Seconde lettre sur une affaire d’espionnage

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre Première lettre sur une affaire d’espionnage, dont nous ne saurions trop recommander la lecture à ceux ne l’ayant pas encore fait] 

Chère petite sœur,

C’est incompréhensible. Totalement, réellement, littéralement incompréhensible.

Après des mois passés à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (et sans le moindre doute !), du jour au lendemain ils ont changé d’avis.

Ils sont fous en plus d’être arrogants.

Je n’y comprends toujours rien, mais je vais essayer de t’expliquer ce que j’ai compris de ce qui s’est passé, des faits. En tout cas, de ce qu’on nous a dit.

Moins d’une semaine avant le procès (qui devait être, tu t’en souviens, le moment du spectaculaire pardon de l’espion), nous nous sommes réveillés un matin, et tout avait changé.

Les journaux d’un des grands princes de la Ville (ou d’un groupe, d’une famille, je ne sais pas bien, mais en tout cas d’un camp) ont déversé brutalement des heures et des mètres de reportages sur les horreurs commises par l’Etat qui avait envoyé l’espion, à la fois chez ses voisins et contre sa propre population. Parmi cette cascade de crimes, deux ont particulièrement choqué, et ont occupé pendant des jours les conversations. Dans une des villes de ce pauvre pays, des milliers de corps ont été retrouvés et déterrés dans un terrain vague : preuve des meurtres de masse de la police politique. Et, alors que son armée envahissait un voisin pour piller ses ressources, des soldats de cet Etat criminel sont rentrés dans un hôpital, et ont abandonné sur le sol des milliers de bébés nus, pour les laisser mourir de froid.

Et personne n’a demandé pourquoi nous ne savions pas tout cela avant ! Comment peut-on, avec la puissance de Babel, découvrir du jour au lendemain qu’un pays qu’on pensait gentiment archaïque et inoffensif, presque attendrissant comme un enfant, est en réalité une prison à ciel ouvert quadrillée par une armée sanguinaire et impérialiste ?

La découverte de ces crimes a tout changé à la nature de l’espion.

Il était un simple égaré, un ignorant de naissance, qui sans doute avait pu, en vivant à Babel, découvrir la Vérité, et qui allait donc la choisir sans hésiter : il est maintenant un démon, un agent de cet Etat criminel qui tue des enfants. Et on ne le savait pas avant ! Des mois qu’on en parle, mais il a fallu attendre le dernier moment pour que des journalistes pensent à aller voir le pays dont ils nous rabattent les oreilles depuis des mois !

Même sa mission a changé désormais : et j’ai presque raison !

Ils ne vont pas jusqu’à dire que tout le système dont je te parlais la dernière fois est entièrement mauvais, depuis sa création : d’après les journalistes, puis le tribunal, cet espion a en fait détourné une innovation saine pour en faire un poison oppressif (comme son propre Etat). L’idée de ce système était de mettre les machines au service des hommes, en gravant nos besoins jusque dans le noyau de nos serviteurs mécaniques. Et lui, l’espion, il a tout renversé, et nous a obligés à obéir aux machines : mais c’est le contraire qui était visé !

Bien entendu, on ne lui a finalement pas proposé de pardon, mais pas du tout parce qu’il avait empoisonné une belle invention :  parce qu’il est le serviteur de cet Etat sanglant, et donc un ennemi de l’humanité. Il finira sa vie en prison, interrogé par des experts de science politique et d’histoire chargés d’étudier comment un tel Etat peut apparaître, et donc comment empêcher son apparition, ou, si c’est trop tard, le supprimer avec le plus d’efficacité.

Le système dont je te parlais la dernière fois, lui, sera remis à zéro, et enregistrera seulement les besoins et les désirs, et plus les comportements ou les valeurs : sa seule mission redeviendra de connecter les machines aux besoins de l’homme. Si j’ai bien compris, c’est le même « camp » qui a révélé les crimes de l’Etat inhumain qui sera chargé par le système de gouvernance de réorganiser le système des machines. L’ancienne guilde à la manœuvre, elle, a payé cher son erreur d’avoir employé si longtemps l’espion : en plus d’être privée de son invention, elle doit payer une lourde amende.

L’argent de l’amende servira d’ailleurs à financer l’expédition humanitaire qui va, bientôt, être lancée pour décapiter l’Etat criminel, pour libérer son peuple de ce régime atroce et pour, en plus, soulager ses voisins opprimés. J’ai reconnu dans le journal le directeur de la guilde de pacification chargée de cette expédition : il avait courageusement défendu la remise à zéro du gros système de machines connectées…

Tout s’agite, l’argent vole d’une main à l’autre et j’ai l’impression que nous, nous ne sommes là que pour aboyer dans le sens qu’on nous indique…

Tu n’imagines pas la vitesse et la violence de ce changement d’avis.

Il y a deux semaines, l’administration judiciaire devait rappeler tous les jours que l’espion, une fois pardonné, n’aurait pas besoin de « famille d’accueil » : et pourtant les journaux continuaient de regorger de lettres ouvertes de famille qui se déclaraient prêtes à jour ce rôle. Maintenant, il est le visage du Mal.

Je ne suis même pas contente d’avoir eu presque raison, et surtout de voir Babel admettre qu’elle a été manipulée.

Ils sont capables de tout retourner.

Ils te saturent le crâne, te le bourrent comme on gave de friandises un enfant, pour le calmer. Regarde : ils se sont fait rouler dans la farine pendant des décennies, et l’une de leurs plus grandes innovations a été détournée par l’espion d’un pays criminel et arriéré. Mais, à force de le répéter, tout cela devient : « nous avons démasqué le Mal, et nous irons le combattre jusqu’à sa source, et sauver des innocents ! »

Et ici, tout le monde gobe !

Ils sont assez intelligents pour voir toutes les incohérences de cette affaire, et ils ont assez de mémoire pour remonter à deux semaines, tout de même !

Mais ils ne veulent pas voir. Ils sont babéliens, ils sont le sommet de l’humanité : rien de ce qui peut contredire cette croyance ne sera vu, et s’il faut on oubliera des choses qu’en leur temps, on avait vues.

Je n’en peux plus.

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[NdT : pour lire un témoignage d’une de ces interventions humanitaires lancées par Babel à son apogée, on lira notre Lettre sur une intervention libératrice]

Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés

Laissez-moi revenir.

Si tu savais, si vous saviez ce que cette fois ils sont encore allés jusqu’à inventer !

Au moins, il ne s’agit plus de mon école. Nous n’avons d’ailleurs plus nos souffre-douleur tarifés, à la suite des protestations de plusieurs de mes condisciples : d’après eux, ils avaient été éveillés à la souffrance de ces harcelés contractualisés par un reportage largement diffusé. Mais ont-ils réellement suivi ce vent du conformisme qui tournait, ou se sont-ils tout simplement lassés ? Je préfère ne pas y penser.

Il y avait dans une rue pas loin d’ici une petite troupe d’enfants très pauvres, issus sans doute d’un autre quartier, et arrivés à Babel il y bien peu si j’en crois leur grande difficulté à parler la langue d’ici, pourtant si simpliste. Sous la surveillance d’un adulte à l’air peu amène, ils vendent à la sauvette à peu près tout et n’importe quoi… J’essaie de leur acheter de temps à autre une passoire, un fruit ou un bracelet, même si à vrai dire leurs articles sont assez repoussants…

J’ai entendu dire que travail des enfants était interdit dans le quartier jusqu’à ce que, il y a quelques années, on accorde une première exception à cette interdiction, en reconnaissant aux enfants étrangers le droit de travailler à partir de l’âge prescrit dans leur pays d’origine, afin de respecter leurs « rythmes traditionnels » : cela a même créé un nouveau métier, celui « d’homologateur certifié d’origines ». J’imagine que c’est pour cela que tous ces enfants des rues ne sont, de toute évidence, jamais babéliens (du moins, par leur naissance : figure-toi que, à les entendre ici, à la fin des fins, tout le monde est babélien, ou du moins le sera, une fois suffisamment débarrassé de ses préjugés pour s’en rendre compte…pitié, laissez-les-moi, mes préjugés !).

Or, dans cette rue où j’allais, un habitant, un « défenseur des droits » autodéclaré, a fait remarquer que nombre de « rongeurs urbains » et, en particulier, de « rongeurs urbains stigmatisés », autrement dit de rats, étaient privés de passage sûr pour traverser cette voie : aussi, au nom de la liberté de circulation de ces êtres silencieux, opprimés et victimes de préjugés, cette grande âme s’est autoproclamée leur défenseur, et a lancé une action contre le système de gouvernance de la Ville afin de le contraindre à bâtir une « structure urbaine de croisement interespèce ». Autrement dit : un pont à rats enjambant la rue. Et, pour assurer à ses protégés un passage « sans stress », il a demandé l’expulsion des vendeurs à la sauvette, au motif qu’ils attiraient les clients aux abords de l’un des points d’entrée de sa « structure », empêchant ainsi les rats de l’emprunter en toute sérénité à toute heure de la journée… oui, il plaida, ni plus ni moins, qu’en essayant de vivoter, ces gamins étaient en fait en train de « privilégier leurs intérêts économiques sur les droits fondamentaux des rongeurs urbains stigmatisés, au nom de préjugés informulés mais inacceptables ».

Oui, ils vont dégager des enfants pour laisser passer des rats !

Bien sûr, je déteste les voir travailler, accroupis sur ces draps qui, étendus à même le sol, leur servent d’étals. Mais on va les en empêcher non pas parce qu’ils sont des enfants, mais parce qu’il est plus important de laisser passer des rats sans les stresser !

Je te promets que je ne mens pas.

Ils en sont là !

Et je ne peux rien dire.

L’autre jour je discutais au déjeuner avec des camarades de classe. Pas du tout les plus égoïstes ni les plus méchants : ils sont de ceux qui n’ont jamais levé la main, ni même la voix, sur nos souffre-douleur tarifés (sans toutefois oser condamner le principe, toujours au nom de la liberté…)

Même eux, si tu les avais vus…

Ils se réjouissaient qu’enfin, les droits des « animaux non-humanisés » soient reconnus et respectés et que, enfin, après tant d’autres, la barrière artificielle (« artificielle » !) entre l’humain et les autres animaux tombe, soit jetée à bas, et, qu’enfin, comme on combat les préjugés frappant telle population, telle profession ou telle religion, on combatte désormais ceux stigmatisant telle ou telle espèce… Oui maman : fin de l’esclavage et pont aux rats, même combat !

Et je sais ne rien pouvoir dire. Je l’ai encore mieux compris avec cette affaire : ici, il ne sera jamais légitime de préférer, moralement ou légalement, son semblable. Tu ne peux préférer ni ton fils, ni ton voisin, ni ton compatriote, ni le membre de ton espèce : cela serait injuste, et le fruit de préjugés. Mais ne t’inquiète pas pour eux : dans les faits, ils dépensent des sommes folles pour vivre dans le plus parfait des entre-soi, pour ne jamais croiser quelqu’un qu’ils ne veulent pas croiser (enfin, font cela ceux qui en ont les moyens, comme toujours !) La Ville où chacun se doit d’aimer tout le monde à égalité est en même temps celle où fleurissent les rues fermées et les quartiers privatisés. Même chose dans mon propre quartier : ils finiront par interdire la mort-aux-rats, et aménageront leurs maisons à grand frais pour que jamais aucun rat n’y pénètre, sauf en les traversant par un tunnel fermé spécialement aménagé, et qui les fera se sentir si généreux ! Et s’il faut dégager les sorties de leur tunnel à rats privé, il se feront une joie d’expulser des familles entières : ils défendent l’opprimé du moment, alors ils ne peuvent qu’avoir raison !

Je n’avais jamais vu autant de rigidité morale cohabiter avec une telle hypocrisie. Je crois que cela vient de leur manière de, sans arrêt, changer d’angle de vue : rien n’est stable, alors même si les principes le sont, comme ils ne sont jamais appliqués depuis le même point, ni selon le même angle, ni dans la même direction, c’est comme si tout changeait chaque jour. Un courant d’opinion, et en quelques jours la victime sacrée devient bourreau.

Et, sous cette roue infinie qui broie et bâtit sans fin, de pauvres êtres, pas assez vifs pour suivre le rythme, et destinés à donner leur sang pour huiler les rouages de cette machine à labourer les hommes pour, sans cesse, éradiquer leur passé, extirper leurs préjugés, et bâtir un monde nouveau…

Je n’ai juste plus la force.

S’il te plaît.

S’il vous plaît.

Economie adoptive, luttes intraoligarchiques et Etats périphériques (seconde partie)

[note pour le lecteur : ce texte est la seconde partie d’une étude dont la première peut être consultée via ce lien]

II) Guerre juridico-informationnelle et conséquences

La grande offensive lancée contre le monopole de la faction bleue sur le marché de l’adoption importée est intéressante à deux titres: elle illustre les modalités des conflits intraoligarchiques babéliens, mais aussi les conséquences démesurées que peuvent entraîner ces conflits sur les alliés extrababéliens des différents réseaux oligarchiques.

Nous présenterons d’abord la préparation de l’offensive puis son déroulement (A), avant de décrire l’effondrement rapide que causa à Ishtar la chute brutale de son économie adoptive (B), puis de revenir sur la manière dont les factions coalisées recomposèrent à leur profit une nouvelle filière d’importation d’enfants étrangers (C).

A) Refonte des perceptions et armement d’un procès

Selon cet art de la guerre intraoligarchique qui prit forme dès lors que Babel fut entrée dans son âge classique, les autres grandes factions coalisées lancèrent leur attaque dans les deux dimensions les plus favorables à l’offensive : l’opinion, et le tribunal.

Dans un premier temps, et d’une manière particulièrement agile qui mériterait sans doute une monographie, la coalition diffusa sur près d’une année, de manière légère mais par une très grande multiplicité de supports, à la fois la croyance en un redressement alimentaire de l’Etat d’Ishtar, et donc en la fin de la mort de masse d’enfants dans cette contrée, et celle en la douceur toute édénique des orphelins issus d’un lointain pays forestier, paré de toutes les idées babéliennes sur l’innocence naturelle de l’humanité – ce pays a reçu des études babéliennes le nom de Pardès, son nom originel étant lui aussi perdu.

En parallèle de cette préparation cognitive de la réorganisation du secteur de l’adoption importée, fut montée l’offensive juridique dont notre «  Lettre sur le fait accompli  » rappelle le souvenir1. Les factions coalisées retournèrent à leur profit les natifs d’Ishtar vivants à Babel «  en propre  », c’est-à-dire ayant immigré sans avoir été adopté – les orphelins adoptés ayant pour leur part tendance à s’agréger plutôt à la communauté de leur famille d’accueil, en général issue des classes supérieures voire très supérieures, tout en profitant bien entendu de leur aura de rescapé. Ces immigrés ishtarotes autonomes avaient, assez curieusement, exploité la renommée de leur petit pays pour, à partir des récits un peu fantasmés diffusés par la faction bleue, se forger une réputation d’occultistes de salon – la pratique ludique de rites dits traditionnels ayant toujours été une des façons, pour les classes les plus élevées, de pratiquer cette «  consommation ostentatoire  » dont parlait Thorstein Veblen, ou encore cette «  distinction  » dont parlait Pierre Bourdieu  : il s’agissait de montrer que l’on pouvait se permettre les plus exotiques des excentricités. Les individus en question, déjà installés, avaient tout intérêt à voir stopper l’afflux en provenance de leur contrée, afin de garantir leur rareté et, partant, la cherté de leurs services  ; de plus, ils obtinrent en échange de leur concours la préservation par la contre-campagne médiatique visant Ishtar de la réputation de ce pays en matière de science occulte : seule la perception de sa situation alimentaire serait reformatée ; enfin, et surtout, ils n’avaient nullement les moyens d’empêcher pareille opération et, dans ces cas-là, la stricte rationalité commande de participer afin d’obtenir quelque chose de l’inévitable.

C’est donc ainsi qu’eut lieu le procès relaté dans la lettre que nous avons publiée, lancé au moyen d’un citoyen d’Ishtar se plaignant d’avoir vu son enfant adopté sans son consentement – adoption et plainte arrangées, bien évidemment – et conduit en apparence par les Ishtarotes immigrés ; procès dont l’arrêt final posa comme condition à toute adoption la preuve du caractère d’orphelin de l’enfant adopté : plus de 80% des enfants importés depuis Ishtar n’étant pas orphelins, c’était signer la fin de l’adoption importée de masse. L’image du pays dans l’opinion babélienne ayant de plus été reconfigurée, il n’était pas non plus possible de passer à une adoption de luxe, plus réduite, mais mieux rétribuée, et donc toujours rentable. La faction bleue eut l’intelligence de le comprendre immédiatement, et de cesser du jour au lendemain la commande de tout nouvel adopté ; elle comptait sur la déstabilisation profonde de l’État d’Ishtar pour réduire les risques de procès de sa part devant les tribunaux babéliens pour la rupture brutale des contrats de long terme qu’elles avaient signés, et qui fixaient pour dix années un flux d’enfants minimum garanti de part et d’autre.

B) Conséquences sur place  : explosion démographique

Or, du fait de la colossale asymétrie avec Babel, l’économie d’Ishtar s’était rapidement structurée autour de l’élevage et de l’exportation d’enfants vers la Ville Universelle. L’État avait pris un rôle moteur en mettant en place des centres dédiés, et en y rétribuant un nombre important d’hommes et surtout de femmes pour générer un maximum d’enfants à envoyer ensuite à Babel : au moment de la rupture, on estime à plus de 30 000 les femmes employées dans ces établissements d’État et vouées exclusivement à la reproduction pour l’exportation. La fin des contrats avec Babel jeta évidemment ces femmes, ainsi que le millier d’hommes chargés de les féconder, dans la misère ; mais, surtout, elle priva Ishtar d’un afflux massif de la si précieuse devise babélienne.

Or, selon la célèbre mécanique du syndrome hollandais2, l’afflux de devises par le secteur de l’adoption avait, peu à peu, détruit l’économie de production d’Ishtar, le réduisant à la dépendance dans de nombreux domaines vitaux – et, notamment, dans l’alimentation. Aussi, l’ironie tragique de cette affaire est que la fin de la réputation d’Ishtar comme pays de la famine eut lieu au moment même où, l’argent n’étant plus là pour importer des denrées, le tiers de sa population périt de faim en quelques années – le temps pour une agriculture vivrière de se reconstituer, et pour la population de revenir à ses niveaux d’avant l’essor. L’excédent de population né de la prospérité étant encore jeune au moment de l’effondrement, les morts furent en immense majorité des adolescents et des enfants : cruelle ironie, ici aussi.

Au cours des troubles civils occasionnés par la famille, l’élite traditionnelle, complètement prise de court par les événements, finirait piégée dans sa capitale, et massacrée en quasi intégralité – dénouement qui, retirant leurs anciens alliés susceptibles de les attaquer devant les tribunaux, ouvrit la voie à une intervention humanitaire financée et menée par les membres de la faction bleue, qui en profiteraient pour prendre le contrôle presque direct du pays et en faire, à terme, un des greniers à blé de Babel.

C) Second temps  : retournement de l’interdiction et filière en condominium

Pendant ce temps, à Babel, la seconde phase du plan des factions coalisées contre la bleue fut enclenchée, par le lancement du procès dont la «  Lettre sur le fait accompli  » est le récit vu d’en bas : un couple fut poussé à adopter un enfant non orphelin en provenance du Pardès, et à ouvrir eux-mêmes un procès en demandant une indemnisation de grossesse – chose alors encore jamais vue pour une adoption3.

Il était évident dès son édiction qu’à terme, la limite mise à l’adoption à l’étranger serait levée : il avait fallu la coalition de la majorité des oligarques de la Ville pour l’imposer, et eux-mêmes ne pouvaient pas tenir longtemps sur cette ligne qui contredisait à la fois des principes incontestés et des pratiques répandues. Aussi le retournement ne fut-il qu’une formalité, quand bien même l’aplomb du couple ayant servi de prétexte a pu laisser pantois le rédacteur de la lettre que nous avons publiée : il n’est pas plus fantasque que les prétextes diplomatiques qu’on trouve aux guerres longuement préparées.

Aussi, après que le procès eut autorisé à nouveau – et définitivement – l’adoption d’enfants non orphelins (et y compris contre le consentement des parents, au nom de l’égalité de l’enfant), les factions coalisées organisèrent une guilde commune ayant le monopole de l’importation d’orphelins depuis le Pardès, en gardant ostensiblement hors du marché la seule faction bleue : et la correspondance des grands oligarques membres de cette dernière montre qu’ils comprirent parfaitement de quoi il retournait – ils devaient d’ailleurs commencer à ce moment de discuter l’éventualité de l’abandon de leur monopole sur les interventions extérieures, qui était le vrai nœud du problème.

En conclusion, deux conséquences sur le marché de la filiation de la rupture brutale

Nous signalerons seulement ici deux évolutions issues directement de la fin brutale de l’économie de l’adoption à Ishtar, et qui concernent au premier chef le marché de la filiation.

Premièrement, la grande famine consécutive à l’effondrement de son économie d’État adoptive entraînant une grande émigration hors du pays d’Ishtar, dont une part significative prit la route de Babel – que les Ishtarotes savaient la plus ouverte à tout afflux de main-d’œuvre. Des marchands des bas niveaux organisèrent alors un réseau d’adoption illégale depuis la fraction de la Plaine où s’établirent les moins chanceux, et en direction des quartiers tenus par la plèbe qui, pour des raisons encore non identifiées, était particulièrement désireuse de se fournir en enfants issus d’Ishtar.

Secondement, et une génération à peine après l’avoir transformé en grenier à blé, la faction bleue ferait d’Ishtar un des hauts lieux de la première industrialisation de la location d’utérus, redonnant ainsi pour une vingtaine cinquantaine d’années à ce pays un rôle central dans la vaste économie de la filiation organisée par Babel à l’échelle de la Pangée entière.

* * *

1 La vision portée par cette lettre est celle d’un travailleur du bâtiment qui, bien entendu, n’avait absolument pas accès aux informations lui permettant d’identifier les causes réelles du lancement de ce procès – l’information étant à Babel une des ressources les plus coûteuses, elle fait partie des plus inégalement réparties.

2 Nommée ainsi en référence à la situation dans lequel la découverte de gaz naturel dans la Mer du Nord a placé les Pays-Bas, la «  maladie hollandaise  » désigne le mécanisme par lequel un avantage compétitif fort dans un secteur entraîne un afflux de devises étrangères pour acheter le produit compétitif (ressource naturelle notamment), entraînant ainsi une forte appréciation de la monnaie du pays, et par conséquent une baisse de sa compétitivité et donc la destruction progressive du reste de son économie productive – par baisse des exportations autres que celle du produit particulièrement compétitif puis par hausse des importations.

3 Il faut noter que, évidemment, des adoptions d’enfants non orphelins s’étaient poursuivies durant l’interdiction, mais seulement à titre individuel et pour des foyers particulièrement aisés : mais il n’y a avait plus de filière formellement organisée et de grande ampleur.

Economie adoptive, luttes intraoligarchiques et Etats périphériques (première partie)

Cette courte étude a pour objet de montrer, au travers de l’exemple de l’économie de la filiation – et, plus précisément, de l’économie de l’adoption – comment s’articulaient les relations économiques extérieures de Babel avec la compétition oligarchique en son sein. Plus précisément, il s’agit de décrire comment, au vu de l’abyssale asymétrie économique et militaire, de petits pays se sont retrouvés réduits à l’état de pions, et ce non pas dans le cadre de conflits entre grandes puissances mondiales, mais dans celui d’affrontements internes à la seule et unique puissance de l’époque.

La première partie de notre étude décrira la mise en place d’une relation exclusive entre une faction oligarchique babélienne et un Etat périphérique, relation qui par ailleurs accouchera – sans mauvais jeu de mots – de la première filière internationale de masse dans l’histoire du marché de la filiation. Dans notre seconde partie, nous nous pencherons sur la destruction de cette filière par l’ensemble des autres factions oligarchiques, ainsi que sur ses conséquences et ses suites – à Babel et ailleurs.

I )Montée de la faction bleue et création concertée d’un flux d’enfants adoptés

Après avoir décrit la montée de la « faction bleue » (A), nous nous intéresserons à la mise en place par cette dernière de l’économie adoptive dans l’Etat d’Ishtar (B), puis à la croissance forte que connurent très vite les exportations d’enfants de ce pays vers Babel (C).

A) La faction bleue

Le terme de « faction bleue », comme tout nom de « faction », est un outil intellectuel créé dans le cadre de l’étude des rapports de pouvoir à Babel. Cette dernière est en effet gouvernée bien moins par des territoires que par des réseaux : or, tout comme une ville peut se situer à la fois sur le réseau ferroviaire et le réseau routier – et, dans le cadre de ce second réseau, sur les réseaux autoroutier et routier stricto sensu –, un individu ou un groupe peut tout à fait être intégré sans plusieurs réseaux, et c’est même le cas dans l’immense majorité des cas – et c’est d’autant plus le cas, en moyenne, si cet individu a une position sociale élevée.

Le terme de «  factions  » sert à distinguer et à désigner les grands réseaux oligarchiques de pouvoir dont il est possible, sans approximation excessive, de dire qu’ils gouvernent effectivement la ville de Babel, notamment via la tentaculaire table de négociation qu’est le système de gouvernance – qui est comme un réseau connectant ces factions afin de leur permettre, autant que possible, de s’accorder.

La faction bleue est un de ces groupes les mieux étudiés. Elle se forme aux débuts de l’âge classique de Babel – c’est-à-dire après la mise en place et la solidification de l’architecture urbaine, économique et institutionnelle de la Ville –, à la faveur des premières interventions extérieures. Cette faction a en effet pour cœur l’alliance de réseaux rattachés à l’économie militaire (industries d’armement, écoles militaires), économie qui est alors expansion fulgurante du fait de l’adoption par Babel de la doctrine de l’intervention humanitaire1, et d’autres acteurs qui ont choisi de réorienter leur activité afin de profiter des opportunités offertes par l’adoption de cette doctrine : des guildes de construction bien entendu, mais aussi des cabinets d’avocats qui se spécialisèrent alors dans le droit humanitaire (avec notamment des procès intentés par des éléments issus de populations étrangères afin de forcer Babel à lancer une intervention, procès qui assurèrent à la faction bleue de nombreuses interventions et donc de nombreux marchés), des instituts d’analyse qui développèrent tout un savoir opératif de «  construction de la paix  », des agences de communication chargées de défendre l’image de telle ou telle intervention, etc.

Il va sans dire qu’un réseau de cette taille et de cette puissance disposait d’agents dans l’ensemble des secteurs économiques de la Ville ; mais sa cohérence, c’est-à-dire le faisceau d’intérêts autour duquel se groupaient les grands acteurs qui le structuraient, tenait à cette économie générée par les interventions militaires humanitaires.

B) Excédent démographique et avantage comparatif d’image

Alors que la faction bleue était déjà bien structurée et installée dans les sommets de la Ville, il y avait un petit État continental – nommé Ishtar par les historiens, mais dont on ignore le nom originel – qui connaissait une natalité galopante, au point de le maintenir presque constamment au seuil de la révolte, sinon de la guerre civile. Un agent peu connu – soit un officier, soit un prospecteur commercial – rattaché à la faction bleue et présent dans le cadre d’une intervention dans un pays limitrophe d’Ishtar, eu alors l’idée de monter une petite agence d’adoption étrangère – si les problèmes de natalité étaient encore faibles, ils préoccupaient déjà beaucoup, notamment dans les classes les plus supérieures.

L’affaire prit rapidement de l’ampleur, et l’agent en question eut alors l’intelligence de tirer parti d’un réseau personnel de connaissances visiblement étendu pour monter, à crédit, une vaste campagne médiatique : par nombre de productions culturelles et de reportages, il implanta dans les plus hauts quartiers la connaissance de ce petit pays, et y associa l’image d’enfants pauvres et adorables, mourant du manque de nourriture et d’amour. Il avait de plus négocié une exclusivité avec les autorités locales, moyennant des largesses bien entendu, mais aussi l’assurance d’une exportation minimale d’enfants hors de l’État surpeuplé d’Ishtar. Son succès rapide le força rapidement à admettre à son capital nombre d’individus clés de la faction bleue, non sans s’assurer ainsi la richesse à vie.

Et, en cinq années à peine, la faction bleue organisa un flux d’environ 10 000 enfants/an.

C) Le poids croissant de l’économie de l’adoption

Dix ans après que ce niveau de 10 000 enfants importés chaque année eut été atteint, la situation de la faction bleue et l’importance du marché de l’adoption avaient toutes deux subis d’importantes mutations.

Désormais la plus puissante de la Ville, la faction bleue avait vu se concentrer contre elles l’attention de ses rivales – comme souvent en régime oligarchique dès qu’une tête dépasse trop. En particulier, une guerre normative avait commencé de se mener contre les interventions humanitaires – elle ne prendrait fin qu’un demi-siècle plus tard, lorsque la faction bleue finirait par accepter de soumettre ce marché aux mécanismes de répartition et de négociation dans le cadre du système de gouvernance.

Par ailleurs, le marché de l’adoption s’était encore étendu, du fait de la diffusion constante des modes de vie des classes les plus avancées à d’autres (un peu) moins bien loties – et, partant, plus nombreuses. De manière générale, le marché de la filiation fut l’un des plus disputés de l’histoire de la Ville, du fait de sa constante et importante progression d’une part, et de la grande et croissante variété des offres disponibles. On estime que, à l’époque du déclenchement de l’offensive contre la filière d’adoption montée par la faction bleue (dont traitera notre seconde partie), plus de 20 000 enfants étaient importés chaque année à Babel pour être adoptés ; 45% des foyers du Paradis, 25% de ceux de la Ville Haute et 5 à 10% de ceux des dix niveaux supérieurs de la Ville Basse comptaient au moins un enfant adopté2. Du point de vue économique, on estime que la valeur du secteur de l’adoption importée était du même ordre de grandeur que ce que peut représenter celui du luxe dans notre économie.

Or ce marché avait évolué au-delà même des attentes des meneurs de la faction bleue, entraînant une disproportion entre son importance et son niveau de sécurisation : il serait assez logiquement choisi comme point d’attaque privilégié sur cette faction en passe de devenir trop puissante

* * *

1 Pour la description d’une de ces interventions, voir notre Lettre sur une intervention libératrice.

2 Pour une explication rapide de l’organisation socio-spatiale de la Ville, voir notre Courte introduction à la civilisation babélienne ; pour une plongée plus longue, nous nous permettrons de renvoyer au livre que nous avons publié.

Lettre sur un défenseur des droits

Cher frère,

J’espère que de ton côté tout va bien. Pour moi, pour tout te dire, jamais j’avais eu autant l’impression de faire le tapin du démon, de le laisser me souiller jusqu’au fond pour l’or, l’or, cet or qui avachit tout !

Pardon d’attaquer si sombre, mais c’est une vraie sombre horreur qu’on bâtit en ce moment. Une « clinique d’enfantements non-humains », d’abord j’avais cru à un banal hall à vétos : c’est à la mode ici de dire « non-humains » ou « animaux non-humains » pour « animaux ». Alors officiellement c’est parce que l’homme est aussi un animal, mais je me dis que c’est surtout en fait parce que ça lui plaît, de se faire des nœuds à la cervelle, de pondre des floppées de mots pour rien… non, par pour rien, tiens, ça leur plaira à nos amis des animaux  : ces mots vides qu’il invente sans arrêt, ça lui sert surtout à faire le beau, comme un chien !

Dans cette « clinique », les non-humains, c’est plutôt des presque humains, à qui ils ont fait je sais pas quoi qui leur a comme vidé le crâne, arraché la douleur et les sentiments, et les a rendus tout dociles, plus doux encore que l’agneau. C’est tout récent comme invention, l’usine qu’on installe est la deuxième seulement. Oui, une usine : on ne va rien enfanter crois-moi, on va fabriquer. Toute ma vie je me souviendrai de cette semaine où on a installé, dans un couloir long comme une vie sans femme, trois rangées étagées de cuves en verre, couvertes de boutons de commande et de tuyaux, où ils mettront en culture ces pauvres choses, en attendant de les « enfanter », de les arracher à cette machine qui les aura enfantés comme le moule accouche du vase… Ce malaise de quand tout le monde sait qu’on est tous en train de tremper dans le sale, le vaseux, même pas le sanglant ou le bon vieux défendu, vraiment le vaseux, plein de glaires et de bulles crasseuses… On a bien essayé nos blagues de tous les jours pour combler le silence, mais on a fini par plus rien dire et juste accélérer, pour vite être débarrassés… et, surtout, ne pas se demander, ne pas deviner pourquoi ils se donnent la peine de produire ces…

Mais je voulais justement te raconter une de ces histoires qui a réussi à bien nous amuser et que, du coup, on s’est répétée le soir, autant qu’on pouvait. Y’a quand même du bon dans ces procès spectacles.

Un procès fameux, dans un quartier lointain mais qui a passionné toute la Ville. Et il l’aura bien fait gigoter, cette tumeur colossale, cette tripe obèse avachie sur sa montagne, confite dans son or !

Trois fois trois fois rien, au début : un pékin entend dans la rue un autre pékin promettre à son chien un biscuit s’il est sage dans le transport. Trempé de justice comme toi et moi on l’est d’eau après une averse, notre premier pékin, grand défenseur des droits universels, choisit alors de sacrifier du temps à la vérification de que le pauvre opprimaté à quatre pattes ne sera pas trompé, et qu’il aura bien ce que lui a promis son compagnon humain : il reste donc dans le transport, même après son arrêt. Encore un qui a du temps à perdre, et surtout pas besoin de trimer pour manger, penseras-tu : mais attends.

Comme le dernier des mouchards, notre pékin au cœur d’or (c’est le mot) suis donc le chien et son maître et là évidemment, l’humain ne donne pas son biscuit au pauvre toutou, qui a pourtant été sage, oui, plusieurs témoins le certifieront au tribunal, il a été sage, comme une image ! Pire, frangin, pire ! Le pauvre animal non-humain avait tellement souffert déjà, que pour lui c’était naturel, « intériorisé » comme ils disent : il n’a même pas osé réclamer sa récompense !

Alors là, bien sûr, tellement plein d’empathie qu’il en a presque chougné, mais surtout très conscient des droits de tout le monde partout et tout le temps, notre défenseur décide illico de prendre des contacts parmi les témoins de la terrible opprimation (témoins qu’il promet de payer bien sûr, non, pardon, d’ « indemniser », maître mot !), puis d’aller voir un avocat, pour rétablir la justice.

De quoi se mêle-t-il me diras-tu : mais du droit universel ! Car après tout, la promesse au chien était un contrat  : « si t’es sage t’auras un nonosse », c’est comme « si tu répares ma cuisine, je te paye » ! Parce que les chiens, tous les non-humains souffrent, on le sait, et donc il sont nos égaux, alors il faut respecter nos contrats avec eux, aussi. Grand principe ici, la souffrance qui anoblit !

Mais tu me diras qu’il peut pas porter plainte le caniche, et tu as raison. Mais beaucoup de fous ou de comateux peuvent pas vraiment non plus : alors c’est souvent leur famille qui s’en occupe mais, en fait, tout le monde peut les défendre, puisque le droit est universel. A Babel, n’importe quel pékin qui voit un type sans défense se faire emmerder, a le droit de porter plainte au nom de l’opprimaté. Oui, si je vois une brute tambarder un attardé, je peux illico me déclarer défenseur et allez poursuivre le bourreau au nom de la victime, et même sans lui dire pour empêcher qu’on la menace. Et je peux même le faire si j’ai juste entendu une insulte, une « violence verbale », et si elle est gratinée, pas besoin que la victime soit là pour l’entendre, qu’elle se soit faite insulter en face : ce qui compte, c’est sa dignité. (Y’a d’ailleurs des disputes cocasses quand on a plusieurs défenseurs pour la même victime et même pour la même violation de ses droits, mais c’est une autre histoire). Bref, pour les chiens, rien de différent : ils souffrent donc il faut les défendre, et comme ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes, hé bien n’importe qui le peut.

C’est beau et logique, alors, que demande le peuple ?

Et en plus, c’est gratuit ! Parce que les défenseurs des droits d’autrui, vois-tu, ne sont même pas payés ! Chapeaux les gars ! Ils sont juste indemnisés, pour leur temps perdu. C’est tout. Une indemnité… proportionnelle à ce que doit raquer le bourreau une fois condamné, pour, vois-tu, faire contribuer l’opprimaté « à hauteur de ses moyens » : pas du tout pour rémunérer le défenseur au résultat ! Je t’avais dit : « indemnité », maître mot !

C’est vrai beau.

Et vois-tu, notre défenseur du jour était vraiment très, très serviable, tout le temps, et donc très expert (on dira qu’à force de sauver les gens, il était devenu secouriste). Il ne faisait d’ailleurs que ça de sa vie, défendre les droits des autres, et même, dans son cas, les droits des bêtes seulement (pardon, des animaux non-humains) : alors heureusement qu’il les avait ses indemnités, sinon de quoi il vivrait ? La générosité, ça nourrit pas son homme ! Sauf à Babel : alors, vivent les indemnités !

Ils sont un essaim de plus en plus nombreux, à rôder dans les quartiers moyens pour « constater des violations des droits », et barboter le pauvre type qui fait le pas de travers au mauvais endroit, au mauvais moment (dans les quartiers moyens, parce que plus haut tout le monde est farci d’avocats, et plus bas les pénalités sont trop basses pour « couvrir les frais »).

Et autant te dire que le pauvre pékin qui a oublié de donner le susucre, ça lui a coûté cher. Grosse pénalité, et pas juste pour rupture de contrat, mais pour en plus atteinte à la dignité ! Parce que Babel sait bien qu’il a fait ça par préjugé, et que ça n’a rien à voir avec essayer de pas payer son plombier : et quand on combat un préjugé il faut taper encore plus fort, on est plus dans la réparation, on est dans la rééducation ! On lui a même enlevé son chien, comme on enlève un enfant à ses parents qui le tambardent, ou dans certains quartiers qui ne lui donnent pas de petit frère, et on l’a placé dans des refuges pour « animaux non-humains maltraités ». Je te parie un bras qu’ils doivent mettre des billets pour aider aux procès ces refuges, c’est comme ça, ici tout se tient et va dans le même sens.

Et puis côté réputation, vu comment l’histoire a émoustillé les journaleux, là aussi il a pris cher, et encore, heureusement qu’il a une chance d’être lavé par notre oubli, avec tous ces procès qui s’enchaînent et s’enchaînent. Mais en attendant, s’il a pas de réserves, un petit exil risque de s’imposer pour lui, parce que bonjour pour trouver du boulot quand y’a écrit « opprimateur » sur ta face. Même pas la faute des patrons : il suffit qu’un journaleux en rade passe devant chez vous et capte votre employé opprimateur pas oublié, et vous êtes bon pour un torrent de boue et de glaviots, qui attirera la meute de rats en recherche de procès que vous perdrez, parce que tout le monde vous hait !

Remarque bien le raffinement frangin, regarde ce que c’est, la civilisation : on n’attend plus un moment de faiblesse pour te dépouiller à coups de latte, on attend une erreur pour te détrousser à coup de procès. C’est moins violent, moins salissant, et puis ça génère tellement de boulot ! C’est ça le progrès : pour régler les problèmes, on passe des bagarres à un contre un aux procès à dix contre dix en moyenne, et encore, sans compter les arbitres, le personnel du tribunal, les journaleux qui blablatent, les intéressés extérieurs qui viennent miser leur billet, etcétéra : tellement de boulot à partir de rien, et pour la justice, si c’est pas tout beau !

Alors, tu comprends, le temps de finir, je suis de plus en plus discret, on ne sait jamais. C’est aussi pour ça qu’on ne dit rien sur ces pauvres choses qu’on va produire, dans cette usine de malheur, sur ces « non humains » : il suffit de lâcher la mauvaise pensée devant un indigné indemnisé, par exemple quand je te dis que c’est des « pauvres choses », et voilà le procès arrivé car après tout, eux aussi on le droit d’être défendus dans leur dignité, etcétéra.

D’ailleurs cet indigné pourrait être un mercenaire de l’usine, ou de qui sait qui d’autre ! C’est si commode, de pouvoir agir au nom d’êtres qui ne peuvent rien dire. De vrais béliers de siège, maniables, dociles, silencieux.

Mais enfin, comme disait maman, on peut rien y faire, alors mieux vaut en rire qu’en pleurer.

Et dans quelques mois, j’en aurai fini.

Lettre sur les ratios, et les prix culturels

Chère cousine,

Toi que divertissent au plus haut point les curiosités juridiques de Babel, j’ai pensé que la grande affaire du moment pouvait t’amuser.

Il y a un an et demi de cela, la presse traversait une disette des plus inhabituelles : sa débauche vitale de commentaires n’avait été alimentée, en près de trois mois, d’aucune nouveauté ; l’on n’avait plus connu cela de mémoire d’enfant. Aussi, le jour même où avait paru la série d’études à l’origine de ce dont je vais t’offrir de te divertir, et à peine perçue en elle une éventualité de comestibilité, les rédactions rameutèrent tous leurs limiers qui, errants jusque-là, désœuvrés, de casinos en cabarets, et rappelés soudainement tels des spectres ou des possédés, se ruèrent sur la nouvelle fraîche dans une curée infernale – avec au cœur la rage d’espoir qui saisit le naufragé à la vue d’un rivage. Etrangement, si ce « réveil du débat » obséda tout le monde à l’époque, au point que les premières semaines de l’affaire furent émaillées de débats consacrés à leur propre retour inespéré, ce facteur décisif du retentissement de ces enquêtes est désormais comme oublié.

Une fois les choses rentrées dans l’ordre et le centre de la scène cognitive babélienne reconquis par ses maîtres, l’on finit par s’attacher à la série d’études en question, fameuses depuis, et commandées pour mettre en relief l’inégale représentation, sur la scène culturelle, des différentes teintes de cheveux. A la suite de semaines entières secouées par cette unique ruée, un quartier de la Ville décida de mettre en place des ratios à respecter pour qui voudrait concourir à quelque prix culturel que ce fût – si du moins il était décerné à l’intérieur des limites de ce quartier.

Pris dans l’enthousiasme allègre fort naturel à tout commencement, l’on partagea simplement le monde en bruns, châtains, blonds et roux, et décréta que toute production, pour être récompensée, devrait avoir au moins vingt pour cent de ses personnages appartenant à chaque catégorie – les vingt pour cent restants demeurant à la libre disposition du créateur. On s’aperçut bien vite que l’on avait omis les cheveux blancs – ce qui, au vu du nombre et de la richesse qu’ils représentent, aurait pu terminer en de sanglants procès. Rectifier les parts à cinq ratios de 17,5%, auxquels s’ajoutaient 12,5% à la discrétion du créateur, fit déjà grincer les dents des catégories lésées, qui laissèrent entendre que certains ratios ne correspondaient pas à ceux observés dans la population réelle, qu’il s’agissait justement de représenter ; mais, chacun des lésés sachant pertinemment que le grand vainqueur aurait été le ratio des cheveux blancs, et personne n’ayant encore préparé en amont d’offensive médiatico-statistique, les choses en restèrent là.

Cependant, quelques mois plus tard, la première cérémonie de remise de prix « égalitaire » à peine terminée (elle était consacrée aux jeux dématérialisés), et les acteurs culturels s’étant groupés et organisés sur cette base si incongrue de la teinte de leur chevelure, les premières escarmouches éclatèrent, bien qu’au fond je crois que personne n’avait à y gagner : mais sur les champs de batailles, dans les bourses, sur les tribunaux ou dans les journaux, il semble que jamais l’homme ne pût résister à l’appât du combat – et tu sais combien ici l’on aime le combat indirect, peut-être veule, mais peut-être civilisé, par porte-monnaie, opinion publique ou tribunal interposés. Chaque faction suivit le même plan de bataille : d’une part, payer des experts et relayer des indignés pour fracturer les catégories adverses, au nom de la diversité qu’elles masqueraient violemment, sous leurs dénominations trop vastes pour avoir le moindre sens (les roux opprimant en les annexant, par exemple, les blonds vénitiens) ; d’autre part, diligenter force études visant à évaluer au plus haut son propre poids dans la population, afin d’augmenter son ratio. Cette double guerre de fragmentation des catégories et de répartition des ratios aboutit sur une paix qui n’était qu’une trêve : chaque année aurait lieu un recensement spécifique, chargé de déterminer à la fois les catégories et les ratios en vigueur pour tous les prix de l’année – le créateur voyant, quant à lui, sa part garantie à 3% : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui la « règle des 3% ».

Le recensement devant être effectué par un institut unique à la suite d’un appel d’offres fort lâche dans ses termes, je dois dire que, pour simplifier, l’on nage à ce sujet dans la pure corruption normalisée : les instituts arrosent les acteurs culturels pour obtenir le marché, puis le vainqueur du marché est arrosé par ces mêmes acteurs – groupés en factions-teintes de cheveux à l’existence et aux frontières labiles et négociables – pour obtenir le meilleur ratio possible ; l’on est plus proche d’une nouvelle sorte de jeu de mises que de toute considération morale – sans même parler d’art. Au moins, l’argent circule.

Pour te donner un exemple : la première année où s’appliquèrent ces nouvelles règles, il fallait que chaque production comptât parmi ses personnages (si, du moins, l’on souhaitait prétendre à un prix dans ce quartier), environ (c’est-à-dire, avec une marge de 0,5% en deçà et en sus de la norme, et exception faite des personnages inscrits aux 3% du créateur) 10,1% de chevelures noires, 6,1% de châtaines, 6,8% d’auburn, 8,8% de rousses, 5,9% de blondes vénitiennes, 6,8% de blondes, 12,8% de poivre-et-sel, de 35,9% de blanches, et enfin de 3,8% d’inexistantes – de chauves.

Tout se passa bien, pendant près de deux trimestres, même si l’on annonçait déjà une violente bataille lors du prochain recensement, tant pour la redéfinition des catégories qu’autour de la nouvelle répartition des ratios ; mais nous n’y arrivâmes même pas : à la suite d’une remise de prix pour enregistrements visuels publicitaires projetés sur écran public, l’un des acteurs apparaissant dans une « œuvre » éconduite porta réclamation, demandant vérification des ratios du lauréat. Etonné mais sûr de lui, le créateur gagnant fournit la liste de ses acteurs, leur classement par teinte, le compte final, et les ratios respectifs. Mais il avait oublié l’un des moteurs de l’innovation normative à Babel : la contestation des définitions ; car, avec une tranquillité et un aplomb marmoréens, le plaignant affirma que l’un des acteurs désignés comme auburn ne l’était pas : il était châtain, ce qui mettait l’œuvre hors des clous clairement spécifiés de la représentativité.

Immense embarras : dans l’enthousiasme du progrès, et malgré le formidable coup de semonce qu’avait été la guerre acharnée des ratios, l’on n’avait pas imaginé une contestation de ce genre – sauf parmi ceux qui y avaient intérêt : il semble bel et bien que seul ce dernier nous pousse au comble de notre lucidité. L’organisation du prix, penaude, serait d’ailleurs violemment conspuée pour avoir cédé à ce comble de l’arriération mentale qu’est la croyance en l’évidence des catégories – et, tu le comprends, elle paya d’autant plus cher cette illusion qu’elle la payait pour tout le monde, qui l’avait eue.

Nous en sommes donc là, à devoir décider comment certifier qu’un individu est auburn et non châtain – ou l’inverse, c’est selon. L’attrait intellectuel de cette affaire est qu’elle place Babel face à l’une des tâches qui lui sont le plus ardues, quand bien même elle doit si souvent s’y plier : assigner à un individu, explicitement et décidément, une catégorie.

Elle dispose dans ces cas-là de pas moins de trois réponses – si du moins j’en crois mes quelques années d’une observation désintéressée mais intriguée.

Soit, suivant sa foi en l’autodétermination de chacun, elle permet à tout individu de définir librement sa teinte de cheveux. Car, après tout, et comme le montre cette contestation : quoi de plus subjectif que la « teinte de cheveux » ? Mais, à terme, cela détruirait le système des ratios, chacun pouvant changer de catégorie jusqu’au jour des remises de prix, voire même s’en créer une ; et l’on a trop investi.

Soit, elle estimera qu’il s’agit d’une classification artificielle, imposée par la société : or, c’est précisément son regard qui importe, puisque c’est elle que l’on veut éduquer par l’œuvre égalitaire. On réalisera donc une vaste cartographie des perceptions afin de déterminer, chaque année, quelles teintes la société invente dans le continuum neutre de la couleur de nos cheveux, et à quelles parties précises du spectre ces teintes artificiellement découpées correspondent chacune : en attendant la guérison de ces préjugés, l’on pourra du moins s’assurer qu’aucun de ces groupes arbitraires n’est injustement traité. Nul doute que les instituts d’enquête pousseront dans ce sens.

Enfin, un laboratoire médical a rajouté son grain de sel en proposant une classification objective, neutre et scientifique – par la mesure de la concentration de phéomélanine et d’eumélanine (noire comme brune) dans le cheveu. D’après la rumeur, ils auraient récupéré cette idée d’un pays lointain, qui avait instauré il y a quelques décennies un régime de stricte hiérarchisation biologique : les manuels seraient ainsi déjà tout prêts pour la classification des cheveux – en attendant, qui sait, le reste.

De ces trois options philosophiques – nées de ce qu’à Babel, ce que l’on nomme « vérité » est tour à tour individuel, social ou scientifique –, la dynamique des intérêts élimine la première d’emblée ; il reste à voir si le laboratoire saura lever assez de fonds pour contrecarrer le poids des instituts d’enquête, déjà lancés dans une campagne médiatique effrénée.

Quant à moi, je suis on ne peut plus indifférente à cette querelle. Ici, la « culture » n’a rien de ce qu’elle est chez nous : il ne s’agit pas de s’élever, de cultiver son esprit et son caractère comme on peut le faire d’un chêne, des blés ou d’un enfant, ni de ressentir en son être les émotions, les déceptions, les rêves d’autrui, mais plutôt de se divertir, de « passer le temps » ; ainsi, la vertu ultime d’un « livre » est ici de simplement donner l’envie d’en tourner la page – là où les belles choses ne sauraient que nous faire regretter d’approcher du moment où il nous les faudra quitter. Pour ce qui est de la probable diffusion, à long terme, de la logique du ratio à toute la société, et en admettant qu’elle ait lieu de mon vivant – car, si le sens du courant est inflexible à Babel, les méandres sont, eux, imprévisibles –, j’avoue ne pas arriver non plus à m’y intéresser, car cette logique m’est également étrangère : je suppose que je m’adapterai, comme pour le reste. L’on s’adapte toujours.

Lettre sur la fin de la monnaie matérielle

Ma chère petite,

Tu es bien gentille de continuer à prendre de mes nouvelles après toutes ces années, et même ces décennies ! Ici on dirait que c’est têtu et tout à fait injustifié, de s’inquiéter pour quelqu’un qu’on n’a plus vu de trente ans, juste parce que c’est notre sang. Remarque, je ne m’en plains pas !

Je m’en plains encore moins ce mois-ci qui a été assez triste, pour tout te dire. Rien de grave, rassure-toi. Ce n’est même presque rien mais, en même temps, et alors qu’ici j’en ai connu des évolutions, et même des révolutions, le dernier changement en train de parcourir Babel, et qui ce mois-ci est passé par mon quartier, j’ai un peu de mal à le digérer. Je vieillis, sans doute.

Vois-tu, je demande parfois au fils des voisins, un gentil garçon de quinze ans maintenant, de me donner un petit coup de main à la maison, pour les travaux trop lourds pour mes vieux os, mais qui ne valent pas la peine d’appeler un professionnel (monter ou déplacer un meuble, changer une lampe plafonnière, etcétéra). Et, souvent, je lui donnais un petit quelque chose pour lui, quand il avait passé un bon moment à m’aider. Il ne le reconnaîtrait pas à son âge, je pense, mais on a fini par pas mal s’apprécier : de la compagnie pour moi, un peu d’air pour lui car moi je ne l’embête pas avec des questions dont il ne veut pas, et puis un petit quelque chose qu’il a mérité, qu’il ne doit pas à ses parents (et eux sont contents de le voir se bouger un peu, comme on dit chez nous, et puis aussi de ces rapports de voisinage un peu à l’ancienne, même si en bonnes gens de Babel ils ne l’avoueront jamais).

Quand ce qu’il avait à faire le permettait et que je le voyais d’humeur causante, j’apportais mon fauteuil près de lui, et on bavardait. Il a encore une expression maladroite d’adolescent, qui parle trop vite et sans vraiment articuler ; mais il a progressé, à devoir se faire comprendre d’une ancienne comme moi. Il est très curieux, et souvent il a été le premier à me parler d’inventions ou de procès dont je n’entendrais personne d’autre s’inquiéter avec plusieurs jours, et même plusieurs semaines.

Ce fut lui qui m’apprit l’ouverture de ce procès, intenté au système de gouvernance de la Ville au sujet des pièces et des billets de monnaie. Le fils du plaignant, pauvre enfant, était mort d’une balle perdue, à cause d’un règlement de comptes de trafiquants de je ne sais quoi ; et son père reprochait à la Ville de ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir contre ces trafics illégaux, et en particulier de ne pas établir un système de paiement dématérialisé, donc passant par des machines officielles, donc entièrement traçable, et qui rendrait donc impossible toute transaction illégale. D’après mon jeune ami, il était sûr pour tout le monde que le système de gouvernance serait obligé par le tribunal à mettre en place ce système dématérialisé, puis à interdire l’argent liquide (tu comprendras que je ne me suis pas surprise quand on m’a dit que la guilde en pointe des recherches dans la monnaie dématérialisée contribuait généreusement aux frais de procès du père de ce pauvre garçon ; après tout, si ça l’aide à obtenir justice…)

Mon jeune ami était tout à fait emballé : quoi de plus vieillot, dans cette ville si avancée, que cette monnaie matérielle, ce genre de troc à peine civilisé en fait, avec même des pièces, comme dans un pays arriéré. Et ça serait tellement pratique, d’échanger tout son bric-à-brac de pièces et de billets contre un simple émetteur-récepteur, contre une simple boîte plus petite qu’une main. Et puis, c’est vrai que si tout était tracé, on ne voyait pas bien comment les transactions interdites allaient pouvoir continuer. De toutes les manières, un second procès, lancé par une mère qui avait vu son fils attraper une maladie en portant à sa bouche une pièce de monnaie, allait bientôt obliger encore plus le système de gouvernance de Babel à mettre fin à l’argent liquide puisque, d’après toutes les études, en passant de main en main, les pièces et les billets transmettaient une foule de maladies : une raison de plus pour passer à une nouvelle technique, plus sûre et plus avancée.

Comme tu le sais, je suis partie à Babel pour échapper au village, où tout le monde savait tout sur ce que tout le monde faisait. Je n’étais donc pas très partante pour ce nouveau système où le but était de tout tracer, même si c’est sûr que c’est important, de lutter contre ces trafics. Lorsque je parlai à mon jeune ami des risques d’être tous espionnés, il me sourit, et me dit de ne pas m’inquiéter : c’était pour des bonnes raisons, et les bonnes causes entraînent des bonnes conséquences, c’est la simple logique. Son beau sourire, la splendide verdeur de cette foi en l’avenir, la peur aussi d’être une vieille rabat-joie, me firent lui donner raison, et lui sourire moi aussi. Après tout, la vie continue, depuis toujours et quoi qu’il arrive.

Seulement, depuis que ce beau système, si pratique c’est vrai, est installé dans mon quartier, il n’est plus possible pour moi de lui donner son petit argent de poche quand il vient m’aider (remarque, là aussi c’est la simple logique : maintenant que l’argent n’est plus dans nos poches, il n’y a plus d’argent de poche). C’est qu’à présent, pour pouvoir transférer de l’argent, il faut un motif, notamment un contrat (de vente, de location, d’embauche, etcétéra). Et, vu son âge et les normes de notre quartier, je n’ai pas le droit de l’employer. J’ai proposé de faire le contrat au nom d’un de ses parents pour qu’ensuite il lui transmette l’argent (les parents ont droit au transfert d’un certain montant à chaque enfant par jour sans avoir à formuler de motif, en cas de cohabitation certifiée), mais nous avons fini par être d’accord sur le fait que c’était un peu risqué cette histoire de faux contrat, et pour pas grand-chose.

Alors, forcément, j’ai arrêté de l’appeler pour les plus grosses tâches que je lui donnais, et petit à petit, je l’ai de moins en moins appelé. Il a protesté, car ça reste un bon petit gars, je te l’assure, vraiment pas égoïste, surtout vu là où il a grandi ; mais je n’allais pas lui voler des heures et des heures, à son âge où la vie est si belle ! Il vient encore de temps en temps me régler des bricoles mais, depuis qu’on y a pensé sous cet angle, cette histoire de travail illégal (car, du point de vue des normes, c’est ça que je fais : je fais travailler illégalement un enfant) nous met mal à l’aise, ses parents et moi. Ça les gêne surtout eux, d’ailleurs, mais c’est normal : ils ont grandi ici, alors pour eux la norme c’est très important, même si elle change sans arrêt, parce qu’à Babel elle est bien plus présente que dans nos campagnes, où à part pour les crimes et les impôts, la police ne vient jamais fourrer son nez : ici, ils en sont quand même arrivés à créer un système pour suivre infailliblement le moindre petit centime ! On continuera sans doute jusqu’à ce que leur fils soit grand, puisque l’habitude est prise ; mais, aujourd’hui, jamais on ne pourrait la prendre, cette habitude.

J’y songeais l’autre soir, en regardant le soleil se coucher doucement (nous sommes au plein milieu des deux mois de l’année où je peux le voir descendre dans le puits creusé entre le mur d’immeubles infini à ma droite et, bien loin, une gigantesque tour d’acier qui s’en détache, comme un piton rocheux en avant d’une falaise océanique : et je le vois tomber, faiblir lentement, s’engouffrer dans cette mâchoire d’ombre, de métal et de béton armé). Je sens parfois que Babel va mourir, ou, plutôt, tomber dans la folie, et retourner contre elle cette puissance surhumaine qu’elle a accumulée. Le soleil va mourir, lui aussi, et, au dernier moment, il lance un dernier rayon dans l’atmosphère saturée de fumées : et cela forme un drôle d’arc-en-ciel, ocre et taché de suie. Mais cela est beau, et je ne regrette jamais de venir avec mon fauteuil jusque sur le palier, pour profiter du spectacle, seule mais heureuse (je ne peux pas le voir depuis chez moi, puisque toutes mes fenêtres donnent sur le puits d’aération, que l’agence appelle « cour intérieure » même s’il n’y a rien d’autre au sol que quelques mètres carrés de béton couverts de poussière et, surtout, sans porte d’accès ; c’est juste comme une large cheminée, avec une foule de lucarnes, de grilles d’aération, et un peu de lumière).

Il est venu hier soir jeter un œil à mon évier qui fuyait, et l’a réparé lui-même (il s’est dégourdi, à force). Depuis deux ou trois mois, ses épaules ont commencé à s’élargir, ses jambes ont fini de s’allonger : à seize ans, il entame le dernier tournant avant l’âge d’homme. Dans ce monde si incertain, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter de ce qui adviendra de lui, si innocent. Même s’il était un peu gêné, il a bavardé avec moi d’un procès qu’il n’aurait jamais osé mentionner à ses parents : un homme, persuadé que son compagnon ne respectait pas l’obligation de fidélité qu’il lui devait par contrat (au moins cette année-ci), avait demandé l’accès aux données de paiement de ce dernier, pour y chercher d’éventuelles preuves. On lui avait refusé l’accès direct, mais le tribunal avait chargé l’opérateur, sous sa supervision bien entendu, de vérifier s’il n’y avait pas de dépenses suspectes : s’il s’en trouvait, l’accusé devrait s’en expliquer au procès.

J’eus un sourire fin, un vrai sourire de vieille personne : dame ! si dans la Ville de la liberté l’adultère devient impossible, c’est bel et bien que ce monde marche sur la tête.

Je vous embrasse fort, toi et les tiens.

P.S. : Ce qui m’attriste, sans me surprendre vraiment, c’est que les réseaux criminels se sont parfaitement adaptés à la fin de la monnaie liquide, par un mélange de retour aux métaux précieux et d’infiltration du système de paiement dématérialisé.

Lettre sur la force du fait accompli

Cher frère,

J’espère que par chez nous tout va bien. Ici le chantier est presque terminé, dans trois-quatre semaines je vais devoir décider de rester ou de ramasser mes billes et rentrer. J’ai déjà ma place assurée sur le prochain d’après le contremaître (une clinique d’enfantements non-humains dernier cri, ça devrait payer gras). Dis-moi où on en est niveau finances, que je sache quoi dire quand on me demandera.

Un bien joli barnum ce chantier, surtout une fois qu’on sait pourquoi diable on s’envoie tout ça. Après je suis payé, rien à redire, mais enfin, sacré foin pour trois fois rien. Planté à plein flanc de falaise, enfin à flanc d’immeuble, d’ailleurs ça a dû coûter cher d’indemniser les propriétaires des fenêtres donnant sur le dehors de la Ville (un grand luxe). Perchée donc là notre serre, sur un nid de colossaux madriers en acier, si géant que de loin les poutres larges d’un mètre sont dans ce bazar de métal comme les simples brindilles d’une cahute de moineau. Dessus ce gros roncier de fer, une grande dalle, assez pour un petit village, avec autour des murs de verre aux colombages de métal, très hauts, qui se courbent passés les cent mètres pour se recoller à la Ville qui a retrouvé sa pente après la portion de falaise. Et dans ce gros ver carré vitré, collé contre la ville-montagne, tous les cinq mètres un sol organique reconstitué, avec greffés dessus encore plus de tuyaux que ce qu’on peut avoir d’intestins et de boyaux. Et tout ça pour, accroche-toi bien, de la patate des Mascareignes. Un spécimen très tendre, et surtout bleu, donc très pratique pour composer les jolies assiettes des restaus comme il faut. Je sais pas bien qui en mange, personne sûrement en dessous de la Ville Haute et des quelques niveaux juste avant. Mais ça en fait déjà du monde, dans cette ville peuplée comme vingt pays, surtout que c’est pour ceux qui payent pas que pour avoir, mais aussi pour montrer qu’ils ont. Enfin. Et tu t’imagines même pas les canalisations qu’il a fallu s’envoyer : c’est qu’il faut chauffer fort tout le morceau pour que les duchesses patates poussent bien comme elles font chez elles, sous les Tropiques. Je serais pas étonné de coupures dans le quartier une fois l’engin démarré. Connaissant la cervelle du patron, il a dû déjà prévoir le coup, et proposer deux-trois petites centrales pour compenser. Un sacré taupier notre sachem, crois-moi, et qui connaît la musique : dans ce bazar monstre, il faut toujours exploiter tout ce que tu connais, et tout de suite.

Mais assez parlé de choses sérieuses, il faut que je t’en raconte une bonne, un de celles qui n’arrivent qu’ici. En bref, les hauts quartiers de Babel manquent de marmots (histoire de flemme surtout je pense, pour les galipettes et pour la grossesse). Sauf que certains des plus-assez-en-forme-pour-en-faire font partie des encore-assez-en-forme-pour-en-vouloir, et parmi la floppée de solutions ici dans ces occurrences, il y a l’adoption. Or je t’ai déjà dit combien ici ça adore l’exotique : alors l’un des nec plus ultra de la mode, c’est l’adoption à l’étranger. Mais bon l’homme ne se refait pas, alors disons que parfois, l’enfant n’est pas vraiment orphelin, et que parfois même les parents bien vivants ne sont pas vraiment d’accord non plus pour le laisser adopter. Alors un temps ça passe sans bruit, mais un jour des parents carottés de leur engeance s’avisent d’en informer leur communauté ici et, manque de pot pour les indélicats du jour, c’était tout sauf de la plèbe. Petite parenthèse sur la tribu en question : pas nombreux mais diablement malins, ils ont misé sur l’aura de magie de leur coin d’origine : et les voilà bombardés tireurs de cartes des bourgeoises ennuyées. Et là, pas fous : pas de flambe, et des investissements bien pesés, en utilisant les relations et les conseils des maris des greluches dont il se foutaient (et, dit-on, qu’ils foutaient). Alors les voilà et bien introduits, et le derrière bien assis. Pas une communauté puissante dans l’absolu, pas une de celles qui font basculer les grands procès : mais il était grand temps pour eux de lancer une petite offensive, avec les bons alliés, histoire de montrer les muscles. Alors ils mettent dans le coup une paire de pontes des tribunaux, plus des élevages d’orphelins des quartiers du bas, et deux-trois gros parieurs de procès d’en haut : avec tout ça contre une pauvre paire de pékins pas préparés, ils arrachent sans problème un arrêt qui interdit « l’adoption de tout orphelin non prouvé » (ni une ni deux, cinq pour cent de marché en plus pour les experts en identification de parenté, ce qui fait dire à mon petit doigt qu’eux aussi ont dû participer).

Tout de même, un brin rétrograde leur mayonnaise je trouve, car après tout, si un marmot avec darons veut se faire adopter quand même c’est bien sa liberté non ? Ou alors il est leur propriété tant qu’ils ont pas canné ? Remarque ça me va, j’ai rien contre, mais bon, c’est pas toujours tout bien aligné dans leur tête.

Enfin bref, voilà donc une nouvelle règle, et fédérale s’il te plaît (ça veut dire pour tout Babel, pas juste tel ou tel coin). Sauf qu’ici, j’ai l’impression que rien n’est jamais d’équerre pour longtemps. C’est même comme s’ils pouvaient rien encaisser qui soit réglo sans l’envoyer voler illico, pour refaire une autre règle, et de nouveau elle aussi l’envoyer valser…

J’arrive à mon affaire.

Qu’est-ce que j’entends hier ? Un petit couple gentillet a décidé que bon, tant pis, ils avaient envie, et ils sont tout simplement allés adopter quand même, dans un pays loin d’ici à l’est, un enfant non seulement pas orphelin homologué, mais pas orphelin du tout, comme l’ont tout de suite vu des journaleux partis plus tard vérifier : papa, maman, mamie aussi à la maison, deux frères, et en bonus une petite sœur en chemin. Deux belles fleurs de nave me diras-tu sans doute, qui s’en vont prendre le procès de leurs aïeux. Que nenni frangin : des visionnaires ! Et des plus matois !

Car que font-ils au retour de, pardon, leur barbotage en règle d’un autrui marmot ? Ils demandent, tiens-toi bien, une allocation de leur quartier pour le gamin ! Mais attends, mieux, bien mieux encore : l’allocation en question de leur quartier, c’est pour la… grossesse ! Ils réclament ni plus ni moins que le biffeton de la lapine dont ils ont carotté le lapereau ! (Carotté ou acheté, tu me diras, j’étais pas là, et on trouve toujours assez pauvre pour vendre n’importe quoi) Alors, pour leur allocation de grossesse, on leur demande, bien sûr, le papelard de la grossesse, et bien sûr eux ils n’en ont pas puisque pas de grossesse pour eux : et là il ne mentent pas, ils font pas faire un faux, oh non, ils leur racontent tout ! Tout, même le coup de l’orphelin pas prouvé ! C’est pas comme chez nous, « ni vu ni connu je t’embrouille », c’est « vu et connu, je te préviens que je t’embrouille » !

Ni une ni deux on leur refuse leur alloc’ (mais sans rien leur dire alors que bon, c’est pas comme s’ils avaient fait un truc interdit) et là frangin étage de plus dans le divin culot, dans l’estomac invincible, dans le menton matador : ils portent plainte contre le sous-traitant en charge de l’attribution, pour leur avoir refusé leur allocation ! Parce que vois-tu, c’est pas égalitaire, de pas leur en donner une à eux aussi, sous prétexte que c’est pas eux qui ont pondu : ils sont une famille comme les autres, donc ils doivent avoir les mêmes droits que les autres.

Alors moi, le jour où un collègue qui vient de chez nous m’instruit de cette superbe carabistouille, au début je l’envoie paître, pas crédible son machin ! « Eh bien, qu’il me dit, demain viens avec moi, procès à neuf heures au tribunal juste à côté du chantier, c’est comme ça que je l’ai su ». Le lendemain jour de relâche et drache de mes grands dieux, alors je me laisse embarquer : quitte à s’ennuyer, autant le faire au sec et au chaud.

Je te raconte pas le tableau ! Mieux que les combats de coqs les procès ici ! C’est pas monotone comme chez nous, un simple rabâchage des lois qu’on connaît tous bien, à force.

Parce que là, tu t’imagines qu’on va leur dire que c’est marre, non seulement ils kidnappent mais en plus ils demandent non pas qu’on autorise mais qu’on finance, à ce niveau-là c’est demander le beurre et l’argent du beurre, les miches de la crémière, le sourire du laitier, et en prime un remboursement de la capote par le cocufié ! Et bien non, deuxième que nenni !

Arme ton violon, ça sort la soupe à la larmiche. Parce que vois-tu frangin, cet enfant il est là n’est-ce pas, il a sa chambre, son petit doudou, ses petits parents-chouraveurs qui l’aiment vois-tu, et lui aussi il les aime, la preuve il l’a dit ! et même que les experts ils sont d’accord ! Alors, on ne va pas refuser la réalité ! Grand roi des mots ici, la « réalité », mieux : la « vie » ! Un jour je t’en irai me tambarder un pékin au hasard pour me défouler, puis je dirai « c’est la réalité, c’est la vie ! maintenant que ça y est et qu’il a déjà plus ses dents et que c’est la vie, pourquoi diable m’envoyer en tôle, qu’est-ce que ça va changer à la réalité ? »

Parce que ça marche ! Oui, a dû penser l’arbitre, oui c’est vrai qu’il est là ce petit, et ses parents l’aiment vu qu’ils pleurnichent pour un petit biffeton pour l’élever, même si bon vu le voyage qu’ils se sont payé pour s’en aller « l’adopter » ils doivent pas vraiment manquer, mais après tout c’est leur droit, leur droit de famille qui existe dans la réalité ! Alors petit un, maintenant même si tu adoptes tu as l’allocation de grossesse, et petit deux, eh bien une fois que tu l’as adopté c’est pardonné de barboter le marmot d’autrui, du moment que le gamin est certifié content (et devine qui paie le certifiant…)

Pour tout te dire je caresse un peu des projets d’oufissimes truanderies dans le genre, pas à la violence je n’aime pas ça, mais tout dans le feutré, le légal même. Ça irait plus vite que de trimer, je te le dis. En plus on sort d’une guerre au pays : je suis d’office assuré d’une vague de larmicheries. Je songeais à jouer par exemple, pour brasser beaucoup d’argent, et me faire d’un côté une dette ici, en vous envoyant de l’autre tout le palpable, et puis après dire que la réalité c’est que je peux pas payer, et donc qu’il faut tout effacer. Alors c’est certain faut pas taxer un requin, ici aussi c’est un mauvais choix de carrière. Mais une petite banque ou même une petite vieille : et une fois que je dois tellement que je deviens un mort-vivant, je demande qu’elle m’efface l’ardoise la bourgeoise (bourgeoise pas en vrai, trop bien conseillées ces donzelles-là : mais bourgeoise par rapport à moi, le surendetté réfugié, comme je me présenterai).

J’ai bien un peu de remords, je pense à maman, qui aurait dit que ça ne se fait pas, et c’est vrai. Mais bon, si ici ça se fait ? Mieux, je t’ai dit, frouiller c’est encouragé, applaudi ! Regarde les deux parents-chouraveurs, on en fait « des défenseurs des droits des familles, de toutes les familles » ! Pas aisé de rester réglo dans ces conditions. Ça ronge, de se décarcasser, de trimer, et de voir que c’est la frouille qui est favorisée, et officiellement : c’est pas comme chez nous que les malins sont trop malins, c’est que ici les malins sont les héros ! Et c’est justice : si le but c’est de toujours changer les règles, alors c’est bien naturel de dorloter ceux qui les cassent.

En tout cas franche rigolade au tribunal, on a failli se faire éjecter par les agents de sécurité. Mais quand même, je me languis le retour. Dis-moi vite où ça en est, nos comptes.