Le quartier de la « République de tous les animaux » (seconde partie)

[note pour le lecteur : ce texte est la seconde partie d’une étude dont la première peut être consultée via ce lien]

II) Une évolution fondée sur deux principes consubstantiels à la société babélienne

Une autre façon d’aborder l’étude de cette « République de tous les animaux » est de la considérer comme une application logique des principes sur lesquels est fondée la société babélienne.

En tout premier lieu, et nous le rappellerons sans le développer tant ce principe est fondamental : toute question s’envisageait à Babel du point de vue du ou des individus qu’elle affectait ou pouvait être amenée à affecter – et exclusivement de ce point de vue.

Une fois rappelé ce principe simple que l’on retrouve pour ainsi dire au cœur de tous les débats babéliens, il faut développer ceux, plus complexes, de la sacralité de la souffrance (A), et de la valeur intrinsèque de toute remise en cause d’une catégorie existante – ici celle de l’homme, entendu comme une catégorie distincte au sein du monde animal (B).

A) La centralité de la souffrance

Le rapport de Babel à la souffrance était plus ambigu qu’il n’y paraît. L’idée selon laquelle c‘était sa capacité de souffrir qui conférait sa dignité à un être disposait en effet, d’après une étrange symétrie, d’une contrepartie selon laquelle la réduction de la souffrance faisait partie des objectifs supérieurs de la société[1].

Réduisons cependant le champ de nos considérations à l’équivalence entre capacité à souffrir et légitimité à recevoir des droits – idée familière aux lecteurs de notre travail, depuis l’un des propos rapportés dans notre livre d’après lequel « toute souffrance est sacrée » au correspondant de la « Lettre sur un défenseur des droits » faisant de la « souffrance qui anoblit » un « grand principe [de Babel] ». Si ce principe d’équivalence n’avait jamais été formulé directement et officiellement avant les réclamations d’extension des droits humains aux « animaux non humains » – du moins, d’après les sources dont nous disposons –, il était indéniablement présent depuis les débuts de l’âge classique babélien : arguer de la souffrance occasionnée par la privation d’un droit encore non reconnu avait toujours compté parmi les arguments les plus efficaces des avocats babéliens dans la conquête des droits nouveaux.

Une remarque subsidiaire s’impose quant à la définition extrêmement large de la souffrance, du fait du relativisme revendiqué de Babel et de sa réticence aux distinctions de catégories : dans les faits, le concept de « souffrance » s’étendait au stress, au mal-être, etc. Les méthodes cognitivo-quantitatives d’évaluation de la souffrance et du mal-être animaux n’étant, à l’époque, pas encore développées, leur mesure était encore entièrement aux mains des vétérinaires, qui ne pouvaient guère fournir qu’une estimation assez grossière et, in fine, binaire, en ce qu’elle se réduisait au constat de la souffrance, sans pouvoir réellement la quantifier – point fondamental sur lequel nous reviendrons.

B) La valeur intrinsèque de toute remise en cause d’une catégorie

Par ailleurs, dans sa volonté affirmée d’éliminer petit à petit l’ensemble des préjugés de ce qu’elle nommait « monde d’hier » dans son vocabulaire, Babel accordait une valeur intrinsèquement positive à toute remise en cause d’une catégorie, définition ou distinction existante ; valeur qui se traduisait notamment par le bénéfice de réputation qu’obtenait celui qui formulait cette remise en cause, ainsi que par l’avantage décisif que cette dernière conférait, le cas échéant, dans le cadre judiciaire.

Si notion de « catégorie » était connotée négativement, elle restait très ambiguë dans la société babélienne. En effet – et pour simplifier – Babel ne cessait de recourir à des catégories pour penser sa population mais, dans le même temps, la société babélienne considérait qu’à terme, plus aucune catégorie ne devrait exister[2]. Les catégories dotées de frontières nettes n’étaient en effet, dans la conception babélienne, que des héritages fautifs du monde d’hier, tandis que la réalité du monde tenait bien plus, d’après elle, du continuum gradué : d’où l’importance des techniques d’évaluation chiffrée.

Aussi est-il tout sauf étonnant qu’un jour, à Babel, l’on ait voulu faire disparaître la catégorie d’humain – tout comme, à terme, on peut imaginer qu’une remise en cause de la catégorie des « animaux » aurait sans doute eu lieu si la civilisation babélienne ne s’était pas effondrée avec de parvenir à ce degré d’avancement.

La forte correspondance entre, d’une part, l’octroi de droits alignés sur les droits humains aux animaux non humains et, d’autre part, les deux principes fondamentaux que nous venons d’exposer, aurait dû amener à la généralisation de cette innovation normative à l’ensemble de la Ville : or, toutes les sources dont nous disposons indiquent que cette innovation cessa de s’étendre au bout de quelques années – ce qui est, certes, une longue durée dans l’échelle du temps babélien – et commença même à refluer au bout d’une décennie environ, pour se cantonner au statut de spécificité de quelques quartiers.

A nos yeux, tout l’intérêt du quartier de la « République de tous les animaux » tient à ce paradoxe, dont nous allons tenter ici une interprétation.

III) Une innovation paradoxale et révélatrice

Malgré un réel essor technique et économique (A) – ainsi que l’apparition d’un nouveau mode de transformation des ressources en pouvoir décrit plus haut[3] –, l’inclusion des « animaux non humains » dans la communauté citoyenne et humaine eut des conséquences de long terme paralysantes pour le droit babélien (B), ce qui explique sans doute la faible diffusion de cette innovation au reste de la Ville.

En effet, assez rapidement, l’octroi de droits humains aux animaux non humains entraîna des effets trop incompatibles avec la logique de la Ville pour permettre une large diffusion de cette innovation : en particulier, en absolutisant la souffrance animale – à l’époque non quantifiable –, elle sapait la liquidité du droit babélien, qui était un des mécanismes les plus nécessaires à la société babélienne.

A) Nouveaux marchés et innovations

Bien au-delà du seul secteur économique directement lié aux services développés autour des différents soins à apporter aux animaux « citoyens », l’extension des droits humains à l’ensemble des animaux entraîna une restructuration profonde de l’ensemble de la production et de la consommation de la « République de tous les animaux ».

En premier lieu, la consommation de chair animale devint immédiatement proscrite[4]. Aussi, toute une grappe d’innovations techniques et toute une économie de substituts nutritifs pour les moins aisés d’une part, et de viandes artificielles pour les classes supérieures d’autre part, virent le jour – sans oublier l’inévitable contrebande d’aliments animaux à destination des oligarques.

Ensuite, afin de faciliter le dialogue avec les animaux non-humains et, ainsi, de mieux défendre les aspirations de ces derniers, de nombreux laboratoires se lancèrent dans la recherche de solutions se basant sur le codage des émotions animales en signaux énergétiques suivis d’un recodage de ces signaux dans un langage intelligible à l’homme. Dans l’état de nos recherches, et malgré le peu de ressources disponibles du fait de la non-diffusion de l’octroi de droit humains aux animaux à un nombre important d’autres quartiers, il semble qu’un prototype de traduction instantanée de pensée entre humain et animal, effectuée au moyen de casques à implants portés par les deux participants, était en cours de finalisation au moment de l’entrée de Babel dans la phase finale de son effondrement.

Enfin, il existait une catégorie d’animaux considérés comme égaux aux humains, mais cependant comme n’étant pas des « citoyens », en ce sens qu’ils cohabitaient avec les humains sans faire société avec eux : il s’agissait notamment des espèces qui se nourrissent de nos restes et déchets sans interagir avec nous, telles que les rongeurs, pigeons, mouches, puces, etc. Le système de gouvernance du quartier fut mis en demeure de leur garantir leur droit à la sécurité – tout comme il y est obligé envers les visiteurs étrangers, sur le statut desquels celui des animaux « non citoyens » fut aligné. Concrètement, la plus importante des tâches de mise en conformité pour le respect de ce droit à la sécurité fut la garantie d’itinéraires urbains sûrs : ponts et tunnels permettant aux rongeurs de traverser les voies sans danger[5], nids et reposoirs pour pigeons, etc., ce qui, là aussi, généra un nouveau marché.

Nous rappellerons que ces évolutions économiques de long terme s’ajoutent aux différents services qui connurent un rapide essor décrits en I) B) (prospecteurs, architectes et dessinateurs d’intérieur spécialisés, animateurs animaliers, vétérinaires).

B) Absolutisation d’une souffrance alors impossible à quantifier

Cependant, et malgré ces secteurs économiques entiers et ces innovations techniques résultant de l’innovation normative dont il est question dans cette étude, cette nouveauté juridique introduisait un frein majeur à l’innovation permanente qui porte la société babélienne : une absolutisation normative.

En effet, l’affirmation explicite de la souffrance animale comme étant un mal à éviter sans le moyen de quantifier ce mal ne permettait pas de procéder à un arbitrage quantitatif normal ; et, le quartier de la « République de tous les animaux » ayant fondé sa spécificité sur cette souffrance impossible à mesurer, ses tribunaux en firent très rapidement un absolu.

La « Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés » est à ce titre fondamentale pour comprendre l’impasse normative créée par cette innovation. Dans un environnement babélien fonctionnel, l’arbitrage entre les vendeurs de rues et les animaux non citoyens aurait certes inclus des considérations morales, notamment si une campagne de presse avait été lancée en faveur de l’une ou l’autre des deux parties – ou des deux. Cependant, à terme, à force de retournements de l’angle moral en faveur de l’un puis de l’autre camp, l’on en serait arrivé à un arbitrage quantifié, seul à même de mettre fin au perpétuel retournement du discours moral babélien[6].

Or, aucune méthode quantitative n’étant disponible dans le cas dont nous traitons, et au vu du contexte extrêmement favorable aux animaux non humains – marqué par un préjugé positif, autre contradiction avec le mode normal de résolution des conflits à Babel –, il était impossible de réguler correctement des conflits normatifs impliquant les intérêts d’un ou plusieurs animaux non humains, comme le montre l’exemple de la lettre citée, qui raconte comment des intérêts économiques humains furent, littéralement, comptés pour rien, une fois qu’un inconvénient eut été constaté pour un animal non humain. Cet absolu est antinomique à la régulation au cas par cas et par arbitrage entre des intérêts mesurables et donc relatifs : or, ce mode de régulation est nécessaire à l’extrême liberté d’expérimentation qui était l’une des bases de la société et de l’économie babéliennes.

C’est, à notre sens, la cause – principale voire unique – du rapide arrêt de l’extension, et même du reflux de l’innovation normative portée par le quartier de la « République de tous les animaux ». Cette hypothèse est d’ailleurs corroborée par le fait qu’au moment où, à l’époque de l’effondrement babélien, des appareils quantitatifs fiables de mesure de la souffrance et du mal-être des animaux furent mis au point, ils enclenchèrent une nouvelle phase de diffusion de l’octroi de droits calqués sur les droits humains aux « animaux non humains » – et ce, malgré un contexte extrêmement difficile[7].

* * *

Pour conclure, nous insisterons sur l’aspect le plus important et intéressant de cette tentative d’innovation normative profonde : quand bien même elle découlait directement de principes fondamentaux de la société babélienne, elle périclita assez rapidement.

Aussi s’agit-il, à notre avis, d’un des épisodes historiques qui démontrent avec le plus d’éclat – et de base documentaire – que le principe moteur le plus fondamental de la Ville n’était pas l’éradication des préjugés ou la reconnaissance de nouveaux droits, mais l’arbitrage quantifié. En effet l’incompatibilité de l’innovation normative en question avec ce dernier empêcha sa diffusion, diffusion qui fut relancée une fois qu’une avancée technique eût permis des arbitrages quantifiés dans le champ juridique ouvert par cette innovation normative.


[1] Pour ceux désireux d’approfondir la conception babélienne de la douleur, nous leur recommandons la lecture de notre livre, qui porte témoignage de cette invention babélienne, parmi les plus significatives, que fut la machine à transfert de douleur, ou encore de notre Lettre sur le harcèlement contractualisé.

[2] Voir à ce sujet notre Lettre sur les ratios et les prix culturels.

[3] Cf. I) B) en première partie de cette étude.

[4] Nous recherchons actuellement sans succès un quartier où se seraient croisés octroi de droits humains aux animaux et autorisation du cannibalisme, fondée après tout elle aussi sur le refus du « privilège humain » et le dépassement de tabous hérités du passé ; nul doute que l’étude du résultat social et normatif d’une telle conjonction serait du plus haut intérêt, s’il s’avérait qu’elle a existé.

[5] Voir à ce sujet notre Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés.

[6] [Note de l’équipe du Projet Babel] Cette interprétation du système arbitral babélien comme donnant toujours le dernier mot aux méthodes quantitatives (du moins lorsque celles-ci existent) n’est pas communément partagé par les historiens de Babel. Cette hypothèse de recherche caractérise l’école dite « quantitativiste » (là où, par exemple, l’école dite « cognitiviste » attribue au formatage des perceptions la haute main sur la résolution des conflits portés devant les tribunaux arbitraux, les évaluations quantitatives n’étant pour cette école qu’un levier d’action parmi d’autres sur les perceptions).

[7] [Note de l’équipe du Projet Babel] L’explication des derniers soubresauts d’innovations dans les dernières années de la Ville est souvent centrale pour appuyer les différentes orientations des diverses écoles historiques babéliennes : le regain d’intérêt de la Babel finissante pour le droit animal fait partie de ces grands champs d’affrontements théoriques.

Le quartier de la « République de tous les animaux » (première partie)

Dans la seconde moitié de l’âge pangéique[1], un quartier babélien parmi les plus avancés de la Ville Basse – situés deux niveaux seulement en-dessous de la Ville Haute – lança une profonde refonte de son système normatif en se proclamant « République de tous les animaux ».

L’objectif de cette réforme était aussi simple que débordant de conséquences : élargir aux animaux non humains les droits octroyés aux êtres humains, au motif que les uns comme les autres étaient capables de souffrance, et donc disposaient à la fois d’intérêts à faire valoir, de préférences, ainsi que de droits – à la vie, à la sécurité, etc.

Les « animaux non humains » furent simplement divisés entre « animaux non humains « citoyens » pourvus des mêmes droits que les habitants humains, et « animaux non humains non citoyens », pourvus pour leur part des mêmes droits que les visiteurs temporaires[2].

Cette innovation fut en premier lieu l’occasion de l’établissement d’un clientélisme similaire à celui de la Rome antique, avec des tuteurs humains entretenant des animaux « citoyens » pour augmenter leur poids social (I). Mais, et alors même qu’elle repose sur des principes fondamentaux de Babel (II), l’ambigüité des conséquences à long terme de cette innovation en a fortement limité la diffusion (III).

I) Un nouveau clientélisme

La première façon d’analyser ce projet socio-politique est de le décrire comme une résurgence du clientélisme au sens romain, avec des tuteurs humains entretenant des animaux non humains en vue d’accroître leur pouvoir (A) ; nouveau clientélisme qui permit l’émergence de tout un secteur de services permettant la gestion de cette nouvelle source de pouvoir.

A) L’exercice des droits des animaux domestiques par leur tuteur

En effet, l’inclusion des animaux au titre de leur sensibilité à la communauté babélienne impliqua nécessairement de les définir comme des sujets de droits, et de définir par ailleurs ces derniers.

Pour ce qui est des animaux dits « domestiques »[3], on leur octroya le statut d’animal « citoyen », statut se fondaient sur le fait qu’ils vivaient en société avec la population babélienne au même titre que n’importe quel autre habitant, ne serait-ce que parce qu’ils étaient d’authentiques colocataires d’au moins un babélien. Appartenant pleinement à la société, ils devaient recevoir tous les droits correspondants.

Cependant, faute de langage, il leur était évidemment difficile de plaider eux-mêmes en justice, ou même simplement de pouvoir être informés de leurs droits. Au-delà de tout le versant éducatif de cette inclusion des animaux domestiques à la société civile babélienne – éducation tant des animaux que des humains –, il apparut ainsi nécessaire de procéder à une adaptation normative du statut «  citoyen » octroyé aux animaux domestiques ; adaptation qui prit la forme d’une désignation systématique, pour chacun de ces citoyens non humains, d’un tuteur humain, dont les droits et obligations furent calqués sur celui du tuteur d’un humain dépendant – handicapé ou enfant.

Cet octroi de droits et d’un tuteur aux animaux domestiques motiva une refonte et un élargissement des prérogatives dont le tuteur légal pouvait se prévaloir afin d’assurer la défense des droits du (ou des) citoyen(s) dont il avait la tutelle (prérogatives qu’il se devait, bien entendu, d’utiliser non pas en vue de son propre intérêt, mais bien de celui de son pupille) : il lui fut ainsi octroyé une voix supplémentaire par pupille tant dans les différents votes que pour les enquêtes d’opinion, ainsi que le droit de défendre devant les tribunaux une action collective les regroupant, lui et un ou plusieurs de ses pupilles

B) Un nouveau mode de pouvoir à l’origine d’un nouveau secteur économique

La conséquence directe et immédiate de l’octroi de droits d’un statut dit « citoyen » aux animaux domestiques fut la possibilité offerte à tout citoyen du quartier de la « République de tous les animaux » d’accroître son pouvoir social, électoral et légal en entretenant une vaste ménagerie dûment certifiée.

Nombre de très riches habitants du quartier allouèrent ainsi une voire plusieurs de leurs propriétés à l’entretien d’un nombre importants d’animaux domestiques, en vue d’augmenter leur poids politique, médiatique et judiciaire. Cet entretien devint rapidement l’occasion de la naissance d’un marché d’acteurs spécialisés dans l’optimisation du poids obtenu – qui dépendait de la somme des sensibilités des animaux domestiques entretenus (sensibilités très approximativement calculées, nous le verrons) – en fonction des ressources monétaires et foncières disponibles.

Cette stratégie ne resta pas cantonnée aux plus grands oligarques et fut également adaptée, à leur échelle, par les classes simplement aisées, et même par la frange supérieure des classes moyennes – chez qui l’adoption d’un animal domestique particulièrement sensible, difficile à obtenir du fait des normes strictes à respecter, devint un marqueur social équivalent à la propriété de son logement ou d’un véhicule.

Tout un secteur économique se structura : prospecteurs chargés de sélectionner les animaux à adopter, architectes et dessinateurs d’intérieur spécialisés, animateurs animaliers et, bien entendu, vétérinaires. On estime à une moyenne de 3 % annuelle la croissance économique générée au niveau du quartier entier par le seul essor de ce secteur spécifique (dans les cinq premières années ; lors des dix suivantes, cet apport de croissance tomba peu à peu à 1%).


[1] L’âge pangéique est celui précédant l’effondrement de la civilisation babélienne.

[2] Il est à noter que cette distinction entre « habitants » et « visiteurs temporaires » était au même moment remise en cause, voire annulée dans certains quartiers : nous espérons trouver des sources concernant un quartier ayant à la fois aboli cette distinction et celle entre « animaux humains » et « animaux non humains ».

[3] Le terme d’ « animal domestique », que nous conserverons par commodité, n’était évidemment pas accepté dans le quartier de la République des animaux et, par diffusion, dans plusieurs quartiers babéliens : de l’ « animal non humain citoyen » à l’ « animal cohabitant », Babel montra une fois encore sa très particulière créativité sémantique.

Lettre sur un pont urbain pour rongeurs stigmatisés

Laissez-moi revenir.

Si tu savais, si vous saviez ce que cette fois ils sont encore allés jusqu’à inventer !

Au moins, il ne s’agit plus de mon école. Nous n’avons d’ailleurs plus nos souffre-douleur tarifés, à la suite des protestations de plusieurs de mes condisciples : d’après eux, ils avaient été éveillés à la souffrance de ces harcelés contractualisés par un reportage largement diffusé. Mais ont-ils réellement suivi ce vent du conformisme qui tournait, ou se sont-ils tout simplement lassés ? Je préfère ne pas y penser.

Il y avait dans une rue pas loin d’ici une petite troupe d’enfants très pauvres, issus sans doute d’un autre quartier, et arrivés à Babel il y bien peu si j’en crois leur grande difficulté à parler la langue d’ici, pourtant si simpliste. Sous la surveillance d’un adulte à l’air peu amène, ils vendent à la sauvette à peu près tout et n’importe quoi… J’essaie de leur acheter de temps à autre une passoire, un fruit ou un bracelet, même si à vrai dire leurs articles sont assez repoussants…

J’ai entendu dire que travail des enfants était interdit dans le quartier jusqu’à ce que, il y a quelques années, on accorde une première exception à cette interdiction, en reconnaissant aux enfants étrangers le droit de travailler à partir de l’âge prescrit dans leur pays d’origine, afin de respecter leurs « rythmes traditionnels » : cela a même créé un nouveau métier, celui « d’homologateur certifié d’origines ». J’imagine que c’est pour cela que tous ces enfants des rues ne sont, de toute évidence, jamais babéliens (du moins, par leur naissance : figure-toi que, à les entendre ici, à la fin des fins, tout le monde est babélien, ou du moins le sera, une fois suffisamment débarrassé de ses préjugés pour s’en rendre compte…pitié, laissez-les-moi, mes préjugés !).

Or, dans cette rue où j’allais, un habitant, un « défenseur des droits » autodéclaré, a fait remarquer que nombre de « rongeurs urbains » et, en particulier, de « rongeurs urbains stigmatisés », autrement dit de rats, étaient privés de passage sûr pour traverser cette voie : aussi, au nom de la liberté de circulation de ces êtres silencieux, opprimés et victimes de préjugés, cette grande âme s’est autoproclamée leur défenseur, et a lancé une action contre le système de gouvernance de la Ville afin de le contraindre à bâtir une « structure urbaine de croisement interespèce ». Autrement dit : un pont à rats enjambant la rue. Et, pour assurer à ses protégés un passage « sans stress », il a demandé l’expulsion des vendeurs à la sauvette, au motif qu’ils attiraient les clients aux abords de l’un des points d’entrée de sa « structure », empêchant ainsi les rats de l’emprunter en toute sérénité à toute heure de la journée… oui, il plaida, ni plus ni moins, qu’en essayant de vivoter, ces gamins étaient en fait en train de « privilégier leurs intérêts économiques sur les droits fondamentaux des rongeurs urbains stigmatisés, au nom de préjugés informulés mais inacceptables ».

Oui, ils vont dégager des enfants pour laisser passer des rats !

Bien sûr, je déteste les voir travailler, accroupis sur ces draps qui, étendus à même le sol, leur servent d’étals. Mais on va les en empêcher non pas parce qu’ils sont des enfants, mais parce qu’il est plus important de laisser passer des rats sans les stresser !

Je te promets que je ne mens pas.

Ils en sont là !

Et je ne peux rien dire.

L’autre jour je discutais au déjeuner avec des camarades de classe. Pas du tout les plus égoïstes ni les plus méchants : ils sont de ceux qui n’ont jamais levé la main, ni même la voix, sur nos souffre-douleur tarifés (sans toutefois oser condamner le principe, toujours au nom de la liberté…)

Même eux, si tu les avais vus…

Ils se réjouissaient qu’enfin, les droits des « animaux non-humanisés » soient reconnus et respectés et que, enfin, après tant d’autres, la barrière artificielle (« artificielle » !) entre l’humain et les autres animaux tombe, soit jetée à bas, et, qu’enfin, comme on combat les préjugés frappant telle population, telle profession ou telle religion, on combatte désormais ceux stigmatisant telle ou telle espèce… Oui maman : fin de l’esclavage et pont aux rats, même combat !

Et je sais ne rien pouvoir dire. Je l’ai encore mieux compris avec cette affaire : ici, il ne sera jamais légitime de préférer, moralement ou légalement, son semblable. Tu ne peux préférer ni ton fils, ni ton voisin, ni ton compatriote, ni le membre de ton espèce : cela serait injuste, et le fruit de préjugés. Mais ne t’inquiète pas pour eux : dans les faits, ils dépensent des sommes folles pour vivre dans le plus parfait des entre-soi, pour ne jamais croiser quelqu’un qu’ils ne veulent pas croiser (enfin, font cela ceux qui en ont les moyens, comme toujours !) La Ville où chacun se doit d’aimer tout le monde à égalité est en même temps celle où fleurissent les rues fermées et les quartiers privatisés. Même chose dans mon propre quartier : ils finiront par interdire la mort-aux-rats, et aménageront leurs maisons à grand frais pour que jamais aucun rat n’y pénètre, sauf en les traversant par un tunnel fermé spécialement aménagé, et qui les fera se sentir si généreux ! Et s’il faut dégager les sorties de leur tunnel à rats privé, il se feront une joie d’expulser des familles entières : ils défendent l’opprimé du moment, alors ils ne peuvent qu’avoir raison !

Je n’avais jamais vu autant de rigidité morale cohabiter avec une telle hypocrisie. Je crois que cela vient de leur manière de, sans arrêt, changer d’angle de vue : rien n’est stable, alors même si les principes le sont, comme ils ne sont jamais appliqués depuis le même point, ni selon le même angle, ni dans la même direction, c’est comme si tout changeait chaque jour. Un courant d’opinion, et en quelques jours la victime sacrée devient bourreau.

Et, sous cette roue infinie qui broie et bâtit sans fin, de pauvres êtres, pas assez vifs pour suivre le rythme, et destinés à donner leur sang pour huiler les rouages de cette machine à labourer les hommes pour, sans cesse, éradiquer leur passé, extirper leurs préjugés, et bâtir un monde nouveau…

Je n’ai juste plus la force.

S’il te plaît.

S’il vous plaît.

Deuxième lettre sur l’inclusion des vulnérables

[à l’intention du lecteur : cette lettre s’inscrit à la suite de notre « Première lettre sur l’inclusion des vulnérables », dont nous recommandons la lecture en amont de celle-ci – même si cette lecture n’est pas strictement nécessaire à la compréhension de la présente lettre]

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission: évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier rapport, je m’étais attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de mon second rapport, que vous trouverez ci-joint, et qui s’attache quant à lui aux vulnérabilités dites moyennes : chômage et addictions. Je me permets de rappeler que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités moyennes, la solution a tenu essentiellement à une redéfinition de la perception sociale des individus en étant victimes, redéfinition qui a permis une réorganisation organisationnelle qui n’a pas nécessité d’innovation technique réelle. Cette redéfinition est passée par un travail collectif de déconstruction réflexive des stigmates sociaux imposés aux individus touchés par ces vulnérabilités et empêchant leur inclusion adéquate au système économique babélien.

Je traiterai dans un premier temps du cas des individus frappés par ce que nous appellerions « chômage », et dans un second temps de celui des victimes d’addictions.

* * *

Au sens précis, notre première catégorie de vulnérables moyens regroupe les individus ayant perdu un accès suffisamment régulier à des contrats de travail pour leur permettre de se nourrir, vêtir et, surtout, loger aisément. 

Le système économique babélien étant hautement efficient, et contrairement au cas du chômage structurel de pays moins avancés, le problème relève ici non pas d’un nombre insuffisant d’emplois, mais d’une inadéquation de la main-d’œuvre aux nécessités économiques. Ainsi, la principale cause actuelle d’entrée dans une « situation d’inaccès récurrent à l’emploi » est (d’après les statistiques officielles compilées à partir des données communiquées par les plus grandes guildes) l’illettrisme : en effet, le processus actuel de développement massif de l’usage de machines automates dans l’industrie et la culture en serre réduit fortement les emplois manufacturiers et agricoles, et nécessite ainsi un déplacement rapide de la main-d’œuvre vers les services : or, dans le secteur tertiaire, il est moins souvent possible d’employer des personnes non alphabétisées (et, par ailleurs, l’automatisation de l’industrie et de la culture en serre entraîne une hausse de la nécessité d’alphabétisation des travailleurs de ces secteurs). Il convient de noter que ce déficit des compétences nécessaires ne se limite pas à l’illettrisme : ce dernier n’est que l’inadéquation de compétences la plus répandue dans l’état présent du système économique (les autres causes d’absence ou de manque de compétences efficientes sont détaillées dans mon rapport).

La catégorie dont il est ici question et que que nous nommerions celle des « chômeurs » doit donc être entendue comme regroupant les individus dépourvus de compétences efficientes dans l’état actuel du système économique – ou, du moins, ceux dont l’efficience agrégée des compétences n’est pas suffisante.

Or, un travail réflexif a permis aux cabinets conseillant le système de gouvernance de mettre en évidence le fait que cette inadéquation correspond à une absence de lien unissant une capacité individuelle à un besoin collectif : elle peut donc être vue comme une liberté. L’incompétence devient ainsi une opportunité, en ce qu’elle offre aux individus une extrême mobilité, loin de l’attachement à une activité spécifique que constitue tout ensemble défini de compétences. Une fois ce travail effectué, lui a succédé une lourde campagne de communication déployée au niveau de la Ville entière, et dont la tâche a consisté en la déconstruction du vieux stigmate infligé au « vagabond », au « chômeur », etc. (campagne de communication qui figure d’ailleurs parmi les plus massives de l’histoire de la Ville).

Cette redéfinition cognitive et sa diffusion à l’ensemble de Babel a permis une réorganisation économique profonde de celle-ci, réorganisation dont le principal résultat a été de faire passer notre première catégorie de vulnérables moyens de la situation de facteurs productifs inemployés à celle de vecteurs de changement (rôle social plus utile à l’économie babélienne que celui de simple producteur). En effet, et sans leur interdire de chercher en parallèle à développer des compétences efficientes leur permettant un retour dans le marché du travail courant, ces « chômeurs », en échange d’une garantie de la part du système de gouvernance leur permettant notamment d’être logés, sont désormais inscrits dans de puissantes plateformes qui, à l’échelle de chaque quartier voire de plusieurs, permet à tout un chacun d’embaucher un individu pour une activité limitée, y compris réduite à une heure de travail où à une simple livraison ; dans la totalité des cas, il s’agit de tâches trop simples pour justifier l’intervention d’un travailleur « classique », qui serait bien trop coûteux.

De lourde masse inertielle, les individus en question deviennent ainsi une sorte de réserve mobile de main-d’œuvre fluide, employable presque instantanément et pour un large éventail de services. Ainsi, dans le domaine de la livraison, leur apport a permis de mettre fin à l’emploi de livreurs attitrés, trop souvent inoccupés : la livraison est désormais une tâches effectuées parmi d’autres, la main-d’œuvre enregistrée sur ces plateformes y étant ainsi intégrée lors des pics d’activité, pour être ensuite redéployée vers d’autre tâches aux moments de la journée où la demande moins forte dans ce secteur.

Cette nouvelle forme de services, et la redéfinition cognitive qui l’a rendu possible, nous enseignent ainsi que, si elle augmente l’efficience de l’individu, la qualification limite également ses possibilités en l’orientant vers un type de tâches prédéfini, rigidifiant ainsi le marché du travail : un individu sans compétences définies est infiniment plus libre, adaptable, agile. Ainsi, il semble pertinent d’examiner l’hypothèse selon laquelle il serait judicieux que notre prochain plan de productivité interministériel pluriannuel intègre l’objectif du maintien d’une main-d’œuvre non qualifiée, et donc pilotable avec finesse et fluidité. Cette redéfinition sociale du rôle du dit « incompétent » permet en effet bien plus que d’éviter l’inactivité d’une partie de la population non infantile : elle permet d’en faire un facteur majeur de fluidité, d’optimisation et de diversification économique.

* * *

Une démarche analogue fut conduite au sujet des individus qui, souffrant d’addictions (à des stupéfiants ou au jeu, au sexe, etc.) sans que celles-ci n’aient affecté leur santé au point de les faire passer dans la catégorie des vulnérables lourds, devaient jusque-là subir un stigmate social qui, en leur attribuant a priori une inutilité sociale et économique, les condamnait à cette même inutilité (à leur préjudice comme à celui de la société).

Une mission fut là aussi diligentée afin de transformer ce stigmate en opportunité, de faire une force de cette différence ; en l’espèce, le moyen trouvé a été de créer une synergie entre guérison personnelle et utilité sociale. Ce processus étant bien moins avancé que le précédent et encore non systématisé, nous nous contenterons de présenter ici le plus répandu de ces dispositifs, mais surtout d’insister sur le principe directeur des expérimentations en cours (détaillées avec leur état d’avancement dans le rapport ci-joint) : la redéfinition du stigmate en opportunité.

Le dispositif abouti prévoit que, sous contrôle médical et psychologique, il soit assigné à un individu souffrant d’addiction mais en voie de guérison un tuteur, qui lui fournira un appui logistique et juridique afin de lui épargner le stress des contraintes matérielles, mais surtout des multiples contrats nécessaires à la vie babélienne (logement, eau, énergie, transport, relations sexuelles voire amicales dans certains quartiers, etc.), ainsi qu’un accompagnement affectif (avec notamment un nombre hebdomadaire minimal d’heures de disponibilité aux conversations intimes). En échange de cette participation bénévole à sa guérison, le patient fournira à son tuteur des services personnels précisément spécifiés et librement négociés, sous la supervision de la structure d’accueil (à laquelle le tuteur se doit par ailleurs de verser une indemnité, pour couvrir les frais de cette supervision). La liberté contractuelle étant une valeur fondamentale de Babel, et sous réserve d’approbation de la part de la supervision médicale et psychologique, tout type de service est possible.

Ce dispositif permet ainsi d’aider à la fois à la guérison et à son financement, mais aussi de rendre accessibles certains services non plus en versant une somme souvent élevée, mais en aidant l’individu qui vous fournira le service en question (à condition d’accepter un engagement de moyen terme au minimum, sauf bien entendu si l’on est disposé à payer les pénalités afférentes). Une extension de cette forme de contrat de tutorat est d’ailleurs envisagée vers d’autre publics, par exemple des immigrants récents ayant besoin d’une période d’adaptation (ainsi que d’un logement) en attendant d’avoir assuré leur autonomie.

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Comme dans le cas des vulnérables lourds, en plus de l’augmentation de leur bonheur (ici avant tout par la déconstruction du stigmate) et de leur participation au tissu économique (ici, dans le secteur tertiaire), l’inclusion des vulnérables moyens a permis le démantèlement des systèmes d’indemnités créés dans certains quartiers (systèmes bien moins nombreux et importants que dans le cadre des vulnérables lourds, mais non négligeables).

La spécificité de l’inclusion des vulnérables moyens tient d’une part à la principale méthode utilisée (une redéfinition des perceptions à leur égard), d’autre part à ses effets économiques secondaires, dont l’ampleur a peut-être dépassé celle de l’effet principal recherché : d’une part la fluidification de l’économie permise par la constitution d’une réserve de main-d’œuvre mobile a profondément redéfini les rapports économiques, notamment dans la sphère des services ; d’autre part la nouvelle forme de contrat de tutorat « aide à la guérison contre services » a permis une diffusion de la consommation de services trop coûteux pour être largement consommés via l’achat classique, diffusion couplée à un déchargement des structures médicales et, à terme, sociales (ainsi, en cas d’extension de ce type de contrat de tutorat aux immigrants, les centres d’accueil imposés dans certains quartiers au nom du droit à l’intégration pourront être remplacés par des tuteurs individuels qui, eux, ne constitueront pas un coût collectif).

* * *

Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé «Inclusion économique des vulnérables moyens, redéfinition cognitive et nouvelles formes contractuelles : le système babélien».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.

Lettre sur un défenseur des droits

Cher frère,

J’espère que de ton côté tout va bien. Pour moi, pour tout te dire, jamais j’avais eu autant l’impression de faire le tapin du démon, de le laisser me souiller jusqu’au fond pour l’or, l’or, cet or qui avachit tout !

Pardon d’attaquer si sombre, mais c’est une vraie sombre horreur qu’on bâtit en ce moment. Une « clinique d’enfantements non-humains », d’abord j’avais cru à un banal hall à vétos : c’est à la mode ici de dire « non-humains » ou « animaux non-humains » pour « animaux ». Alors officiellement c’est parce que l’homme est aussi un animal, mais je me dis que c’est surtout en fait parce que ça lui plaît, de se faire des nœuds à la cervelle, de pondre des floppées de mots pour rien… non, par pour rien, tiens, ça leur plaira à nos amis des animaux  : ces mots vides qu’il invente sans arrêt, ça lui sert surtout à faire le beau, comme un chien !

Dans cette « clinique », les non-humains, c’est plutôt des presque humains, à qui ils ont fait je sais pas quoi qui leur a comme vidé le crâne, arraché la douleur et les sentiments, et les a rendus tout dociles, plus doux encore que l’agneau. C’est tout récent comme invention, l’usine qu’on installe est la deuxième seulement. Oui, une usine : on ne va rien enfanter crois-moi, on va fabriquer. Toute ma vie je me souviendrai de cette semaine où on a installé, dans un couloir long comme une vie sans femme, trois rangées étagées de cuves en verre, couvertes de boutons de commande et de tuyaux, où ils mettront en culture ces pauvres choses, en attendant de les « enfanter », de les arracher à cette machine qui les aura enfantés comme le moule accouche du vase… Ce malaise de quand tout le monde sait qu’on est tous en train de tremper dans le sale, le vaseux, même pas le sanglant ou le bon vieux défendu, vraiment le vaseux, plein de glaires et de bulles crasseuses… On a bien essayé nos blagues de tous les jours pour combler le silence, mais on a fini par plus rien dire et juste accélérer, pour vite être débarrassés… et, surtout, ne pas se demander, ne pas deviner pourquoi ils se donnent la peine de produire ces…

Mais je voulais justement te raconter une de ces histoires qui a réussi à bien nous amuser et que, du coup, on s’est répétée le soir, autant qu’on pouvait. Y’a quand même du bon dans ces procès spectacles.

Un procès fameux, dans un quartier lointain mais qui a passionné toute la Ville. Et il l’aura bien fait gigoter, cette tumeur colossale, cette tripe obèse avachie sur sa montagne, confite dans son or !

Trois fois trois fois rien, au début : un pékin entend dans la rue un autre pékin promettre à son chien un biscuit s’il est sage dans le transport. Trempé de justice comme toi et moi on l’est d’eau après une averse, notre premier pékin, grand défenseur des droits universels, choisit alors de sacrifier du temps à la vérification de que le pauvre opprimaté à quatre pattes ne sera pas trompé, et qu’il aura bien ce que lui a promis son compagnon humain : il reste donc dans le transport, même après son arrêt. Encore un qui a du temps à perdre, et surtout pas besoin de trimer pour manger, penseras-tu : mais attends.

Comme le dernier des mouchards, notre pékin au cœur d’or (c’est le mot) suis donc le chien et son maître et là évidemment, l’humain ne donne pas son biscuit au pauvre toutou, qui a pourtant été sage, oui, plusieurs témoins le certifieront au tribunal, il a été sage, comme une image ! Pire, frangin, pire ! Le pauvre animal non-humain avait tellement souffert déjà, que pour lui c’était naturel, « intériorisé » comme ils disent : il n’a même pas osé réclamer sa récompense !

Alors là, bien sûr, tellement plein d’empathie qu’il en a presque chougné, mais surtout très conscient des droits de tout le monde partout et tout le temps, notre défenseur décide illico de prendre des contacts parmi les témoins de la terrible opprimation (témoins qu’il promet de payer bien sûr, non, pardon, d’ « indemniser », maître mot !), puis d’aller voir un avocat, pour rétablir la justice.

De quoi se mêle-t-il me diras-tu : mais du droit universel ! Car après tout, la promesse au chien était un contrat  : « si t’es sage t’auras un nonosse », c’est comme « si tu répares ma cuisine, je te paye » ! Parce que les chiens, tous les non-humains souffrent, on le sait, et donc il sont nos égaux, alors il faut respecter nos contrats avec eux, aussi. Grand principe ici, la souffrance qui anoblit !

Mais tu me diras qu’il peut pas porter plainte le caniche, et tu as raison. Mais beaucoup de fous ou de comateux peuvent pas vraiment non plus : alors c’est souvent leur famille qui s’en occupe mais, en fait, tout le monde peut les défendre, puisque le droit est universel. A Babel, n’importe quel pékin qui voit un type sans défense se faire emmerder, a le droit de porter plainte au nom de l’opprimaté. Oui, si je vois une brute tambarder un attardé, je peux illico me déclarer défenseur et allez poursuivre le bourreau au nom de la victime, et même sans lui dire pour empêcher qu’on la menace. Et je peux même le faire si j’ai juste entendu une insulte, une « violence verbale », et si elle est gratinée, pas besoin que la victime soit là pour l’entendre, qu’elle se soit faite insulter en face : ce qui compte, c’est sa dignité. (Y’a d’ailleurs des disputes cocasses quand on a plusieurs défenseurs pour la même victime et même pour la même violation de ses droits, mais c’est une autre histoire). Bref, pour les chiens, rien de différent : ils souffrent donc il faut les défendre, et comme ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes, hé bien n’importe qui le peut.

C’est beau et logique, alors, que demande le peuple ?

Et en plus, c’est gratuit ! Parce que les défenseurs des droits d’autrui, vois-tu, ne sont même pas payés ! Chapeaux les gars ! Ils sont juste indemnisés, pour leur temps perdu. C’est tout. Une indemnité… proportionnelle à ce que doit raquer le bourreau une fois condamné, pour, vois-tu, faire contribuer l’opprimaté « à hauteur de ses moyens » : pas du tout pour rémunérer le défenseur au résultat ! Je t’avais dit : « indemnité », maître mot !

C’est vrai beau.

Et vois-tu, notre défenseur du jour était vraiment très, très serviable, tout le temps, et donc très expert (on dira qu’à force de sauver les gens, il était devenu secouriste). Il ne faisait d’ailleurs que ça de sa vie, défendre les droits des autres, et même, dans son cas, les droits des bêtes seulement (pardon, des animaux non-humains) : alors heureusement qu’il les avait ses indemnités, sinon de quoi il vivrait ? La générosité, ça nourrit pas son homme ! Sauf à Babel : alors, vivent les indemnités !

Ils sont un essaim de plus en plus nombreux, à rôder dans les quartiers moyens pour « constater des violations des droits », et barboter le pauvre type qui fait le pas de travers au mauvais endroit, au mauvais moment (dans les quartiers moyens, parce que plus haut tout le monde est farci d’avocats, et plus bas les pénalités sont trop basses pour « couvrir les frais »).

Et autant te dire que le pauvre pékin qui a oublié de donner le susucre, ça lui a coûté cher. Grosse pénalité, et pas juste pour rupture de contrat, mais pour en plus atteinte à la dignité ! Parce que Babel sait bien qu’il a fait ça par préjugé, et que ça n’a rien à voir avec essayer de pas payer son plombier : et quand on combat un préjugé il faut taper encore plus fort, on est plus dans la réparation, on est dans la rééducation ! On lui a même enlevé son chien, comme on enlève un enfant à ses parents qui le tambardent, ou dans certains quartiers qui ne lui donnent pas de petit frère, et on l’a placé dans des refuges pour « animaux non-humains maltraités ». Je te parie un bras qu’ils doivent mettre des billets pour aider aux procès ces refuges, c’est comme ça, ici tout se tient et va dans le même sens.

Et puis côté réputation, vu comment l’histoire a émoustillé les journaleux, là aussi il a pris cher, et encore, heureusement qu’il a une chance d’être lavé par notre oubli, avec tous ces procès qui s’enchaînent et s’enchaînent. Mais en attendant, s’il a pas de réserves, un petit exil risque de s’imposer pour lui, parce que bonjour pour trouver du boulot quand y’a écrit « opprimateur » sur ta face. Même pas la faute des patrons : il suffit qu’un journaleux en rade passe devant chez vous et capte votre employé opprimateur pas oublié, et vous êtes bon pour un torrent de boue et de glaviots, qui attirera la meute de rats en recherche de procès que vous perdrez, parce que tout le monde vous hait !

Remarque bien le raffinement frangin, regarde ce que c’est, la civilisation : on n’attend plus un moment de faiblesse pour te dépouiller à coups de latte, on attend une erreur pour te détrousser à coup de procès. C’est moins violent, moins salissant, et puis ça génère tellement de boulot ! C’est ça le progrès : pour régler les problèmes, on passe des bagarres à un contre un aux procès à dix contre dix en moyenne, et encore, sans compter les arbitres, le personnel du tribunal, les journaleux qui blablatent, les intéressés extérieurs qui viennent miser leur billet, etcétéra : tellement de boulot à partir de rien, et pour la justice, si c’est pas tout beau !

Alors, tu comprends, le temps de finir, je suis de plus en plus discret, on ne sait jamais. C’est aussi pour ça qu’on ne dit rien sur ces pauvres choses qu’on va produire, dans cette usine de malheur, sur ces « non humains » : il suffit de lâcher la mauvaise pensée devant un indigné indemnisé, par exemple quand je te dis que c’est des « pauvres choses », et voilà le procès arrivé car après tout, eux aussi on le droit d’être défendus dans leur dignité, etcétéra.

D’ailleurs cet indigné pourrait être un mercenaire de l’usine, ou de qui sait qui d’autre ! C’est si commode, de pouvoir agir au nom d’êtres qui ne peuvent rien dire. De vrais béliers de siège, maniables, dociles, silencieux.

Mais enfin, comme disait maman, on peut rien y faire, alors mieux vaut en rire qu’en pleurer.

Et dans quelques mois, j’en aurai fini.

Lettre sur les ratios, et les prix culturels

Chère cousine,

Toi que divertissent au plus haut point les curiosités juridiques de Babel, j’ai pensé que la grande affaire du moment pouvait t’amuser.

Il y a un an et demi de cela, la presse traversait une disette des plus inhabituelles : sa débauche vitale de commentaires n’avait été alimentée, en près de trois mois, d’aucune nouveauté ; l’on n’avait plus connu cela de mémoire d’enfant. Aussi, le jour même où avait paru la série d’études à l’origine de ce dont je vais t’offrir de te divertir, et à peine perçue en elle une éventualité de comestibilité, les rédactions rameutèrent tous leurs limiers qui, errants jusque-là, désœuvrés, de casinos en cabarets, et rappelés soudainement tels des spectres ou des possédés, se ruèrent sur la nouvelle fraîche dans une curée infernale – avec au cœur la rage d’espoir qui saisit le naufragé à la vue d’un rivage. Etrangement, si ce « réveil du débat » obséda tout le monde à l’époque, au point que les premières semaines de l’affaire furent émaillées de débats consacrés à leur propre retour inespéré, ce facteur décisif du retentissement de ces enquêtes est désormais comme oublié.

Une fois les choses rentrées dans l’ordre et le centre de la scène cognitive babélienne reconquis par ses maîtres, l’on finit par s’attacher à la série d’études en question, fameuses depuis, et commandées pour mettre en relief l’inégale représentation, sur la scène culturelle, des différentes teintes de cheveux. A la suite de semaines entières secouées par cette unique ruée, un quartier de la Ville décida de mettre en place des ratios à respecter pour qui voudrait concourir à quelque prix culturel que ce fût – si du moins il était décerné à l’intérieur des limites de ce quartier.

Pris dans l’enthousiasme allègre fort naturel à tout commencement, l’on partagea simplement le monde en bruns, châtains, blonds et roux, et décréta que toute production, pour être récompensée, devrait avoir au moins vingt pour cent de ses personnages appartenant à chaque catégorie – les vingt pour cent restants demeurant à la libre disposition du créateur. On s’aperçut bien vite que l’on avait omis les cheveux blancs – ce qui, au vu du nombre et de la richesse qu’ils représentent, aurait pu terminer en de sanglants procès. Rectifier les parts à cinq ratios de 17,5%, auxquels s’ajoutaient 12,5% à la discrétion du créateur, fit déjà grincer les dents des catégories lésées, qui laissèrent entendre que certains ratios ne correspondaient pas à ceux observés dans la population réelle, qu’il s’agissait justement de représenter ; mais, chacun des lésés sachant pertinemment que le grand vainqueur aurait été le ratio des cheveux blancs, et personne n’ayant encore préparé en amont d’offensive médiatico-statistique, les choses en restèrent là.

Cependant, quelques mois plus tard, la première cérémonie de remise de prix « égalitaire » à peine terminée (elle était consacrée aux jeux dématérialisés), et les acteurs culturels s’étant groupés et organisés sur cette base si incongrue de la teinte de leur chevelure, les premières escarmouches éclatèrent, bien qu’au fond je crois que personne n’avait à y gagner : mais sur les champs de batailles, dans les bourses, sur les tribunaux ou dans les journaux, il semble que jamais l’homme ne pût résister à l’appât du combat – et tu sais combien ici l’on aime le combat indirect, peut-être veule, mais peut-être civilisé, par porte-monnaie, opinion publique ou tribunal interposés. Chaque faction suivit le même plan de bataille : d’une part, payer des experts et relayer des indignés pour fracturer les catégories adverses, au nom de la diversité qu’elles masqueraient violemment, sous leurs dénominations trop vastes pour avoir le moindre sens (les roux opprimant en les annexant, par exemple, les blonds vénitiens) ; d’autre part, diligenter force études visant à évaluer au plus haut son propre poids dans la population, afin d’augmenter son ratio. Cette double guerre de fragmentation des catégories et de répartition des ratios aboutit sur une paix qui n’était qu’une trêve : chaque année aurait lieu un recensement spécifique, chargé de déterminer à la fois les catégories et les ratios en vigueur pour tous les prix de l’année – le créateur voyant, quant à lui, sa part garantie à 3% : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui la « règle des 3% ».

Le recensement devant être effectué par un institut unique à la suite d’un appel d’offres fort lâche dans ses termes, je dois dire que, pour simplifier, l’on nage à ce sujet dans la pure corruption normalisée : les instituts arrosent les acteurs culturels pour obtenir le marché, puis le vainqueur du marché est arrosé par ces mêmes acteurs – groupés en factions-teintes de cheveux à l’existence et aux frontières labiles et négociables – pour obtenir le meilleur ratio possible ; l’on est plus proche d’une nouvelle sorte de jeu de mises que de toute considération morale – sans même parler d’art. Au moins, l’argent circule.

Pour te donner un exemple : la première année où s’appliquèrent ces nouvelles règles, il fallait que chaque production comptât parmi ses personnages (si, du moins, l’on souhaitait prétendre à un prix dans ce quartier), environ (c’est-à-dire, avec une marge de 0,5% en deçà et en sus de la norme, et exception faite des personnages inscrits aux 3% du créateur) 10,1% de chevelures noires, 6,1% de châtaines, 6,8% d’auburn, 8,8% de rousses, 5,9% de blondes vénitiennes, 6,8% de blondes, 12,8% de poivre-et-sel, de 35,9% de blanches, et enfin de 3,8% d’inexistantes – de chauves.

Tout se passa bien, pendant près de deux trimestres, même si l’on annonçait déjà une violente bataille lors du prochain recensement, tant pour la redéfinition des catégories qu’autour de la nouvelle répartition des ratios ; mais nous n’y arrivâmes même pas : à la suite d’une remise de prix pour enregistrements visuels publicitaires projetés sur écran public, l’un des acteurs apparaissant dans une « œuvre » éconduite porta réclamation, demandant vérification des ratios du lauréat. Etonné mais sûr de lui, le créateur gagnant fournit la liste de ses acteurs, leur classement par teinte, le compte final, et les ratios respectifs. Mais il avait oublié l’un des moteurs de l’innovation normative à Babel : la contestation des définitions ; car, avec une tranquillité et un aplomb marmoréens, le plaignant affirma que l’un des acteurs désignés comme auburn ne l’était pas : il était châtain, ce qui mettait l’œuvre hors des clous clairement spécifiés de la représentativité.

Immense embarras : dans l’enthousiasme du progrès, et malgré le formidable coup de semonce qu’avait été la guerre acharnée des ratios, l’on n’avait pas imaginé une contestation de ce genre – sauf parmi ceux qui y avaient intérêt : il semble bel et bien que seul ce dernier nous pousse au comble de notre lucidité. L’organisation du prix, penaude, serait d’ailleurs violemment conspuée pour avoir cédé à ce comble de l’arriération mentale qu’est la croyance en l’évidence des catégories – et, tu le comprends, elle paya d’autant plus cher cette illusion qu’elle la payait pour tout le monde, qui l’avait eue.

Nous en sommes donc là, à devoir décider comment certifier qu’un individu est auburn et non châtain – ou l’inverse, c’est selon. L’attrait intellectuel de cette affaire est qu’elle place Babel face à l’une des tâches qui lui sont le plus ardues, quand bien même elle doit si souvent s’y plier : assigner à un individu, explicitement et décidément, une catégorie.

Elle dispose dans ces cas-là de pas moins de trois réponses – si du moins j’en crois mes quelques années d’une observation désintéressée mais intriguée.

Soit, suivant sa foi en l’autodétermination de chacun, elle permet à tout individu de définir librement sa teinte de cheveux. Car, après tout, et comme le montre cette contestation : quoi de plus subjectif que la « teinte de cheveux » ? Mais, à terme, cela détruirait le système des ratios, chacun pouvant changer de catégorie jusqu’au jour des remises de prix, voire même s’en créer une ; et l’on a trop investi.

Soit, elle estimera qu’il s’agit d’une classification artificielle, imposée par la société : or, c’est précisément son regard qui importe, puisque c’est elle que l’on veut éduquer par l’œuvre égalitaire. On réalisera donc une vaste cartographie des perceptions afin de déterminer, chaque année, quelles teintes la société invente dans le continuum neutre de la couleur de nos cheveux, et à quelles parties précises du spectre ces teintes artificiellement découpées correspondent chacune : en attendant la guérison de ces préjugés, l’on pourra du moins s’assurer qu’aucun de ces groupes arbitraires n’est injustement traité. Nul doute que les instituts d’enquête pousseront dans ce sens.

Enfin, un laboratoire médical a rajouté son grain de sel en proposant une classification objective, neutre et scientifique – par la mesure de la concentration de phéomélanine et d’eumélanine (noire comme brune) dans le cheveu. D’après la rumeur, ils auraient récupéré cette idée d’un pays lointain, qui avait instauré il y a quelques décennies un régime de stricte hiérarchisation biologique : les manuels seraient ainsi déjà tout prêts pour la classification des cheveux – en attendant, qui sait, le reste.

De ces trois options philosophiques – nées de ce qu’à Babel, ce que l’on nomme « vérité » est tour à tour individuel, social ou scientifique –, la dynamique des intérêts élimine la première d’emblée ; il reste à voir si le laboratoire saura lever assez de fonds pour contrecarrer le poids des instituts d’enquête, déjà lancés dans une campagne médiatique effrénée.

Quant à moi, je suis on ne peut plus indifférente à cette querelle. Ici, la « culture » n’a rien de ce qu’elle est chez nous : il ne s’agit pas de s’élever, de cultiver son esprit et son caractère comme on peut le faire d’un chêne, des blés ou d’un enfant, ni de ressentir en son être les émotions, les déceptions, les rêves d’autrui, mais plutôt de se divertir, de « passer le temps » ; ainsi, la vertu ultime d’un « livre » est ici de simplement donner l’envie d’en tourner la page – là où les belles choses ne sauraient que nous faire regretter d’approcher du moment où il nous les faudra quitter. Pour ce qui est de la probable diffusion, à long terme, de la logique du ratio à toute la société, et en admettant qu’elle ait lieu de mon vivant – car, si le sens du courant est inflexible à Babel, les méandres sont, eux, imprévisibles –, j’avoue ne pas arriver non plus à m’y intéresser, car cette logique m’est également étrangère : je suppose que je m’adapterai, comme pour le reste. L’on s’adapte toujours.

Première lettre sur l’inclusion des vulnérables

Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels,

Je rappellerai tout d’abord brièvement mon ordre de mission : évaluer l’efficience de la gestion des vulnérabilités personnelles dans le système économique babélien – par « vulnérabilité », est entendue toute expérience engendrant, au moins dans un premier temps, une perte de sécurité pour l’individu : maladie, handicap, vieillesse ; mais aussi : addictions, chômage, illettrisme ; ou encore : deuil, séparation sentimentale, départ d’un enfant.

Cet ordre de mission s’inscrit dans le plan de productivité interministériel pluriannuel visant à réduire la capacité productive inemployée pour, à terme, être en mesure de faire travailler l’intégralité de la population non infantile.

Dans un premier temps, je me suis attaché aux vulnérabilités lourdes : maladie, handicap et vieillissement. La présente lettre se veut l’introduction de ce premier rapport, que vous trouverez ci-joint. Mon prochain rapport s’attachera aux vulnérabilités moyennes (par exemple : chômage ou illettrisme). Notez que cette typologie artificielle a surtout valeur de structuration de l’enquête : comme l’a démontré Babel, la vulnérabilité est en effet un continuum.

Dans le cas des vulnérabilités lourdes, la solution, essentiellement technomagique, est venue d’un laboratoire, qui en a naturellement retiré des profits exceptionnels. Ce laboratoire a conçu tout une gamme d’appareils visant à permettre l’inclusion économique : d’une part de ceux qui, vieillissement, maladie ou handicap, en sont empêchés physiquement ; d’autre part de ceux qui, principalement du fait d’un handicap mental, le sont cognitivement.

* * *

Dans le cas de ceux que nous nommerons désormais vulnérables lourds physiques, la solution est assez simple : un exosquelette, ou même une imposante machine, est connectée au cerveau du vulnérable via un réseau de capteurs spécialement enchantés, ce qui permet au vulnérable de travailler normalement en usant de la force mécanique appendicée à son cerveau. Cet appareillage permet par ailleurs une productivité accrue, en réduisant drastiquement la nécessité de pauses dans le travail, voire en la supprimant totalement : se fatiguant très peu grâce à son appendice mécanique, le vulnérable est de plus nourri et drainé directement par ce dernier, qui est relié à tous ses conduits (il s’agissait d’éviter la honte aux incontinents et à ceux incapables de manger proprement, dans un esprit de bienveillance : le gain de productivité fut une heureuse surprise). Suite au constat de ce gain de productivité et d’après nos informateurs, le laboratoire travaillerait désormais à l’extension de ces appareils à tous les travailleurs, afin d’améliorer leur expérience de travail par une multitude de fonctionnalités d’assistance, ainsi que leur productivité journalière.

Muni de ces appendices mécaniques, même un individu intégralement paralysé peut travailler tout aussi bien en bureau qu’à l’usine ou en serre de culture : il n’est plus exclu de l’économie. De plus, il sera le plus souvent affecté en priorité aux tâches pour lesquelles ces appendices mécaniques sont les plus utiles, voire nécessaires : or il se sentira d’autant plus valorisé qu’il sera utile voire nécessaire, augmentant ainsi son bien-être ; tandis que, du point de vue collectif, de nombreux secteurs qui connaissaient de lourdes difficultés de recrutement ont vu ces difficultés largement aplanies, pour le plus grand bénéfice de la collectivité : ces secteurs, notamment la construction, la sidérurgie ou encore les mines implantées à l’étranger, ont pu soit pourvoir des postes structurellement vacants, soit réduire leurs coûts en minorant leurs primes de risque. Ainsi, ont bénéficié de cette innovation tous les secteurs en demande d’emplois trop pénibles physiquement pour être pourvus par une main-d’œuvre non vulnérable (du moins, à prix équivalent). A terme, l’extension des appendices mécaniques aux non vulnérables permettra de réduire encore davantage les difficultés de recrutement et les coûts de primes de risque, et même d’abolir l’archaïque et inefficiente distinction économique entre vulnérables et non vulnérables.

La seule préoccupation tient à la sécurité des vulnérables opérant ces appendices mécaniques, et en particulier les exosquelettes : ces derniers ne sont en effet pas vraiment des protections, mais avant tout des extensions des capacités d’action. Aussi, certains arguent que, placés dans des conditions difficiles voire extrêmes (de température par exemple), et même assistés de ces exosquelettes, les vulnérables physiques lourds restent tout aussi fragiles qu’un non vulnérable dépourvu d’appendice (si ce n’est plus). Des études précisément chiffrées restent à effectuer mais, pour l’instant, il apparaît que le surcroît de risque pour le vulnérable est pour lui un inconvénient plus léger que celui de rester exclus de toute activité.

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Si l’inclusion des vulnérables lourds physiques a été permise par des appendices mécaniques qu’ils pilotent, celle des vulnérables lourds cognitifs est au contraire venue de machines chargées de les guider. Par l’implant de pierres alchimiques magnétisées, placées au bout de longues aiguilles que l’on insère dans le cortex du vulnérable, il est possible de contrôler à distance ses membres, lui donnant ainsi le bonheur d’accomplir des tâches dont jusque-là il se croyait incapable. Le contrôle est effectué par une machine actionnée par un esprit programmé, sous la supervision, bien entendu, d’un être humain (ou moins un pour trente vulnérables connectés). Cette inclusion permet de les employer à nombre de tâches simples où la main de l’homme est demandée, celle de la machine étant encore trop fruste (du moins, à prix équivalent) : opérations chirurgicales simples (surtout vétérinaires, mais aussi en médecine humaine), toilettage des cadavres, abattage des viandes délicates, prostitution non raffinée. Il est ainsi possible de ne pas sous-employer un chirurgien à recoudre quelques points, de massifier l’élevage sans avoir à former le nombre équivalent de vétérinaires, ou de pourvoir à meilleur prix les emplois pour lesquels les non vulnérables demandent des primes de coût psychologique (c’est notamment le cas du nettoyage de cadavres horriblement mutilés, de l’abattage à la chaîne ou encore de la prostitution). En effet, d’après toutes les études publiées sur le sujet, les vulnérables lourds cognitifs ne paient de leur côté aucun coût psychologique, et voient au contraire leur bien-être augmenter à la hauteur de leur inclusion au travail.

De plus, leurs casques de contrôle agissent également sur les zones cérébrales sécrétant des hormones agréables (notamment endorphine et dopamine) : en les stimulant adéquatement au travail, on s’assure que ce dernier fait le bonheur de ceux qui, jusque-là, en étaient exclus. Il va sans dire que des fonds importants ont déjà été investis par nombre de guildes en vue de l’élargissement prévisible de ce système de stimulation hormonale à tous les travailleurs, dont le bien-être comme la productivité s’en trouveront, en toute probabilité, très fortement augmentés.

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Enfin, concernant les deux types de vulnérabilités lourdes évoquées, il reste un bénéfice fondamental à présenter. En plus d’augmenter à la fois le bonheur des vulnérables lourds, désormais inclus, et la productivité globale de la collectivité, l’inclusion de tous dans le travail a rendu non nécessaires tous les systèmes d’indemnisation construits, dans nombre de quartiers, pour ceux que la fatalité biologique avait privés de leur droit au travail. La situation varie selon les quartiers, mais la tendance générale est à la réduction de ces aides, à mesure que le travail devient accessible à tous : et les tribunaux ont uniment autorisé cette évolution, au motif indubitable, dans ces nouvelles conditions, les droits des vulnérables lourds sont mieux garantis qu’auparavant, puisqu’ils ont gagné leur droit au travail que les aides ne faisaient que pauvrement compenser, et qu’ils ont également amélioré le respect de leur droit à ne pas être traités inégalement des autres.

Nul ne doute qu’à terme, plus aucun système d’indemnités indexé sur la vulnérabilité ne subsistera, du handicap au deuil : comme le montreront mes deux prochains rapports, des solutions privilégiant le droit au travail et l’inclusion sur l’indemnisation sont en effet en développement pour tous les types de vulnérabilités.

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Vous trouverez ci-joint le rapport que je viens de vous présenter, intitulé « Inclusion économique des vulnérables lourds, bien-être individuel et productivité sociale : le système babélien ».

Le prochain vous sera bien adressé à la date prévue, dans trois mois.

Veuillez agréer, Madame la ministre, Mesdames et Messieurs les administrateurs ministériels, l’expression de mon total dévouement.

Lettre sur l’indemnisation des idiots

Pardon d’attaquer ainsi de but en blanc, mais : je ne me supporte plus.

On n’a pas l’idée d’être aussi idiot.

Sans cesse, je me le répète, d’être attentif, d’utiliser ne serait-ce qu’un minimum ma pauvre paire de neurones. Et dans cette ville capharnaüm, dans cet embrouillamini de quartiers, de murs, de transports roulants, glissants et volants, dans ce fouillis de normes emmêlé comme un roncier jailli tout droit d’un conte de fées, la distraction, la flânerie, la rêverie, cela ne pardonne pas. Ce n’est pas faute d’en avoir déjà perdues par dizaines, des journées passées à rattraper mes oublis idiots de tel ou tel formulaire !

Je devais rendre visite à un ami, quelques étages au-dessus de chez moi, un quart de tour de Ville à l’est. Or, sur la route, un enchevêtrement, assez singulier si bas, de quartiers huppés, aux frontières par conséquent très contrôlées ; en particulier, ils appliquent des règles médicales assez drastiques et, cerise sur le gâteau, notablement différentes d’un quartier à l’autre. Mais, plutôt que d’avoir foi en l’omnipotente force d’oubli de ma sainte tête-en-l’air et d’opter sagement pour un détour, je choisis de traverser ce maquis de normes.

Pour simplifier, il est fréquent que des quartiers particulièrement bien dotés exigent des non-résidents la prise de traitements préventifs contre certaines maladies afin que, si l’hôte ou même le simple transhumant venait à contracter l’une d’elles, et que celle-ci se manifestait pendant son séjour dans le quartier en question, le malade n’aille pas encombrer les services de santé du quartier – le traitement limitant suffisamment la violence des symptômes pour lui permettre de ne pas être en danger, au moins le temps qu’il soit évacué. Naturellement, ce système est avant tout utilisé dans les (très) beaux quartiers qui sont soit en contact avec un voisinage moins enrichi et donc moins aseptisé, soit, comme c’était le cas hier, placés sur de grandes voies de communication dont, s’ils entendent bien en tirer profit par le péage, ils ne désirent pas recevoir des malades de hasard en suffisamment mauvais état pour qu’ils soient obligés de les traiter – en vertu du « droit universel à la vie et à la santé », strictement reconnu et défendu par les tribunaux fédéraux. Certaines mauvaises langues prétendent toutefois que, dans le cas des secteurs inquiets de leur voisinage moins propret, l’avalanche de prérequis médicaux servirait avant tout à dissuader les indésirables à qui viendrait l’envie de se promener sur leurs belles allées ; et que, pour ce qui des quartiers ponctionnant les usagers d’un axe logistique fréquenté, il s’agirait surtout, par l’opportune propriété des traitements exigés, d’obtenir un profit supplémentaire et déguisé. Quoiqu’il en soit, ces esprit chagrins et soupçonneux ne sauraient contester que ce système, certes déjà ancien, est fort bien rodé : profusion de dépliants explicatifs gracieusement offerts, gélules fournies avec le billet de transport, prise de sang et analyse instantanée aux frontières du quartier – gratuite, qui plus est, ou du moins incluse dans le prix du billet.

Or, bien évidemment, il a fallu que le billet avec une gélule manquante tombât sur moi qui, bien entendu, ne vérifiai pas. Après déjà quatre heures de route et trois limites interquartiers franchies, je me donc retrouvai bloqué, contraint d’acheter la gélule demandée – vendue à prix d’or à cet endroit – et d’attendre une heure qu’elle fût décelable dans mon sang, avant de pouvoir, enfin, rentrer dans l’avant-dernier quartier que j’avais à traverser – non sans m’être acquitté, toutefois, du prix de mon second test sanguin.

Je passai la porte d’enceinte, et me dirigeait indolemment vers la station de train aérien, l’esprit vide. Une fois assis, je finis par ne plus pouvoir éviter de repenser aux profondeurs de ma stupidité ; et je serrai les dents de frustration, de cette frustration si courante ici du temps perdu pour rien – ce temps si précieux, si coûteux dans cette Ville qui ne cesse de nous le ravir à grands coups d’embouteillages, de files d’attente et de paperasse. Jamais je n’ai autant calculé, optimisé mon emploi du temps que depuis que je vis ici ; et jamais je n’avais moins eu le temps, pour quoi que ce soit.

Un peu par sarcasme vengeur, un peu par énervement contre moi-même, je finis par me dire que, idiot comme j’étais, j’atteignais le handicap : où était mon indemnité ? Et où étaient les dispositifs adaptés de rappel pour gens distraits, comme il y a des rampes pour les fauteuils roulants ? Non pas que je prétende ma sottise équivalente à deux jambes perdues ou inutilisables mais, honnêtement : préfères-tu être parfaitement voyant et bête à manger du foin, ou intelligent avec un œil en moins ?

Au point de vue de la justice, de l’universalité des droits et de l’égalité de tous les humains, ne devrions-nous pas être tous également intelligents ? Qu’ai-je fait, avant même ma naissance, pour mériter cette tête bancale et percée ? Depuis petit, j’accumule bourdes et oublis ; et qui nierait que l’on peut perdre à peu près tout par étourderie ? Or, n’est-ce pas l’âme de Babel, sa raison d’être, sa mission, que de corriger les injustices naturelles, de les compenser par sa richesse et sa générosité ? On a bien fait des études évaluant scientifiquement l’impact de la beauté sur la réussite professionnelle : élargissons le champ, et évaluons, mesurons, chiffrons le poids de toutes ces iniquités injustes, qui meurtrissent l’échine innocente de tous ceux qu’a frappés l’arbitraire chromosomique : les laids, les gauches, les trop petits, les trop grands, les mal proportionnés, les asymétriques, les oublieux et les idiots, les lents d’esprits, les bafouilleurs ; car en quoi ces infirmités aux conséquences mesurables, et par conséquent prouvables, différent-elles essentiellement de la surdité ou de la cécité ? Sans doute sont-elles, je l’accorde, moins graves ; mais alors, si nous avons certes droit à moins, nous n’avons nullement droit à Rien.

Amusé désormais, mais non sans une arrière-note de sérieux qui allait croissant, je me mis à étendre en esprit toutes les dispositions existant dans mon quartier en faveur des handicapés déjà reconnus, afin d’inclure ceux dont l’expérience souffrante n’avaient pas encore été reconnue par le droit. D’ailleurs, la frontière stricte que trace notre définition verticale et rigide du concept de « handicap » n’est-elle pas une de ces limites arbitraires, héritées du passé, dont nous ne nous sommes pas encore libérés ? A cette binarité qui sépare violemment valides et handicapés, ne conviendrait-il pas de substituer une vision en archipel, en constellations multiples et plurielles de situations individuelles à évaluer au cas par cas, afin de reconnaître et de mesurer le handicap de chacun ? Ainsi seulement pourra-t-on aménager et indemniser tout un chacun à la juste mesure de ce dont la Nature l’a indûment privé, afin de corriger ces milliers, ces millions, ces milliards d’injustices naturelles infligées au hasard, dès le berceau. Nous devrions tous commencer notre vie dans les mêmes conditions ; or, la Nature étant injuste, ce n’est pas le cas ; donc, il appartient à Babel de corriger cette inégalité des chances – elle y est d’autant plus tenue que, au fond, c’est elle, qui, en inventant une norme soi-disant « naturelle » de ce qu’il faudrait être, ou du moins en ne nous ayant pas encore libérés de ce stéréotype hérité du passé, nous inflige à tous une sensation de manque, d’incomplétude, d’infériorité, une douleur de ne pas être cet idéal fantasmé et inaccessible – une douleur qui n’a pas lieu d’être.

Descendant du train et me dirigeant vers le dernier point de contrôle que j’aurais à franchir, je dus m’arracher à mes envolées pour me concentrer un tant soit peu sur mes difficiles déplacements au sein d’une foule nombreuse et pressée, tout en passant nerveusement en revue les gélules que j’avais ingérées : cette fois, il n’en manqua pas. L’enceinte franchie, je me demandai à quoi je pensai, avant cet interlude médico-administratif ; et je restai quelques secondes incrédule, une fois que je me fus souvenu de ma petite indignation ; enfin, devant la stupidité de pensées d’abord plaisantines, mais dont je dus bien m’admettre à moi-même qu’elles avaient fini par me convaincre, je me fendis d’un sourire solitaire. C’est qu’il est si facile de ne pas voir le problème là où il est, et plus facile encore de se l’ôter des mains pour l’afficher au tableau sans fin des injustices subies sans recours ; alors, dans le brouillage des limites, dans le tourbillon de la lutte pour le statut d’injustement lésé, l’on finit par en oublier les malchanceux taiseux – car ce n’est pas tant la douleur qui, à Babel, confère considération et honneur ; mais bien plutôt le cri de celui qui dit souffrir, et sait se faire entendre. Mais, plus grave – je dirais même criminel –, par cette course rémunérée à la pose, l’on prive l’Homme de la seule chance qui lui est offerte d’échapper à tel ou tel manque, à cette chose dont la matière ne l’aurait pas doté, à ces forces dont son esprit ou son cœur serait dépourvu : on le prive de l’affrontement du destin avec les armes qu’il a et, parmi elles, on le prive par-dessus tout de ce qui fait sa grandeur, en portant au plus haut cet élan vital qui, partout dans l’Univers, lutte contre la chute inéluctable de tout, dans le froid éternel ; ce nœud de la valeur de tout être, la volonté.

Comme tu l’auras senti, cette lettre m’aura permis d’évacuer toutes ces choses qui me remuèrent l’esprit et, un peu, les tripes, lors de cette heure où je passai de la frustration à l’enthousiasme revendicatif et niais, avant de connaître une émotion étonnante car plus souvent invoquée que vécue, et si rare dans ce maelström fourmillant, qui sépare d’autant plus les hommes qu’il les prétend – et, peu à peu, les rend – tous équivalents : ce sentiment que, tous, ils sont mes semblables.

Porte-toi bien, et embrasse tout le monde pour moi.

Lettre sur le harcèlement contractualisé

Laissez-moi rentrer maman.

Jamais je ne me suis plainte de l’exil, des longues heures cloîtrées, de la solitude. J’ai tout enduré, convaincue et reconnaissante de la chance que vous m’offrez en me permettant de faire ma médecine ici, plutôt que chez nous.

Mais vous m’avez vous-mêmes appris qu’il y a des limites. Or cette simple vérité, ici c’est comme si leur langue même interdisait de le penser.

Je ne vous ai jamais parlé des horreurs que l’on fait à Babel par divertissement, dans les bas-fonds, et parfois jusque dans des bulles de cruauté que l’on crée dans les quartiers huppés, toujours pour s’amuser. Je me disais que chaque monde a ses laideurs. Seulement, ici, pour eux, au fond, il n’y a ni beau ni laid. Et il s’agit désormais de mes propres condisciples, de ma propre école.

Comme partout, et même si ces choses-là sont censées s’arrêter avec l’âge adulte (auquel beaucoup n’arrivent donc jamais), il se forme entre nos murs des meutes de hyènes ricanantes, qui s’amusent en pourchassant un solitaire : toujours un être fragile, bien entendu. Le mois dernier, un niveau a été franchi dans la perfidie. La victime avait pour faille un père déclassé, boulanger dépouillé de son commerce par un contrat piégé de crédit, et depuis enlisé dans les expédients et l’oisiveté (c’était la mère, assez haut placée depuis quelques années, qui payait les études). Va savoir pourquoi mais, s’il est ici positivement défendu de railler nombre d’infortunes, de tares et de manquements, il ne l’est pas de retourner en riant le couteau dans la plaie d’un père pauvre à la dérive, pourtant banal habitant victime d’une banale arnaque. A force de moqueries roulant sur cette plaie encore ouverte, le pire arriva : le fils sauta par la fenêtre d’un couloir, s’écrasant au sol trois niveaux plus bas (je parle de ces niveaux de la Ville qui s’enroulent lentement autour du piton sur lequel elle est construite, pas de simples étages d’un bâtiment : sa chute a dû atteindre les deux ou trois cents mètres…)

Très embarrassé, et surtout terrifié à l’idée de voir un jour un rejeton autrement apparenté suivre l’exemple de son prédécesseur heureusement plutôt mal né, le directeur a donc décidé d’un plan d’action vigoureux et, surtout (maître-mot à Babel) : « novateur ».

Une guilde a en effet récemment vu le jour qui fournit un service visant justement à éviter les harcèlements dans divers collectifs plus ou moins clos : écoles, universités, ateliers, etc. La « méthode novatrice » est simple : fournir des employés qui s’intégreront au groupe, précisément pour être harcelés eux : comme ça, aucun membre réel du groupe ne le sera. Et il semblerait que cela soit efficace, du moins à court et moyen terme : au-delà, il est encore trop tôt pour le dire.

Je ne te mens pas.

Des souffre-douleurs tarifés et homologués, oui, homologués ! à la taille bien basse, au physique bien disgracieux et fluet ! à l’habitude de tout subir !

Mais ils sont, autre maître-mot ici, « consentants ». Parce que dans leur misère, ils consentent à être maltraités, pour être moins miséreux, eux, et leurs familles peut-être…

C’est atroce maman. Ils se laissent faire. Ils sont deux, deux souffre-douleurs pour deux cents personnes… Au moins tout le monde ne participe pas. Mais de plus en plus de monde participe, puisque désormais c’est permis et que, surtout, ils l’ont voulu. Pire, en les maltraitant on leur donne du travail, on assure leur subsistance : on leur « rend service ».

Ils leur font tout, et ils se laissent faire, et même ils pleurent et ils supplient quand on le leur demande. Le visage en sang, ils versent des larmes tarifées qui dessinent deux rivières boueuses sur leur face couverte de poussière, et au milieu il leur dégouline de la morve et de la bave en torrent, mélangé au reste ça forme des grumeaux sur leurs lèvres et leur menton… et ces regards vides, vidés de tout, sans même une trace d’envie de vengeance. Et il y a un contrat pour ça, signé par ceux à qui vous donnez tant d’argent ! Pour que je devienne médecin ! Médecin, pas tortionnaire ! Et tu les verrais tous, ils sont hideux ! Tous lâches en plus, toujours à suivre en petits rangs leur grand chef, un crétin absolu, papa est très riche et peut-être intelligent, mais lui bête à manger du foin, ou plutôt, bête et méchant à faire manger du foin aux autres, pour « s’amuser ». Toujours à cracher bruyamment par terre, à être insolent avec les enseignants et méprisant avec nous, pour se prendre pour un dur alors qu’il est juste trop fainéant pour bien se tenir, et trop rentable par son père pour être viré. Sa façon de se rebeller c’est de mal se comporter, de se laisser aller, de ne pas faire d’efforts : tu parles d’un aventurier ! Et toute sa petite cour qui le vénère ! Et toi qui m’avais suggéré de chercher un… tu les verrais !

J’ai essayé de les arrêter, de leur dire que tout simplement, c’était mal ! Ils m’ont regardée comme une folle, et m’ont traitée d’attardée, de rabat-joie, de coincée, de « née-vieille », ils m’ont reproché mes préjugés, mon archaïsme, et même mon « mépris pour le travail des autres » ! Et quand je leur ai dit que c’était juste indigne, ils se sont mis à aboyer : « Qui es-tu pour dire que ce qu’ils font, que leur travail est indigne ! En plus ils empêchent du mal, de la souffrance pour des plus fragiles, parce que eux ils savent la supporter. C’est comme un boulanger : il te vend son pain parce que lui il sait le faire, et toi non. C’est comme ça qu’on progresse à Babel, qu’on s’éloigne du monde d’hier, des préjugés, de l’archaïsme : on se spécialise pour être performants. Sinon, on retourne en arrière à l’âge de pierre. »

Et pire encore, maman : ces pauvres choses elles-mêmes sont venues me demander de les « laisser travailler ». Elles étaient outrées, pleines d’aigreur, mais à mon égard ! Elles m’ont reproché de juger leur travail, de les mépriser, depuis mon « confort de privilégiée »… « Aucun choix n’est indigne, et on choisit ce qu’on peut nous, on n’a pas votre chance, alors vous n’avez pas le droit de dire que notre choix est indigne ! »

C’est comme si dans leur esprit, jusque dans leur langue, le problème n’existait tout simplement pas : contrat égale consentement, consentement égale liberté, liberté égale dignité. Si une personne a signé elle est d’accord, et chacun fait ce qu’il veut.

Ils sont fous, maman.

Non, je ne ferai pas comme eux. Ils ne sont pas fous : ils ne sont juste pas comme nous.

Je veux rentrer à la maison.