de la Ville, en plus du savoir-faire nécessaire à la construction de machines suffisamment puissantes pour traiter une masse de données aussi énorme.

C’est là que ma théorie arrive : je pense que cette mission d’espionnage, qui a bien existé, n’était pas la seule, et n’était pas la plus importante.

Pendant sa carrière ici, on a ajouté de nombreuses fonctions à ce gros réseau d’analyse des comportements : en particulier, une fonction de détection des comportements autorisés, mais pas vraiment alignés avec les valeurs de Babel. Tu commences à connaître leur petite musique : évidemment, rien contre la liberté, oh non ! Seuls les plus gros écarts de conduite ont d’abord été enregistrés, et surtout pas dans le but de sanctionner, seulement de les identifier, dans un simple but de connaissance de la population, et de « transparence de la société vis-à-vis d’elle-même », puisque « une société mature accepte de se regarder en face, et n’a donc rien à se cacher ». Puis, petit à petit, le système a fini par enregistrer de plus en plus de choses, de gestes, de paroles, puis par tout enregistrer, pour cibler le mieux possible la personnalité de chaque individu et pouvoir « éviter les rencontres porteuses de risque intersubjectif » (c’est-à-dire les engueulades), en faisant attention à ce que, par exemple, on ne place pas au restaurant une table d’individus intolérants à côté d’une autre constituée d’individus avancés et particulièrement sensibles. Et après tout, pourquoi vouloir cacher votre personnalité : si vous ne l’aimez pas, vous n’avez qu’à changer !

Je commence à peine (grâce à cette affaire) à comprendre ce système, qui est tellement fait pour cette Ville où l’on calibre tout et où rien ne peut être caché, puisque le but est de rendre tout le monde (et même le monde entier !) parfait. Et, en même temps, cette machine de machines qui surveille tout est mortelle pour Babel : de plus en plus, à mots couverts, on laisse entendre que, « malgré tous ses avantages gigantesques et indéniables », ce système chargé de souligner au stylo rouge chaque petit écart ne peut pas ne pas finir par augmenter le conformisme de la société babélienne. Et quoi de plus mortel qu’un conformisme aussi absolu, aussi organisé, aussi mécanique, pour cette Ville qui ne vit qu’en dépassant chaque jour une nouvelle limite ? C’est un fait : l’innovation ralentit, et ralentit de plus en plus vite. Mes professeurs nous mettent même en garde, presque en tremblant, contre la société rigide du monde d’hier. Mais, si les hautes sphères de la Ville se sont cousues elles-mêmes un corset invisible et indestructible, comment pourrions-nous, à notre niveau, échapper à ce cancer de surveillance si agressif ?

Je crois que la mission de l’espion était de lancer l’idée de la surveillance par le système de machines, qui a été imaginé quelques années après son arrivée, au moment où il était à la fois bien installé, et pas encore remarqué : il a donc pu souffler l’idée, et se la faire « piquer » par un chef ambitieux.

Oui, je crois que c’est cela.

Si j’ai raison, il refusera le pardon, et choisira l’exil, le retour dans son pays « arriéré » : parce qu’il est le mieux placé pour savoir combien Babel est empoisonnée jusque dans son cœur, lui, le préparateur secret de ce poison. Parce qu’on peut être attiré par une jungle violente et luxuriante, mais pas par un marécage figé et stagnant. Qui voudrait de Babel sans l’innovation quotidienne ?

Il ne le fera pas, mais si, en plus de refuser le pardon de Babel, il pouvait lui cracher tout cela à la figure, s’il pouvait lui montrer combien un pauvre attardé du monde d’hier a pu si bien la manipuler…

Je te raconterai.

Lettre sur la fin de la monnaie matérielle

Ma chère petite,

Tu es bien gentille de continuer à prendre de mes nouvelles après toutes ces années, et même ces décennies ! Ici on dirait que c’est têtu et tout à fait injustifié, de s’inquiéter pour quelqu’un qu’on n’a plus vu de trente ans, juste parce que c’est notre sang. Remarque, je ne m’en plains pas !

Je m’en plains encore moins ce mois-ci qui a été assez triste, pour tout te dire. Rien de grave, rassure-toi. Ce n’est même presque rien mais, en même temps, et alors qu’ici j’en ai connu des évolutions, et même des révolutions, le dernier changement en train de parcourir Babel, et qui ce mois-ci est passé par mon quartier, j’ai un peu de mal à le digérer. Je vieillis, sans doute.

Vois-tu, je demande parfois au fils des voisins, un gentil garçon de quinze ans maintenant, de me donner un petit coup de main à la maison, pour les travaux trop lourds pour mes vieux os, mais qui ne valent pas la peine d’appeler un professionnel (monter ou déplacer un meuble, changer une lampe plafonnière, etcétéra). Et, souvent, je lui donnais un petit quelque chose pour lui, quand il avait passé un bon moment à m’aider. Il ne le reconnaîtrait pas à son âge, je pense, mais on a fini par pas mal s’apprécier : de la compagnie pour moi, un peu d’air pour lui car moi je ne l’embête pas avec des questions dont il ne veut pas, et puis un petit quelque chose qu’il a mérité, qu’il ne doit pas à ses parents (et eux sont contents de le voir se bouger un peu, comme on dit chez nous, et puis aussi de ces rapports de voisinage un peu à l’ancienne, même si en bonnes gens de Babel ils ne l’avoueront jamais).

Quand ce qu’il avait à faire le permettait et que je le voyais d’humeur causante, j’apportais mon fauteuil près de lui, et on bavardait. Il a encore une expression maladroite d’adolescent, qui parle trop vite et sans vraiment articuler ; mais il a progressé, à devoir se faire comprendre d’une ancienne comme moi. Il est très curieux, et souvent il a été le premier à me parler d’inventions ou de procès dont je n’entendrais personne d’autre s’inquiéter avec plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

Ce fut lui qui m’apprit l’ouverture de ce procès, intenté au système de gouvernance de la Ville au sujet des pièces et des billets de monnaie. Le fils du plaignant, pauvre enfant, était mort d’une balle perdue, à cause d’un règlement de comptes de trafiquants de je ne sais quoi ; et son père reprochait à la Ville de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir contre ces trafics illégaux, et en particulier de ne pas établir un système de paiement dématérialisé, donc passant par des machines officielles, donc entièrement traçable, et qui rendrait donc impossible toute transaction illégale. D’après mon jeune ami, il était sûr pour tout le monde que le système de gouvernance serait obligé par le tribunal à mettre en place ce système dématérialisé, puis à interdire l’argent liquide (tu comprendras que je ne me suis pas surprise quand on m’a dit que la guilde en pointe des recherches dans la monnaie dématérialisée contribuait généreusement aux frais de procès du père de ce pauvre garçon ; après tout, si ça l’aide à obtenir justice…)

Mon jeune ami était tout à fait emballé : quoi de plus vieillot, dans cette ville si avancée, que cette monnaie matérielle, ce genre de troc à peine civilisé en fait, avec même des pièces, comme dans un pays arriéré. Et ça serait tellement pratique, d’échanger tout son bric-à-brac de pièces et de billets contre un simple émetteur-récepteur, contre une simple boîte plus petite qu’une main. Et puis, c’est vrai que si tout était tracé, on ne voyait pas bien comment les transactions interdites allaient pouvoir continuer. De toutes les manières, un second procès, lancé par une mère qui avait vu son fils attraper une maladie en portant à sa bouche une pièce de monnaie, allait bientôt obliger encore plus le système de gouvernance de Babel à mettre fin à l’argent liquide puisque, d’après toutes les études, en passant de main en main, les pièces et les billets transmettaient une foule de maladies : une raison de plus pour passer à une nouvelle technique, plus sûre et plus avancée.

Comme tu le sais, je suis partie à Babel pour échapper au village, où tout le monde savait tout sur ce que tout le monde faisait. Je n’étais donc pas très partante pour ce nouveau système où le but était de tout tracer, même si c’est sûr que c’est important, de lutter contre ces trafics. Lorsque je parlai à mon jeune ami des risques d’être tous espionnés, il me sourit, et me dit de ne pas m’inquiéter : c’était pour des bonnes raisons, et les bonnes causes entraînent des bonnes conséquences, c’est la simple logique. Son beau sourire, la splendide verdeur de cette foi en l’avenir, la peur aussi d’être une vieille rabat-joie, me firent lui donner raison, et lui sourire moi aussi. Après tout, la vie continue, depuis toujours et quoi qu’il arrive.

Seulement, depuis que ce beau système, si pratique c’est vrai, est installé dans mon quartier, il n’est plus possible pour moi de lui donner son petit argent de poche quand il vient m’aider (remarque, là aussi c’est la simple logique : maintenant que l’argent n’est plus dans nos poches, il n’y a plus d’argent de poche). C’est qu’à présent, pour pouvoir transférer de l’argent, il faut un motif, notamment un contrat (de vente, de location, d’embauche, etcétéra). Et, vu son âge et les normes de notre quartier, je n’ai pas le droit de l’employer. J’ai proposé de faire le contrat au nom d’un de ses parents pour qu’ensuite il lui transmette l’argent (les parents ont droit au transfert d’un certain montant à chaque enfant par jour sans avoir à formuler de motif, en cas de cohabitation certifiée), mais nous avons fini par être d’accord sur le fait que c’était un peu risqué cette histoire de faux contrat, et pour pas grand-chose.

Alors, forcément, j’ai arrêté de l’appeler pour les plus grosses tâches que je lui donnais, et petit à petit, je l’ai de moins en moins appelé. Il a protesté, car ça reste un bon petit gars, je te l’assure, vraiment pas égoïste, surtout vu là où il a grandi ; mais je n’allais pas lui voler des heures et des heures, à son âge où la vie est si belle ! Il vient encore de temps en temps me régler des bricoles mais, depuis qu’on y a pensé sous cet angle, cette histoire de travail illégal (car, du point de vue des normes, c’est ça que je fais : je fais travailler illégalement un enfant) nous met mal à l’aise, ses parents et moi. Ça les gêne surtout eux, d’ailleurs, mais c’est normal : ils ont grandi ici, alors pour eux la norme c’est très important, même si elle change sans arrêt, parce qu’à Babel elle est bien plus présente que dans nos campagnes, où à part pour les crimes et les impôts, la police ne vient jamais fourrer son nez : ici, ils en sont quand même arrivés à créer un système pour suivre infailliblement le moindre petit centime ! On continuera sans doute jusqu’à ce que leur fils soit grand, puisque l’habitude est prise ; mais, aujourd’hui, jamais on ne pourrait la prendre, cette habitude.

J’y songeais l’autre soir, en regardant le soleil se coucher doucement (nous sommes au plein milieu des deux mois de l’année où je peux le voir descendre dans le puits creusé entre le mur d’immeubles infini à ma droite et, bien loin, une gigantesque tour d’acier qui s’en détache, comme un piton rocheux en avant d’une falaise océanique : et je le vois tomber, faiblir lentement, s’engouffrer dans cette mâchoire d’ombre, de métal et de béton armé). Je sens parfois que Babel va mourir, ou, plutôt, tomber dans la folie, et retourner contre elle cette puissance surhumaine qu’elle a accumulée. Le soleil va mourir, lui aussi, et, au dernier moment, il lance un dernier rayon dans l’atmosphère saturée de fumées : et cela forme un drôle d’arc-en-ciel, ocre et taché de suie. Mais cela est beau, et je ne regrette jamais de venir avec mon fauteuil jusque sur le palier, pour profiter du spectacle, seule mais heureuse (je ne peux pas le voir depuis chez moi, puisque toutes mes fenêtres donnent sur le puits d’aération, que l’agence appelle « cour intérieure » même s’il n’y a rien d’autre au sol que quelques mètres carrés de béton couverts de poussière et, surtout, sans porte d’accès ; c’est juste comme une large cheminée, avec une foule de lucarnes, de grilles d’aération, et un peu de lumière).

Il est venu hier soir jeter un œil à mon évier qui fuyait, et l’a réparé lui-même (il s’est dégourdi, à force). Depuis deux ou trois mois, ses épaules ont commencé à s’élargir, ses jambes ont fini de s’allonger : à seize ans, il entame le dernier tournant avant l’âge d’homme. Dans ce monde si incertain, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter de ce qui adviendra de lui, si innocent. Même s’il était un peu gêné, il a bavardé avec moi d’un procès qu’il n’aurait jamais osé mentionner à ses parents : un homme, persuadé que son compagnon ne respectait pas l’obligation de fidélité qu’il lui devait par contrat (au moins cette année-ci), avait demandé l’accès aux données de paiement de ce dernier, pour y chercher d’éventuelles preuves. On lui avait refusé l’accès direct, mais le tribunal avait chargé l’opérateur, sous sa supervision bien entendu, de vérifier s’il n’y avait pas de dépenses suspectes : s’il s’en trouvait, l’accusé devrait s’en expliquer au procès.

J’eus un sourire fin, un vrai sourire de vieille personne : dame ! si dans la Ville de la liberté l’adultère devient impossible, c’est bel et bien que ce monde marche sur la tête.

Je vous embrasse fort, toi et les tiens.

P.S. : Ce qui m’attriste, sans me surprendre vraiment, c’est que les réseaux criminels se sont parfaitement adaptés à la fin de la monnaie liquide, par un mélange de retour aux métaux précieux et d’infiltration du système de paiement dématérialisé.

Première lettre sur l’inclusion des vulnérables

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission : évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier temps, je me suis attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de ce premier rapport, que vous trouverez ci-joint. Mon prochain rapport s’attachera aux vulnérabilités moyennes (par exemple : chômage ou illettrisme). Notez que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités lourdes, la solution, essentiellement technomagique, est venue d’un laboratoire, qui en a naturellement retiré des profits exceptionnels. Ce laboratoire a conçu tout une gamme d’appareils visant à permettre l’inclusion économique : d’une part de ceux qui, vieillissement, maladie ou handicap, en sont empêchés physiquement ; d’autre part de ceux qui, principalement du fait d’un handicap mental, le sont cognitivement.

* * *

Dans le cas de ceux que nous nommerons désormais vulnérables lourds physiques, la solution est assez simple : un exosquelette, ou même une imposante machine, est connectée au cerveau du vulnérable via un réseau de capteurs spécialement enchantés, ce qui permet au vulnérable de travailler normalement en usant de la force mécanique appendicée à son cerveau. Cet appareillage permet par ailleurs une productivité accrue, en réduisant drastiquement la nécessité de pauses dans le travail, voire en la supprimant totalement : se fatiguant très peu grâce à son appendice mécanique, le vulnérable est de plus nourri et drainé directement par ce dernier, qui est relié à tous ses conduits (il s’agissait d’éviter la honte aux incontinents et à ceux incapables de manger proprement, dans un esprit de bienveillance : le gain de productivité fut une heureuse surprise). Suite au constat de ce gain de productivité et d’après nos informateurs, le laboratoire travaillerait désormais à l’extension de ces appareils à tous les travailleurs, afin d’améliorer leur expérience de travail par une multitude de fonctionnalités d’assistance, ainsi que leur productivité journalière.

Muni de ces appendices mécaniques, même un individu intégralement paralysé peut travailler tout aussi bien en bureau qu’à l’usine ou en serre de culture : il n’est plus exclu de l’économie. De plus, il sera le plus souvent affecté en priorité aux tâches pour lesquelles ces appendices mécaniques sont les plus utiles, voire nécessaires : or il se sentira d’autant plus valorisé qu’il sera utile voire nécessaire, augmentant ainsi son bien-être ; tandis que, du point de vue collectif, de nombreux secteurs qui connaissaient de lourdes difficultés de recrutement ont vu ces difficultés largement aplanies, pour le plus grand bénéfice de la collectivité : ces secteurs, notamment la construction, la sidérurgie ou encore les mines implantées à l’étranger, ont pu soit pourvoir des postes structurellement vacants, soit réduire leurs coûts en minorant leurs primes de risque. Ainsi, ont bénéficié de cette innovation tous les secteurs en demande d’emplois trop pénibles physiquement pour être pourvus par une main-d’œuvre non vulnérable (du moins, à prix équivalent). A terme, l’extension des appendices mécaniques aux non vulnérables permettra de réduire encore davantage les difficultés de recrutement et les coûts de primes de risque, et même d’abolir l’archaïque et inefficiente distinction économique entre vulnérables et non vulnérables.

La seule préoccupation tient à la sécurité des vulnérables opérant ces appendices mécaniques, et en particulier les exosquelettes : ces derniers ne sont en effet pas vraiment des protections, mais avant tout des extensions des capacités d’action. Aussi, certains arguent que, placés dans des conditions difficiles voire extrêmes (de température par exemple), et même assistés de ces exosquelettes, les vulnérables physiques lourds restent tout aussi fragiles qu’un non vulnérable dépourvu d’appendice (si ce n’est plus). Des études précisément chiffrées restent à effectuer mais, pour l’instant, il apparaît que le surcroît de risque pour le vulnérable est pour lui un inconvénient plus léger que celui de rester exclus de toute activité.

* * *

Si l’inclusion des vulnérables lourds physiques a été permise par des appendices mécaniques qu’ils pilotent, celle des vulnérables lourds cognitifs est au contraire venue de machines chargées de les guider. Par l’implant de pierres alchimiques magnétisées, placées au bout de longues aiguilles que l’on insère dans le cortex du vulnérable, il est possible de contrôler à distance ses membres, lui donnant ainsi le bonheur d’accomplir des tâches dont jusque-là il se croyait incapable. Le contrôle est effectué par une machine actionnée par un esprit programmé, sous la supervision, bien entendu, d’un être humain (ou moins un pour trente vulnérables connectés). Cette inclusion permet de les employer à nombre de tâches simples où la main de l’homme est demandée, celle de la machine étant encore trop fruste (du moins, à prix équivalent) : opérations chirurgicales simples (surtout vétérinaires, mais aussi en médecine humaine), toilettage des cadavres, abattage des viandes délicates, prostitution non raffinée. Il est ainsi possible de ne pas sous-employer un chirurgien à recoudre quelques points, de massifier l’élevage sans avoir à former le nombre équivalent de vétérinaires, ou de pourvoir à meilleur prix les emplois pour lesquels les non vulnérables demandent des primes de coût psychologique (c’est notamment le cas du nettoyage de cadavres horriblement mutilés, de l’abattage à la chaîne ou encore de la prostitution). En effet, d’après toutes les études publiées sur le sujet, les vulnérables lourds cognitifs ne paient de leur côté aucun coût psychologique, et voient au contraire leur bien-être augmenter à la hauteur de leur inclusion au travail.

De plus, leurs casques de contrôle agissent également sur les zones cérébrales sécrétant des hormones agréables (notamment endorphine et dopamine) : en les stimulant adéquatement au travail, on s’assure que ce dernier fait le bonheur de ceux qui, jusque-là, en étaient exclus. Il va sans dire que des fonds importants ont déjà été investis par nombre de guildes en vue de l’élargissement prévisible de ce système de stimulation hormonale à tous les travailleurs, dont le bien-être comme la productivité s’en trouveront, en toute probabilité, très fortement augmentés.

* * *

Enfin, concernant les deux types de vulnérabilités lourdes évoquées, il reste un bénéfice fondamental à présenter. En plus d’augmenter à la fois le bonheur des vulnérables lourds, désormais inclus, et la productivité globale de la collectivité, l’inclusion de tous dans le travail a rendu non nécessaires tous les systèmes d’indemnisation construits, dans nombre de quartiers, pour ceux que la fatalité biologique avait privés de leur droit au travail. La situation varie selon les quartiers, mais la tendance générale est à la réduction de ces aides, à mesure que le travail devient accessible à tous : et les tribunaux ont uniment autorisé cette évolution, au motif indubitable, dans ces nouvelles conditions, les droits des vulnérables lourds sont mieux garantis qu’auparavant, puisqu’ils ont gagné leur droit au travail que les aides ne faisaient que pauvrement compenser, et qu’ils ont également amélioré le respect de leur droit à ne pas être traités inégalement des autres.

Nul ne doute qu’à terme, plus aucun système d’indemnités indexé sur la vulnérabilité ne subsistera, du handicap au deuil : comme le montreront mes deux prochains rapports, des solutions privilégiant le droit au travail et l’inclusion sur l’indemnisation sont en effet en développement pour tous les types de vulnérabilités.

* * *

Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé « Inclusion économique des vulnérables lourds, bien-être individuel et productivité sociale : le système babélien ».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.